Aujourd’hui, je vous emmène au Canada, pour un dépaysement total et une plongée dans une autre époque, avec ce roman qui m’a été vivement conseillé par la bibliothécaire :
Ce que j’en pense :
Le récit s’ouvre sur une scène particulièrement intense, où une jeune femme est victime de l’attaque d’un ours, et tous deux plongent dans l’eau glacée… Ensuite, les récits vont s’entrecroiser, pour remonter dans le passé, le présent des personnages.
On fait la connaissance d’Hannah, qui vient de trouver devant sa porte la photo d’une jeune femme en kimono, qui n’est autre que sa mère. Comment cette photo a-t-elle bien pu arriver devant chez elle, une maison où elle vit recluse depuis des années ? Cela va faire remonter des souvenirs et nous permettre de connaître son histoire.
Hannah est la fille de Aïka, qui a quitté son Japon natal pour aller épouser un homme en Colombie Britannique, dont elle n’a vu que la photographie. Mais son père ayant perdu beaucoup au jeu, il s’agit de sauver l’honneur perdu et il sera impossible à Aïka de trouver un mari. Elle fait partie de ce que l’on appelle les « Picture Bride » jeunes filles immigrées pour se marier.
Après une traversée difficile, où elle fait la connaissance d’autres jeunes femmes comme elles, elle rencontre enfin son époux, mais on est loin de l’homme jeune et riche : la photo date de quinze ans, et Kuma est pauvre… ils auront un enfant Hannah…
On fait également la connaissance de Jack, dont on apprendra qu’après le décès de sa mère, son père a épousé Elle, une amérindienne, plus exactement une Gitga’at qui l’a élevé ainsi que son petit frère Mark. Jack est un « Creekwalker, il recense les saumons que la surpêche a mis en danger et parcours ainsi forêts, rivières, avec des rencontres souvent agressives.
Marie Charrel nous fait vivre des années 1920, avec l’arrivée de Aïka, première génération de Japonaises arrivant en Colombie Britannique, qu’on appelle les Isseï, la discrimination qui les a accueillies, alors que tous se faisaient discrets, et travaillaient dur, relégués le plus loin possible. Puis la deuxième génération avec Hannah, qu’on appellera les Niseï, pour lesquels ce ne sera pas facile non plus, car la seconde guerre mondiale et Pearl Harbor font encore monter d’un cran (voire plusieurs) l’hostilité envers les « sales jaunes » comme les Blancs les surnomment.
De son côté, Jack subi la même discrimination, car sa belle-mère est amérindienne, et son petit frère Mark va être enlevé pour être confié à un orphelinat pour les christianiser, et où la maltraitance va le traumatiser à vie.
L’auteure nous entraîne dans un univers passionnant, avec un hymne à la Nature sauvage, les mythes et légendes, qu’elles soient japonaises comme les histoires que racontait le père d’Hannah ou les contes et croyances amérindiens Tsimshian notamment le Moksgm’ol, l’ours esprit qui est en fait un ours qui est blanc car il est porteur d’un gène rare, ce qui fait douter de son existence.
J’ai failli oublier : le titre est magique, les Mangeurs de nuit désigne en fait des grosses lucioles, qui éclairent l’obscurité de la nuit.
Je connaissais un peu l’histoire de ces jeunes Japonaises arrivées en Amérique du Nord : au Canada mais aussi aux USA, mais je n’avais jamais abordé la deuxième génération et connaissant la discrimination et le rejet de toutes les communautés par les Blancs, cela ne surprend guère : après avoir exterminé les Amérindiens pour prendre leurs terres, toutes les personnes différentes d’eux ne pouvaient qu’être soumises à représailles.
J’ai vraiment adoré ce roman, l’écriture splendide de Marie Charrel, les termes parfois obscurs qu’elle utilise pour décrire cette nature sauvage, même si parfois les allers et retours à différents époques peuvent désorienter un peu, cela ajoute à la magie du récit. J’aime ce genre de récit qui allie la petite et la grande histoire, les mythes et légendes, la sagesse des autres cultures.
Je remercie infiniment l’équipe de la médiathèque car, si je n’avais pas aperçu ce roman en exposition, je n’aurais peut-être pas été tentée de le découvrir… maintenant que ma curiosité est éveillée, je me laisserais bien tenter par son roman précédent « Les danseurs de l’aube ».
Bref, vous l’aurez compris, il faut se précipiter sur ce roman !
L’auteure :
Marie Charrel est journaliste au Monde. « Les Mangeurs de nuit » signe son retour sur la scène littéraire après le remarqué « Les danseurs de l’aube ».
Extraits :
L’étendue de tout ce qu’elle ignore du monde en général et des hommes en particulier la terrorise. Elle n’est soudain plus tellement pressée de débarquer. Affronter ce nouveau pays seule lui semble inimaginable. Quelle folie a-t-elle commise en acceptant cette demande en mariage ?
A Vancouver, à Toronto, les citadins pensent que l’agitation est synonyme de vie alors ils courent, hurlent ; ils confondent la fin et les moyens. Convaincus que le mouvement est fertile, ils se perdent dans leur cavalcade insensée. Ils ont oublié l’harmonie. Celle que Jack recherche chaque fois qu’il remonte un ruisseau ou s’installe sur la rive en compagnie de ses chiens.
Un matin de pluie fine, Jack s’était levé et avait observé le ciel. Des nuages bas formaient une chape grise et opaque. Le vent d’est charriait des effluves d’algues pourrissant sur la batture. Il comprenait, enfin : l’obscurité ne tuait pas la lumière. Elle la révélait. Les souffrances et les deuils, les blessures que lui infligerait la vie, ses propres faiblesse et échecs ne rendraient que plus intense et précieuses l’étincelle qui brûlait en lui.
Là, dans ces quelques rues, les Issei se sentent bien. Ils sont chez eux. Vu de l’extérieur, Powell Street a tout d’un ghetto marmiteux, mais peu importe : ils prennent soin les uns des autres. La solidarité compense les désagréments matériels et le manque de tout. Malgré le déracinement dont ils souffrent, les Issei redoublent d’efforts pour s’intégrer… Vancouver dans les années 1930
Jack n’avait jamais entendu parler de ces pensionnats où l’on internait les jeunes autochtones pour en faire de bons chrétiens. Dans ces écoles qui n’en étaient pas vraiment, le gouvernement prétendait favoriser leur assimilation. Mauvais traitements, solitude, faim.
Les pensionnaires étaient soumis à une discipline de fer. On leur inculquait une nouvelle langue et la religion chrétienne, on dénigrait leur culture, on les humiliait. On les battait. Beaucoup en mouraient. Ceux qui en revenaient étaient marqués à vie. Ravagés.
Le jeune Jack se heurtait pour la première fois à la brutalité du monde. Certains hommes ont le cœur souillé, ils fracassent le bonheur des innocents et s’en retournent sans un mot, laissant derrière eux pleurs et désolation. Il ne savait que faire d’une pareille découverte.
Toutes les Japonaises rêvent de mettre au monde un héritier afin de transmettre le nom de famille paternel, preuve du respect témoigné à la mémoire des ancêtres. La naissance d’une fille est un échec. Hannah ne se fait aucune illusion : sa mère aimera son petit frère bien plus qu’elle.
Regarde les oiseaux, les arbres, les insectes, la pluie, la beauté de chaque chose. La Lune se couchant sur l’océan. Écoute le chant de la cascade offrant sa fraîcheur à la nuit. Savoure les premières baies du printemps, et dis-toi que ton père est en chacune de ces choses. Il te manquera toujours autant, mais ton cœur sera rempli par la chaleur de son souvenir.