« Le Mois de l’Europe de l’Est » : le bilan 2022

Mars vient de se terminer, alors je quitte à regret ce challenge…

Depuis quelques mois, c’est un peu dur, côté motivation et concentration, mais ce challenge m’a reboostée un peu car j’aime bien lire les chroniques des autres blogueurs et blogueuses et découvrir de nouveaux auteurs.

J’avais un programme bien fourni mais je m’en suis quelque peu écartée, la guerre en Ukraine m’a détournée pour cette année de mes auteurs russes préférés, mais ce n’est que partie remise.

J’ai continué à explorer deux auteurs polonais que j’ai découvert l’an dernier, et j’ai abordé deux auteurs qui me tentaient depuis pas mal de temps, en passant par deux découvertes :

J’ai donc lu 6 livres :

POLOGNE :

Martyna BURNDA :  Les cœurs endurcis

Wojciech CHMIELARZ : La ferme aux poupées

Olga TORCACZUK : Sous les ossements des morts

UKRAINE

Andreï KOURKOV : Le pingouin

CROATIE

Ante TOMIC : Miracle de la Combe aux Aspics

BIÉLORUSSIE

Svetlana ALEXIEVITCH :  La supplication

Je suis déjà dans les starting-blocks pour 2023, car je vais continuer à explorer l’univers de mes deux auteures qui ont reçu le prix Nobel de littérature : Olga Tocarczuk et Svetlana Alexievitch et tenter de découvrir des auteurs d’autres pays car chaque année, en mars, ma PAL s’alourdit encore plus que d’habitude et, c’est promis, ce sera le grand retour de mon ami Fiodor Dostoïevski

« La supplication » de Svetlana Alexievitch

Sous-titre: Tchernobyl : chronique du monde après l’apocalypse

Je vous parle aujourd’hui d’un livre qui trônait depuis des lustres dans ma PAL, que je m’étais enfin décidée à lire, mais ce ne fut pas simple : alors qu’il était disponible à la bibliothèque, lorsque je suis allée le chercher, il avait mystérieusement disparu : tombé quelque part, pas rendu… Alors pas d’hésitation, j’ai foncé sur une version électronique :

Résumé de l’éditeur :

« Des bribes de conversations me reviennent en mémoire… Quelqu’un m’exhorte : – Vous ne devez pas oublier que ce n’est plus votre mari, l’homme aimé qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination. Vous n’êtes pas suicidaire. Prenez-vous en main !  » Tchernobyl. Ce mot évoque dorénavant une catastrophe écologique majeure. Mais que savons-nous du drame humain, quotidien, qui a suivi l’explosion de la centrale ? Svetlana Alexievitch nous fait entrevoir un monde bouleversant celui des survivants, à qui elle cède la parole.


Des témoignages qui nous font découvrir un univers terrifiant. L’événement prend alors une tout autre dimension. Pour la première fois, écoutons les voix suppliciées de Tchernobyl.

Ce que j’en pense :

Le récit s’ouvre sur le témoignage d’Elena, la femme d’un pilote, dont elle raconte la longue agonie, le transfert vers Moscou, sans vraiment prévenir l’entourage, pour éviter les pleurs, la révolte, le corps qui se désagrège sous l’effet des radiations. Elle est enceinte à ce moment-là et personne n’a pris de précautions, elle l’avait caché pour pouvoir veiller sur son époux. A vingt-cinq ans, à peine, elle va tout perdre.

Pour raconter Tchernobyl, Svetlana Alexievitch a décidé de ne pas raconter l’évènement mais de donner la parole à des témoins : des familles, des liquidateurs, des médecins, physiciens, pompiers, pilotes d’hélicoptères, soldats, enseignants, des gens qui vivaient à côté et de la centrale et qui ont tout perdu et auxquels on n’a rien expliqué. Expliquer, poser des questions, c’était agir contre l’URSS, de la désinformation ou de l’espionnage au profit de l’Occident.

Certains étaient d’ailleurs persuadés qu’il ne n’était rien passé, ou encore, qu’il s’agissait d’un sabotage d’une personne travaillant à la centrale voire de la CIA ou autre… Les détecteurs de radiations, quand il y en avait suffisamment, s’affolaient alors on les mettait de côté.

On est frappé par la manière dont les choses ont été gérées par les autorités : il ne s’était rien passé, du moins rien de grave. Les personnes habitant le village ont été emmenées ailleurs, sommées de laisser tout sur place, mais la radiation ne s’est pas arrêtée à quelques km autour de la centrale. Il fallait retourner la terre, enterrer, ce qui pouvait l’être et… recommencer le lendemain, car les surfaces restaient radioactives. Puis on finit par creuser des trous de plus de cinq mètres pour y enterrer les arbres et les maisons entières.

La catastrophe a eu lieu le 26 avril, et il fallait absolument que le défilé du premier mai ait lieu avec la liesse et faste habituels de même que l’armistice qui est fêté le 9 mai…

Les « volontaires » étaient des conscrits qu’on allait chercher, en les menaçant d’exécution s’ils n’obéissaient pas. On envoyait les physiciens manier la pelle, enterrer tout ce qui pouvait l’être et pour finir, ils devaient aller « nettoyer le toit » : le béton puis le bitume fondaient et ils devaient marcher dessus, emmagasinant encore davantage de radiations.

Notre régiment fut réveillé par le signal d’alarme. On ne nous annonça notre destination qu’à la gare de Biélorussie, à Moscou. Un gars protesta – je crois qu’il venait de Leningrad. On le menaça de cour martiale. Le commandant lui dit, devant les compagnies rassemblées : « Tu iras en prison ou seras fusillé. »

Jeter les légumes, le lait, car les vaches paissaient dans l’herbe contaminée, puis trafic, comment expliquer que les légumes étaient contaminés alors qu’ils étaient si beaux ? Certes, les feuilles de radis ressemblaient à des feuilles de betteraves mais…

Puis sont apparues les malformations chez les animaux, chez les bébés, qui mourraient la plupart du temps, puis plus tard, leucémies, dysfonctionnement de la thyroïde… A ce propos, il y avait bien des pastilles d’iode disponibles, mais elles étaient réservées à une éventuelle guerre nucléaire. On n’avait jamais évoqué la possibilité d’un problème nucléaire lié à une centrale.

L’auteure cite également des réflexions plus générales des témoins sur la vérité, le silence la vie, la mort, etc. Ce qui m’a frappé, c’est le côté fataliste des Russes, de l’homme soviétique, et son patriotisme, son besoin de croire à un destin, à se sacrifier pour son pays.

Nous sommes tous des fatalistes. Nous n’entreprenons rien parce que nous croyons que rien ne peut changer. Notre histoire ? Chaque génération a vécu une guerre… Comment pourrions-nous être différents ? Nous sommes des fatalistes.

Cet essai est remarquable, tout est dit, jamais Svetlana Alexievitch ne se risque à une interprétation, elle note au fur et à mesure les mots de ces témoins qui ont bien voulu venir parler avec elle, parfois seul, d’autres fois à plusieurs tel ce qu’elle appelle le chœur des soldats : liquidateurs, conducteurs pilotes d’hélicoptère, miliciens…et c’est parfois glaçant.

C’est le premier livre de Svetlana Alexievitch , qui a reçu le prix Nobel de Littérature en 2015 que je lis, car je l’avoue, je procrastinais jusqu’à présent, mais l’heure était venue, d’autant plus que Tchernobyl est revenue en fanfare dans l’actualité avec la guerre en Ukraine. De plus, j’ai énormément apprécié la série télévisée « Chernobyl » il y a quelques mois, toutes les planètes étaient donc alignées !

J’espère que ma chronique n’est pas trop dithyrambique, car j’aime un livre, j’ai tendance à devenir intarissable…

Cette lecture vient donc clore, de manière magistrale, ma participation au Challenge « Le mois de l’Europe de l’Est » pour 2022, challenge qui m’a permis cette année encore de faire de belles découvertes ou de retrouver certaines plumes que j’aime.

Petit aparté : Je me rappelle très bien la rage qui m’a envahie lors de la catastrophe de Tchernobyl, devant ce nuage radioactif qui avait respecté les frontières naturelles de la France, grâce à un anticyclone magique qui en fait, comme on l’a su plus tard n’était pas du tout au-dessus de la France et toutes les maladies de la thyroïde qui ont flambé par la suite…

L’auteure :

Née en 1948 en Ukraine, d’un père biélorusse et d’une mère ukrainienne, Svetlana Alexievitch (Светлана Александровна Алексиевич), vit à Minsk. Elle est notamment l’auteur de La guerre n’a pas un visage de femmeDerniers témoins et La Supplication – trois textes rassemblés dans un volume de la collection « Thesaurus » d’Actes Sud. 

La Fin de l’homme rouge (Actes Sud, 2013) a reçu le prix Médicis essai et a été élu meilleur livre de l’année 2013 par le magazine Lire. Elle reçoit le prix Nobel de littérature en 2015.

Extraits :

Le choix s’est avéré difficile, vu le nombre impressionnant de passages surlignés dans ma liseuse :

On se battait, on se griffait. Les soldats – des soldats, déjà – nous repoussaient. Alors un médecin sortit et confirma le départ pour Moscou en avion, mais nous devions leur apporter des vêtements : les leurs avaient brûlé à la centrale. Les autobus ne roulaient plus et nous nous égaillâmes à travers toute la ville en courant. À notre retour, chargées de sacs, l’avion était parti… Ils nous avaient trompées exprès… Pour nous empêcher de crier, de pleurer…

Ce livre ne parle pas de Tchernobyl, mais du monde de Tchernobyl. Justement de ce que nous connaissons peu. De ce dont nous ne connaissons rien. Une histoire manquée : voilà comment j’aurais pu l’intituler. L’évènement en soi – ce qui s’est passé, qui est coupable, combien de tonnes de sable et de béton a-t-il fallu pour ériger le sarcophage au-dessus du trou du diable – ne m’intéressait pas.

Après Tchernobyl, nous vivons dans un monde différent, l’ancien monde n’existe plus. Mais l’homme n’a pas envie de penser à cela, car il n’y a jamais réfléchi. Il a été pris de court.

Un évènement raconté par une seule personne est son destin. Raconté par plusieurs, il devient l’Histoire. Voilà le plus difficile : concilier les deux vérités, la personnelle et la générale.

Si tout le monde était intelligent, il n’y aurait pas eu de sots. La centrale brûlait ? Et alors ? L’incendie est un phénomène temporaire. Personne n’avait peur. Nous ne connaissions pas l’atome…

Sur sa carte médicale, on a noté : « Née avec une pathologie multiple complexe : aplasie de l’anus, aplasie du vagin, aplasie du rein gauche… » C’est ainsi que l’on dit dans le langage scientifique, mais dans la langue de tous les jours, cela signifie : pas de foufoune, pas de derrière et un seul rein…

Personne ne nous disait rien… C’était, semblait-il, l’effet de l’éducation. La notion de danger était uniquement associée à la guerre, alors que là, il s’agissait d’un incendie ordinaire, combattu par des pompiers ordinaires…

Indiscutablement, il se passait quelque chose : même les lilas ne sentaient pas ! Les lilas ! J’ai eu alors le sentiment que tout ce qui m’entourait était faux. Que je me trouvais au milieu d’un décor… Je suis encore incapable de comprendre tout à fait. Je n’ai rien lu de tel nulle part…

J’enseigne la littérature russe à des enfants qui ne ressemblent pas à ceux qui fréquentaient maclasse, il y a dix ans. Ils vont continuellement à des enterrements… On enterre aussi des maisons et des arbres… Lorsqu’on les met en rang, s’ils restent debout quinze ou vingt minutes, ils s’évanouissent, saignent du nez. On ne peut ni les étonner ni les rendre heureux.

Et quoi qu’il arrive, les gens disent que c’est à cause de Tchernobyl. On nous dit : « vous êtes malades parce que vous avez peur. A cause de la peur. De la phobie de la radiation. » Mais, pourquoi les petits enfants sont-ils malades ? Pourquoi meurent-ils ? Ils ne connaissent rein de la peur. Ils ne la comprennent pas encore.

Mais nous avons toujours vécu dans l’horreur et nous savons vivre dans l’horreur. C’est notre milieu naturel. Pour cela, notre peuple est sans égal…

C’est pour le villageois que j’éprouve le plus de pitié. Ils ont été des victimes innocentes, comme les enfants. Parce que Tchernobyl n’a pas été inventé par les paysans. Eux, ils avaient leurs propres relations avec la nature ? Relations de confiance et non de conquête. Ils vivaient comme il y a un siècle, un millénaire, selon les lois de la divine providence…

Le train roule à toute vitesse, mais en guise de machinistes, il est conduit par des cochers de diligence. C’est le destin de la Russie de voyager entre deux cultures. Entre l’atome et la pelle. Et la discipline technologique ? Notre peuple la perçoit comme une violence, comme des fers, des entraves. Il est spontané. Il a toujours rêvé, non de liberté mais d’un manque total de contrôle. Pour nous, la discipline est un instrument de répression…

Il n’y a pas de roman de science-fiction sur Tchernobyl. La réalité est encore plus fantastique…

Ce qu’il faut, c’est répondre à une question : le peuple russe est-il capable de faire une révision globale de toute son histoire, somme l’ont fait les Japonais et les Allemands après la Seconde Guerre Mondiale ? Aurons-nous assez de courage intellectuel ? On ne parle presque pas de cela.

Lu en mars 2022

« Miracle à la Combe aux Aspics » de Ante Tomic

Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’ai découvert en lisant les chroniques de Kathel et Keisha ; dans un premier temps, je pensais attendre le challenge 2023 mais je n’ai pas pu résister :

Résumé de l’éditeur :

A sept kilomètres de Smiljevo, haut dans les montagnes, dans un hameau à l’abandon, vivent Jozo Aspic et ses quatre fils. Leur petite communauté aux habitudes sanitaires, alimentaires et sociologiques discutables n’admet ni l’Etat ni les fondements de la civilisation, jusqu’à ce que le fils aîné, Kresimir, en vienne à l’idée saugrenue de se trouver une femme. Bientôt, il devient clair que la recherche d’une épouse est encore plus difficile et hasardeuse que la lutte quotidienne des Aspic pour la sauvegarde de leur autarcie.

La quête amoureuse du fils aîné des Aspic fait de ce road-movie littéraire une comédie hilarante, où les coups de théâtre s’associent pour accomplir un miracle à la combe aux Aspics.

Ce que j’en pense :

La famille Aspic vit de manière plutôt autarcique dans un hameau abandonné, proche de Smiljevo, au creux des montagnes de Dalmatie, loin de toute civilisation, avec des habitudes particulières tant au niveau de l’hygiène que de la nourriture. Elle est composée de Jozo, le père, Kresimir le fils aîné, les jumeaux Branimir et Zvonimir et le petit dernier, Domagoj, plus timoré que ses frères, trop couvé par sa mère, selon le patriarche.

Un jour les préposés à l’intercommunale d’électricité ont l’idée saugrenue de venir réclamer la facture (ils n’ont pas payé leur consommation depuis environ dix ans et le dernier fonctionnaire venu réclamer a été largement malmené, et donc a préféré laisser tomber…

Les deux téméraires sont accueillis avec pistolet, fusil semi-automatique, et lance-roquette et immédiatement séquestré par le chef de famille Jozo et deux de ses fils !

Zora, l’épouse de Jozo est décédée un an auparavant en traitant son sinistre époux de M…, car il est connu pour sa violence, les claques tombent facilement. Mais, il est difficile pour le patriarche et ses quatre rejetons de faire face à l’intendance : vaisselle, lessive, raccommodage, notamment. Pour la cuisine, Jozo s’en occupe en proposant des variantes de polenta : salée, aux légumes, sucrée, à la vanille ou à la noix de coco, aux cerises ou encore au cacao et les rejetons sont priés d’apprécier sinon, il y a du grabuge.

Devant l’urgence de la situation, le père Stipan, leur conseille (outre libérer les otages) de se marier. Krezimir repense illico à Lovorka ; son amour de jeunesse qu’il n’a pas revu depuis près de vingt ans et part à sa recherche. Mais celle-ci a fini par se résoudre à épouser l’horrible Goran Ciboulette, chef de la police régionale.

Je vous laisse imaginer le rocambolesque séjour à Splitz de Krezimir, Krezo pour les intimes, à la recherche de sa belle ; on ne s’ennuie pas, même un quart de seconde, d’autant plus que son idée fait des émules chez les jumeaux!

Ce roman est très drôle, on a des scènes d’anthologie avec les Aspics armés jusqu’aux dents, qui tirent sur tout ce qui bouge, le flic autoritaire aux méthodes dignes de la Stasi ou Gestapo comme on veut, prêt à tout pour arriver à ses fins, ou les préposés à la compagnie d’électricité qui tentent de s’évader de manière tout aussi rocambolesque…

Ante Tamic allie un récit pittoresque, des personnages tous aussi drôles et intéressants les uns que les autres, les personnages féminins n’ont rien à envier aux hommes, elles sont aussi « déjantées » avec une écriture légère qui nous emporte, à la manière des « Tontons flingueurs », où se côtoient, se mélangent même, amour, flingues, superstition, grosses ficelles, pour notre plus grand plaisir.

Les dialogues sont savoureux par leur truculence, les manières de jouer sur les mots. En ces périodes de guerre, virus, violence, c’est une énorme bouffée d’oxygène. On imagine facilement une adaptation à l’écran, ce qui est peut-être déjà le cas, deux livres de l’auteur l’ayant déjà été, mais j’ignore lesquels.

J’ai beaucoup aimé ce truculent roman, trop court à mon goût, au style aussi allègre que l’histoire qu’il raconte. J’ai découvert un auteur que je ne connaissais pas du tout, qui doit être par ailleurs mon premier auteur croate. Le challenge le mois de l’Europe de l’Est permet de fort belles découvertes.

9/10

D’autres avis : https://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2022/03/miracle-la-combe-aux-aspics.html?utm_source=feedburner&utm_medium=email et https://lettresexpres.wordpress.com/2022/03/15/ante-tomic-miracle-a-la-combe-aux-aspics/

L’auteur :

Originaire d’un petit village de Dalmatie, Ante Tomic, né en 1970, a obtenu un diplôme en philosophie et sociologie à l’université de Zadar ; il est journaliste, scénariste et écrivain croate. Deux de ses romans ont déjà été portés à l’écran.

On lui doit également « Qu’est-ce qu’un homme sans moustache » et « Rien ne doit nous surprendre ».

Extraits :

Loin dans les montagnes se niche la Combe aux Aspics. Difficile à trouver, cachée, protégée comme une forteresse, avec une unique route praticable à travers un défilé sinueux qui, après un dernier détour, s’élargit soudainement sur un plateau karstique, pour buter, à peine deux cents mètres plus loin sur une falaise à pic.

Tous restèrent bouche bée devant la déclaration de Kreso (prendre une femme). Seul Domagoj, le benjamin et le plus sensible d’entre eux, le fils préféré de leur mère défunte qui l’avait élevé quasiment comme une fille, Dieu ne lui ayant pas permis d’en avoir une, enfouit son visage dans le rideau encrassé et, inconsolable, éclata en sanglots.

Samedi prochain, quand elle me dira « oui », ce sera, comme dans « Qui veut gagner des millions » son dernier mot. Pas de retour en arrière ! Tu connais mal Lovorka : à l’église, devant le bon Dieu, l’affaire sera pliée. Elle sera à moi, comme il se doit. Ça fait quinze ans que je patiente, espèce d’ordure. Ça fait quinze ans qu’elle ne parle que de toi, qu’elle n’attend que toi, alors que je la suppliais et l’implorais, l’amadouais, lui mentais, lui prêtais serment, lui faisais des cadeaux…

Personne, dans la famille, ne s’est marié par ordinateur, toi non plus. Sors un peu. Il fait beau, c’est le printemps, la ville est pleine de belles filles, c’est un plaisir de les regarder. Tu ne vas pas aller dans une agence, en passant à côté de ces merveilles du bon Dieu.

C’est une sorcière ! un esprit maléfique ! La fille de Satan vous a tous trompés ! Qu’elle le dise si ce n’est pas une sorcière ! fulminait Jozo en balançant ses courtes jambes. Même quand Kresimir le suspendit par la chemise à une tige métallique qui dépassait du toit en béton de leur garage, il continua de tempêter…

Lu en mars 2022

« Sur les ossements des morts » d’Olga Tokarczuk

Poursuivons donc ce mois de l’Europe de l’Est, et la découverte de l’auteure avec le roman dont je vous parle aujourd’hui :

Résumé de l’éditeur :

Janina Doucheyko vit seule dans un petit hameau au cœur des Sudètes. Ingénieur à la retraite, elle se passionne pour la nature, l’astrologie et l’œuvre de William Blake. Un matin, elle retrouve un de ses voisins mort dans sa cuisine, étouffé par un petit os. C’est le début d’une longue série de crimes mystérieux sur les lieux desquels on retrouve des traces animales. La police enquête. Les victimes avaient toutes pour la chasse une passion dévorante. Quand Janina Doucheyko s’efforce d’exposer sa théorie sur la question, tout le monde la prend pour une folle… Car comment imaginer qu’il puisse s’agir d’une vengeance des animaux ?

Ce que j’en pense :

En pleine nuit, Janina Doucheyko est réveillé par son voisin, Matoga, car un autre voisin est décédé. En maugréant, elle le suit et, effectivement, Grand-Pied est dans sa cuisine, mort étouffé par un os. Ils décident de procéder à sa toilette pour qu’il soit plus présentable, avant de prévenir la police… a priori il s’agit d’une mort naturelle mais il va s’ensuivre un effet domino…

D’autres personnes vont être retrouvées mortes : le chef de la police, un chasseur richissime en lien avec la mafia, et chaque fois, il y a des mystérieuses traces d’animaux, des biches en particulier.

Le narrateur est Janina en personne, ingénieure à la retraite, qui déteste son prénom, se passionne pour l’astrologie, pour la Nature et la cause animale. Végétarienne par conviction, défendant bec et ongles le bien-être animal, intolérante à la chasse et aux chasseurs, passionnée également par William Blake dont elle traduit les poèmes en compagnie d’un jeune voisin, Dysio,  elle ne s’attire pas la sympathie des habitants de ce hameau, qui ne s’anime qu’en été quand les vacanciers débarquent.

Elle prend un malin plaisir à écrire des lettres où elle dénonce les exactions des chasseurs, qui s’en sont même pris à ses chiens, émettant des hypothèses farfelues donc elle passe pour la folle du hameau.

Janina m’a conquise, je suis sensible à ses combats même lorsqu’ils sont poussés à l’extrême, à ses théories drôles à propos de la santé, ses démonstrations permettant d’expliquer les différentes morts via le thème astral des personnes concernées, et sa théorie sur la vengeance des animaux est assez géniale… l’air de rien, elle nous livre une réflexion philosophique intéressante sur la vie, la souffrance de « son vieux corps malade » comme elle dit, la vieillesse et la mort. Elle est sans pitié et sans illusion sur les hommes, sur la religion et se sent bien dans sa maison, seule, retirée du monde telle un ermite.

Elle est attachante par la manière dont elle déteste appeler les gens par leur nom ou prénom les affublant de surnoms plus adaptés selon elle : Grand-pieds, Manteau Noir Frou-frou  ainsi que par sa fascination pour la Tchéquie, tellement plus accueillante dont elle joue à traverser la frontière plusieurs fois, pour le plaisir quand elle est en promenade, en souvenir du temps, pas si lointain, où les frontières étaient complètement fermées. C’est une femme libre, dans ses choix de vie, ses convictions, son comportement.

Le dénouement est génial, et j’ai eu un mal fou à refermer ce roman, tant je me sentais complice, en osmose avec Janina ! ce roman est souvent présenté comme un polar, mais les morts ne sont que des prétextes à une réflexion bien plus large.

Le roman démarre en fanfare avec cet incipit qui nous met l’eau à la bouche :

Je suis à présent à un âge et dans un état de santé tels que je devrais penser à me laver soigneusement les pieds avant d’aller me coucher, au cas où une ambulance viendrait me chercher en pleine nuit…  

Le titre est inspiré d’un vers de William Blake et en tête de chaque chapitre, Olga Tokarczuk nous propose un vers de l’auteur pour illustrer son propos :

« Conduis ta charrue par-dessus les ossements des morts »

J’ai retrouvé avec un immense plaisir la plume d’Olga Tokarczuk dont j’avais découvert la truculence avec « Dieu, le temps, les hommes et les anges » et la magie a fonctionné de nouveau.

Fort heureusement il me reste encore deux de ses romans dans ma PAL : « Les Pérégrins » et « Les livres de Jakob » pour le challenge de 2023 et plus si le plaisir est toujours au rendez-vous… Son discours pour le prix Nobel qu’on peut retrouver avec d’autres textes dans « Le tendre narrateur » devrait me plaire aussi.

L’auteure :

Née en 1962, Olga Tokarczuk a reçu le prix Niké – équivalent du prix Goncourt – pour Les Pérégrins parus aux éditions Noir sur Blanc. Romancière la plus célèbre de sa génération, elle est l’auteur polonais contemporain le plus traduit dans le monde.

On lui doit, entre autres, « Les livres de Jakob », « Dieu, le temps, les hommes et les anges » et « Sur les ossements des morts » … ainsi que des textes illustrés pour la jeunesse.

Extraits :

J’ai toujours pensé que la partie la plus intime et la plus personnelle de notre corps était les pieds, et non les parties génitales, le cœur, ou même le cerveau, organes, somme toute, sans grande importance et que l’on surestime à tort. C’est dans les pieds que se concentre tout le savoir sur l’homme ; c’est vers les pieds que converge l’essentiel de ce que nous sommes et que s’établit notre rapport à la terre.

L’âge venant, beaucoup d’hommes souffrent d’une sorte de déficit, que j’appelle « autisme testostéronien ». Il se manifeste par une atrophie progressive de l’intelligence dite sociale et de la capacité à communiquer, et cela handicape également l’expression de la pensée. Atteint de ce mal, l’homme devient taciturne et plongé dans sa rêverie.

Le monde autour de moi était enveloppé d’une obscurité grise, froide et désagréable. Parfois, j’ai l’impression que nous vivons dans un tombeau, grand et spacieux, bâti pour pouvoir accueillir un grand nombre de personnes. La prison ne se trouve pas à l’extérieur, elle est l’intérieur de chacun de nous.

D’une certaine façon, les gens comme elle, ceux qui manient la plume, j’entends, peuvent être dangereux. On les suspecte tout de suite de mentir, de ne pas être eux-mêmes, de n’être qu’un œil qui ne cesse d’observer, transformant en phrases tout ce qu’il voit ; tant et si bien qu’un écrivain dépouille la réalité de ce qu’elle contient de plus important : l’indicible.

J’ai grandi à une époque qui, malheureusement, appartient déjà au passé. Elle se caractérisait par une grande aptitude au changement et à l’élaboration de visions révolutionnaires. Aujourd’hui, plus personne n’a le courage d’inventer quelque chose de nouveau. On se réfère sans cesse à ce qui existe déjà et l’on ne fait que ressortir de vieilles idées.

Il y a un vieux remède contre les cauchemars qui hantent les nuits, c’est de les raconter à haute voix au-dessus de la cuvette des W.C., puis de tirer la chasse.

Et c’est à la lisère de la forêt que je vis deux renards blancs. Ils marchaient lentement, l’un derrière l’autre. Sur l’herbe verte, leur blancheur semblait d’un autre monde. On aurait dit la représentation diplomatique du Royaume des Animaux, venue débattre d’une affaire urgente…

La santé est un état incertain qui n’augure rien de bon. Mieux vaut être raisonnablement malade, cela permet au moins de prévoir la cause de son propre décès.

Lu en mars 2022

« Le pingouin » de Andreï Kourkov

Retour en Europe de l’Est, plus exactement l’Ukraine avec le roman dont je vais vous parler aujourd’hui :

Résumé de l’éditeur :

Pour tromper sa solitude, Victor Zolotarev a adopté un pingouin au zoo de Kiev en faillite. L’écrivain au chômage tente d’assurer leur subsistance tandis que l’animal déraciné traîne sa dépression entre la baignoire et le frigidaire vide.

Alors, quand le rédacteur en chef d’un grand quotidien propose à Victor de travailler pour la rubrique nécrologique, celui-ci saute sur l’occasion. Un boulot tranquille et lucratif. Sauf qu’il s’agit de rédiger des notices sur des personnalités encore en vie. Et qu’un beau jour, ces personnes se mettent à disparaître pour de bon.

Une plongée dans le monde impitoyable et absurde de l’ex-URSS. Un roman culte…

Ce que j’en pense :

Victor s’ennuie au chômage, il se rêve écrivain, mais ses courts textes ne semblent intéresser personne, jusqu’au jour où, remettant l’un d’eux au rédacteur en chef d’un grand quotidien, « Les nouvelles du soir », celui-ci lui propose d’écrire des nécrologies : les « petites croix ». Seule ombre au tableau, il s’agit de personnes encore vivantes.

Il s’attèle à la tâche avec entrain, aidé par Fiodor, du service des crimes, sous l’œil bienveillant de Micha, un pingouin qu’il adopté au zoo en faillite. Tous deux cohabitent, tristement, chacun dans sa solitude, Victor parce qu’il n’a pas de famille, Micha parce qu’il n’est plus dans son milieu naturel, malgré les bains froids dans la baignoire, ou l’écuelle remplie de poissons.

Victor fait la connaissance d’un policier qui vient garder Micha pendant son absence, et d’un homme inconnu, prénommé Micha comme le pingouin, qui lui propose une grosse somme pour écrire d’autres nécrologies. Un jour, alors qu’il s’était plaint que personne ne lise sa belle prose, car il fignole ses nécrologies, ce dernier lui propose d’arranger cela et… Premier mort d’une longue série…

Micha, « pas le pingouin, l’autre » comme se plaît à le répéter Andreï Kourkov, finit par faire partie de la série, et Victor se retrouve en charge de sa fille de quatre ans, Sonia, aidé par Nina la nièce du policier… et c’est comme une petite famille qui constitue dans l’appartement de Victor.

On a une jolie rencontre : Victor se rend chez l’homme grâce auquel il a adopté Micha, Pidpaly, qui s’est autoproclamé « pingouinologue » pour avoir des conseils. Et une relation étrange s’établit entre eux.

On pourrait prendre cette histoire pour une fable, (l’auteur a commencé par écrire des contes pour enfants) avec le gentil couple Victor et son pingouin, dans une ville grise et triste à pleurer que Victor arpente dans l’hiver, promenant sa tristesse, souvent en compagnie de Micha, se réchauffant à coups de vodka ou de thé selon les moments.

En fait, cela va bien au-delà, car on est plus dans la description de la société postsoviétique, où tout change, mais on est dans l’inconnu, dans l’incertitude, ce qui n’arrange pas la morosité ambiante, avec ces VIP corrompus, qui s’enrichissent plus ou moins frauduleusement avec les privatisations en série ; on ne sait plus très bien s’il s’agit d’élimination de politiciens véreux au nom de la morale ou d’exécutions sommaires d’allure mafieuse, voire trafic d’organes …

Andreï Kourkov nous propose donc, l’air de rien, sur un ton humoristique, et une démonstration par l’absurde, une belle analyse de la société ukrainienne après la dislocation de l’URSS, ses dérives, mais aussi les espoirs des habitants en une vie meilleure. On peut prendre le pingouin au sens propre comme au sens figuré d’ailleurs.

J’ai pensé quelquefois, au cours de cette lecture, à Fiodor Dostoïevski, auteur que j’affectionne, lorsqu’il écrivait des textes drôles ou ironiques comme « Le crocodile » ou « La femme et le mari sous le lit » à prendre également au premier, deuxième ou même ixième degré…

J’ai rajouté ce roman à ma PAL, après l’avoir découvert il y un ou deux ans grâce au challenge « Le mois de l’Europe de l’Est » et je l’ai adoré. Maintenant que j’ai goûté à la plume, à l’humour plein de tendresse d’Andreï Kourkov, je n’ai plus qu’une envie dévorer ses autres romans… et voilà que ma PAL vient de porter plainte pour maltraitance, car elle est devenue franchement obèse …

On peut retrouver la suite des aventures du Pingouin et Victor dans « Les pingouins n’ont jamais froid » …

Vive l’Ukraine et les Ukrainiens si courageux, sa belle littérature, sa culture, un beau pays qui a le droit d’exister n’en déplaise à Vladolf Poutler…

L’auteur :

Andreï Iouriévitch Kourkov (en russe Андрей Юрьевич Курков, en ukrainien Андрій Юрійович Курков), le plus célèbre écrivain ukrainien d’expression russe est né à Saint-Pétersbourg en 1961 et vit à Kiev depuis son enfance.

A dix ans, il possède « la septième collection de cactus d’Ukraine » dont il aime égrener les noms latins ; c’est le début d’une passion pour les langues étrangères (il en parle une dizaine, dont le français et le japonais.

Depuis la publication de son roman « Le pingouin« , ses livres sont traduits dans le monde entier. Le succès de ce premier roman est confirmé par ses romans suivants : « Laitier de nuit », paru en 2010 en France, « Le Caméléon » et très récemment « Les abeilles grises »

Extraits :

Il s’arrêta près de la table. Haut de presque un mètre, il parvenait à embrasser des yeux tout ce qui s’y trouvait. Il fixa d’abord la tasse de thé, puis Victor, qu’il examina d’un regard pénétrant, comme un fonctionnaire du Parti bien aguerri. Victor eut envie de lui faire plaisir. Il alla lui préparer un bain froid.

L’existence de Victor s’était organisée d’elle-même autour du travail. Il y mettait tout son cœur. Heureusement, Fiodor, du service des crimes, lui confiait tout ce dont il disposait : noms des amants et maîtresses des VIP, délits précis commis par ces notables, divers éléments importants de leur vie…

Il songea que c’était une drôle d’époque pour un enfant, un drôle de pays, une drôle d’existence, qu’on n’avait pas même envie de chercher à comprendre ; juste survivre, pas plus.

Le silence relatif, seulement troublé par le pingouin qui déjeunait, ramena Victor au temps où ils vivaient seuls tous les deux, tranquilles, muets, sans attachement très marquée, mais avec ce sentiment de dépendance réciproque qui créait presque un lien de parenté, comme quelqu’un dont on s’occupe quand on est amoureux :

Les membres de la famille, on ne les aime pas forcément, on les aide, on se fait du souci pour eux, mais les sentiments et les émotions sont secondaires, facultatifs. On souhaite juste que tout aille bien pour eux…

Lu en mars 2022

« La ferme aux poupées » de Wojciech Chmielarz

Je ne peux pas envisager ce challenge « le mois de l’Europe de l’Est » sans un roman de cet auteur au prénom imprononçable, que j’ai découvert l’an dernier avec son premier livre « Pyromane » :

Résumé de l’éditeur :

L’inspecteur Mortka, dit le Kub, a été envoyé à Krotowice, petite ville perdue dans les montagnes. Officiellement, il est là pour un échange de compétences avec la police locale. Officieusement, il y est pour se mettre au vert après une sale affaire. S’il pense être tranquille et avoir le temps de réfléchir à l’état de sa vie personnelle, il se trompe lourdement.

Quand Marta, onze ans, disparaît, un pédophile est rapidement arrêté, qui reconnaît le viol et le meurtre de la petite.

Mais l’enquête est loin d’être terminée : les vieilles mines d’uranium du coin cachent bien des secrets… et peut-être quelques cadavres.

Il faudra tout le flair du Kub pour traquer des trafiquants dont la cruauté dépasse l’entendement.

Ce que j’en pense :

Marta, une petite fille qui attend, seule, au bord de la route, est abordée par un homme qui réussit à la faire monter dans sa voiture. Elle disparaît sans que cela paraisse émouvoir vraiment sa famille. On évoque l’acte d’un pédophile, déjà connu pour des délits, et la consultation de sites pédopornographiques, mais qui n’est semble-t-il jamais encore passé à l’acte.

Arrêté, l’homme avoue l’enlèvement et le meurtre de la fillette, mais celle-ci finit par être retrouvée dans une ancienne mine d’uranium, à côté de cadavres en décomposition.  En lait, l’homme avait avoué car il redoutait un passage à l’acte… Libéré, on le retrouve assassiné quelques jours plus tard. Qui l’a tué ? Y-a-t-il un rapport avec les cadavres retrouvés dans la mine ?

C’est l’inspecteur Lupa de la brigade de Krotowice, qui mène l’enquête, supervisée par le commissaire Zajda, qui tient à tout prix à garder cette enquête sinon on risque de réduire son budget et son équipe. Notre ami Mortka, n’est que consultant dans cette enquête, car depuis qu’il a abattu le pyromane (cf. enquête précédente) on l’a envoyé au vert en province dans le cadre d’un « programme d’échange » pour ne pas dire au placard…

J’ai beaucoup aimé retrouver Mortka, surnommé « Le Kub », policier intègre qui a toujours fait passer son métier avant tout et par voie de conséquence son couple qui a explosé en vol. Il doit trouver sa place dans une équipe dont certains membres feraient mieux de changer de travail… J’apprécie la manière dont il mène ses enquêtes, dont il réfléchit au lieu de foncer tête baissée, son intuition, son attitude envers les suspects…  

Wojciech Chmielarz nous décrit une région de Pologne, où règne un racisme dirigé contre la communauté Tzigane, coupable d’office pour certains, avec des disparitions qui n’inquiètent personne, sur fond de trafic d’être humains, avec des rebondissements des complicités au sein même de la police parfois, et nous oriente dans des directions multiples, où l’on finit par suspecter tout le monde.

Il revient sur les mines d’uranium, du temps de l’époque soviétique, où les ouvriers ne savaient même pas qu’ils étaient exposés à la radioactivité, avec les conséquences qu’on imagine. Il évoque également la nostalgie de l’époque communiste où policiers, miliciens avaient tous les pouvoir et donc étaient respectés.

J’aime beaucoup cet auteur et son univers, car on voit la manière de travailler de la police en Pologne tout en revenant sur l’Histoire du pays. Son troisième opus « La Colombienne » m’attend déjà mais je fais durer le plaisir alors ce sera pour le challenge de l’an prochain, car Olga Tokarczuk avec « Sur les ossements des morts » et Zygmunt Milozsewski et « Les impliqués » piaffent d’impatience…

8,5/10

Extraits :

Le Kub, je ne comprends pas très bien moi-même, mais c’est comme ça. Si un Tsigane collabore avec la police, il cesse d’être tsigane. On ne peut plus manger avec lui, ni dormir, ni lui parler. Il est exclu de la communauté. A vie. C’est la sanction la plus sévère.

Soudain, Mortka se figea, sentant ses cheveux se dresser sur sa tête. Il venait de comprendre. Devant lui, un encadrement de béton était planté dans la roche, et des planches bloquaient l’entrée d’une ancienne mine.

Son père et ses collègues savaient parfaitement qu’ils extrayaient de l’uranium. Qu’on ne leur ait jamais expliqué en quoi consistait l’uranium, c’était une autre chose. Les Soviets stipulaient bien de ne pas prendre de repas sous terre, sous aucun prétexte, mais qui aurait perdu du temps à remonter à la surface après être tombé sur un bon filon ? Car ils recevaient, en fonction de la production, des pries dont même les mineurs de Walbrzych n’auraient jamais rêvé. Un âge d’or pour Kretowice…

Zajda se trouvait, lui, nez à nez avec une autre menace : un troupeau de jeunes chômeurs privés de tout espoir, brutalement écrasés par un monde qu’ils avaient cru sûr. Il était effrayé, car il lisait dans leurs yeux et leurs gestes que l’uniforme n’avait plus rien de sacré.

L’époque où le milicien de la Pologne communiste était un dieu était bien révolue. Le régime avait disparu, et il avait depuis l’impression d’avoir été rétrogradé à un statut de chien de garde. Un chien, ça reste au bout de sa chaîne, et on le fait obéir avec un bâton s’il aboie trop fort.

Lu en mars 2022

« Les cœurs endurcis » de Martyna Bunda

Petit voyage en Pologne, aujourd’hui avec ce livre par lequel j’entame résolument ma participation au challenge « Le mois de l’Europe de l’Est » :

Résumé de l’éditeur :

Les héroïnes de cette saga féminine, dont l’action recouvre le second tiers du XXe siècle en Pologne, sont trois sœurs : Gerta, fiable et sérieuse, Truda, qui cède facilement aux appels du cœur, et Ilda, la rebelle, la fantasque. Leur mère, Rozela, les a élevées seule dans le village cachoube de Dziewcza Góra. Pour survivre à la guerre, puis à la terreur stalinienne, elles doivent apprendre à dissimuler leurs sentiments. L’insensibilité devient leur bouclier contre l’adversité, et, là où d’autres s’effondreraient, Rozela et ses filles poursuivent leur chemin, vaille que vaille.

Il y a des mariages et des séparations, mais ni les maris ni les enfants qui viennent au monde ne constituent le centre de tout. Ici, les liens du sang ne semblent relier que les femmes… Au fil des années, la maison de la mère restera le lieu où reprendre souffle, où retrouver forces et réconfort. Dans cette éblouissante évocation de la « dureté » des femmes, aucune idéalisation, aucun violon de mélodrame facile, mais des images inoubliables et un humour merveilleux. Une ode à la sororité, à une forme farouche de solidarité.

Traduit du polonais par Caroline Raszka-Dewez

Ce que j’en pense :

Le roman débute sur une scène qui se passe en 1975, avec un étrange enterrement : trois sœurs accompagnant un cercueil, celui de Tadeusz Gelbert, sculpteur de son état qui fut le compagnon de l’une d’elles, Ilda, mais ne s’est jamais réellement séparé de son « épouse aimante », présente elle-aussi, scène qui nous permet de faire la connaissance de cette famille que l’on va suivre au gré des ans et de l’Histoire.

On entre ainsi dans cette famille étrange, composée de la mère Rozela et de ses trois filles : Gerta, Truda et Ilda, dans leur ferme « La colline-aux-Vierges » située dans le village de Dziewcza Gora.

Rozela, n’a pas eu une vie facile : son mari est mort accidentellement, dans les années trente et on l’a « indemnisée » en lui faisant construire sa maison, la première en « dur » du village. A la fin de la guerre, elle a été violée durant plusieurs jours par des soldats russes qui cherchaient de l’argent, brûlée au fer rouge, ce qui laissera une trace indélébile sur son abdomen. Elle refusera toute sa vie de parler de ce qui s’est passé ce jour-là, se contentant de tenir le fer à repasser à distance et interdire à quiconque de le toucher. Elle veut oublier cette horrible guerre, les nazis, puis les bolcheviks, et reprendre une vie normale.

Une des filles était à Berlin, travail forcé, qu’elle a fui avec un Allemand « résistant » Jakob » mais Rozela a refusé que sa fille épouse un nazi, alors qu’elle-même caché des gens en fuite dans sa cave (Juifs ou non) ce qui n’empêchera pas Truda d’entretenir des liens épistolaires avec lui.

La vie à la ferme n’est pas simple, on manque de tout, mais Jan, un milicien, amoureux de Truda, se débrouille pour leur apporter nourritures, poules, cochons, paons… et finit par l’épouser. Tout ira bien, naissance de leur petit garçon, Jan-Flamme qui multiplie les bêtises… Un jour, elle apprend qu’il a eu un autre fils et en voulant enquêter sur son passé elle attire l’attention de la milice sur lui et direction prison, torture, condamnation après un procès à charge on est à l’ère stalinienne…

Gerta, va épouser un horloger, quelque peu étrange aussi, Edward, le seconder au travail, tout en s’usant les yeux sur les nappes qu’elle brode et vend pour arrondir les fins de mois. De leur union naîtront trois filles.

Ilda, la petite dernière, fait la connaissance d’un sculpteur, avec lequel elle partagera sa vie malgré la présence plus ou moins rapprochée de sa première femme, dont il ne se séparera jamais. C’est Ilda qui gère la maison, puis la maladie, de Tadeusz, narcissique, manipulateur… et ils n’auront jamais d’enfants.

Les trois sœurs tentent, toutes les trois, de vivre leur vie de manière autonome, de travailler, chacune dans leur domaine, mais chaque fois qu’un problème surgit, c’est le retour à « La colline-aux-Vierges » qui sera maintes fois repeinte, réorganisée…

On va traverser avec cette famille, ces quatre femmes surtout, car les hommes ne brillent pas par leur courage et leur esprit d’initiative, dans ce village assez loin de Gdańsk, où elles se rendent parfois lorsqu’il faut demander des papiers, des autorisations à l’administration communiste, véritable parcours du combattant de 1945 à 1979, en gros, jusqu’au décès de Rozela.

On va suivre le règne communiste, les dictateurs, pions de Moscou, les tentatives de révoltes, telles les émeutes de Gdańsk, la dureté carcérale dont Jan finira par sortir, vieillard avant l’âge, détruit psychologiquement.

La vie de ces femmes et de leurs familles est dure, mais il y a quand même des moments heureux, car elles se contentent de peu, ce que l’on ne connaît pas ne peut pas nous manquer !), on récupère de quoi manger comme on peut mais on peut faire des « banquets », (comme pour les mariages, par exemple). J’ai apprécié la volonté de Rozela son opiniâtreté, son alambic qui lui permet de faire de la « vodka » dans la cave maudite, ou encore les cochons de Poméranie, dont une femelle a batifolé avec un sanglier donnant naissance à un cochonglier à frange et à une descendance particulière…

Ce roman qui est le premier livre de Martyna Bunda , m’a vraiment plu,   j’ai beaucoup aimé passer du temps avec cette famille dont les membres sont loin d’être de tout repos, dans une époque de l’Histoire difficile… j’ai aimé aussi la manière dont Rozela s’effondre parfois, trop de souffrances accumulées, se réfugiant dans la prière, ce qui donne des dialogues à sens unique avec la Vierge Marie et la manière dont elle planifie son enterrement de la tenue, à la cérémonie, pour que tout soir comme elle le désire, pour ne pas générer d’angoisse supplémentaire pour envisager le grand départ. C’est le personnage qui m’a le plus touchée…

L’écriture est belle, (je rends hommage à la traductrice au passage), la poésie alternant avec les passages un peu osés parfois, le rythme enlevé m’a suffisamment emportée pour que j’en oublie mes surlignages habituels pour constituer mon stock de citations ; j’ai apprécié le découpage au gré des saisons ainsi que la belle couverture. Tout est soigné dans ce roman. Belle saga donc qui résonne particulièrement dans ce contexte de guerre, en espérant que la folie poutinienne ne s’en prenne pas à la Pologne.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Noir sur Blanc qui m’ont permis de découvrir ce roman et son auteure dont je vais attendre de pied ferme le prochain livre.

#LesCoeursendurcis #NetGalleyFrance !

8/10

L’auteure :

Martyna Bunda, née à Gdańsk en 1975, a grandi dans la région polonaise de Cachoubie ; elle a étudié les sciences politiques et a travaillé dès l’âge de 18 ans comme journaliste de presse écrite. De 2012 à 2018, elle a dirigé les pages d’actualités nationales d’un grand hebdomadaire polonais (Polityka).

Elle a reçu plusieurs prix pour ses reportages et pour Les Cœurs endurcis, son premier roman. Elle est mère de deux filles et vit à Varsovie.

Extraits :

Elle fut la première de la bourgade à rouler à moto, vêtue d’une combinaison de cuir ajustée, jusqu’à ce que Tadeusz lui demande de la remplacer par des atours féminins cousus sur mesure ? Le jour de l’enterrement pourtant, Ilda était telle une des saintes de l’église de Kartuzy…

Mais, c’était un travail de moine véritablement. Un tissu fin, des fils, des aiguilles de trois tailles différentes, un dé à coudre, une enveloppe contenant des lames de rasoir. Et avant cela, il fallait : transposer soigneusement le modèle sur du papier buvard, le redessiner à l’infini, de manière à obtenir une symétrie parfaite entre les pétales et les feuilles. Et, plus tôt encore, dénicher les tissus. Combien d’ingéniosité et de ruse nécessitait l’acquisition du tissu.

Rozela avait très envie de ressentir de la joie. Elle le devait aussi bien à sa fille qu’à l’enfant qui allait naître. C’est toutefois de l’inquiétude qu’elle ressentit. Cette vie n’est pas soutenable, songea-t-elle. Sans cesse, des changements. On peine à venir à bout de l’un qu’un autre accourt déjà. Rozela eut peur, soudain, de ne pas pouvoir tenir le coup.

Ensuite, à la Colline-aux-Vierges, on ne parla de rien d’autre que de « décembre 70 », des émeutes de la Baltique du pouvoir qui avait fait tirer sur la foule des ouvriers, à Gdansk. La ville était fermée, les lettres qui devaient forcément passer par Gdansk, restait bloquées, et Truda perdit tout contact avec les garçons.

La gare Centrale de Varsovie – un bâtiment sordide, misérable – se révéla aussi bondée que les wagons. Avancer, même, était compliqué. Gerta descendit un petit escalier et découvrit enfin la capitale. Sept ans s’étaient écoulées depuis la guerre, pourtant, la ville donnait toujours l’impression que les bombardements avaient cessé la veille.

Plus Rozela voulait la (Ilda) soulager, plus elle voulait la protéger, du froid omniprésent, par exemple, moins celle-ci l’acceptait. Qu’au moins sa fille constate à ses dépens que la vie n’était pas si facile, et qu’il fallait parfois courber l’échine. Qu’au moins elle ensoi pas toujours si rebelle et frondeuse.

Elle (Rozela) ignorait le regard interrogateur de ses filles qui l’écoutaient pendant des heures parler avec une pièce vide. Elle se plaignait à Marie (la Vierge) et pleurait, avouant qu’elle avait peur de mourir.

Lu en février-mars 2022

Bilan du challenge « Le mois de l’Europe de l’ Est 2021

C’est un des rares challenges que j’ai réussi à mener à bien, depuis les années COVID, et encore, car j’ai revu mes ambitions à la baisse, pour cause de motivation en berne. Inutile de préciser que je suis très mécontente de moi-même…

J’ai accordé une plus grande place aux nouvelles afin de varier les plaisirs et les pays.

J’ai tout de même eu un superbe coup de cœur, pour une auteure qui, j’en étais sûre ne pouvait que me plaire, et ce fut mieux que je n’avais espéré :

Olga TOKARCZUK « Dieu, le temps, les hommes et les anges 

Pas loin du coup de cœur pour :

Vsevolod GARCHINE : Attalea princeps

Alvydas SLEPIKAS : à l’ombre des loups

Ma première immersion dans l’univers de cet auteur de polars polonais avec :

Wojgiech CHMIELARZ : Pyromane

L’an dernier, j’avais découvert :

Deux classiques qui ne déçoivent pas :

Fiodor DOSTOÏEVSKI : Bobok

Karel CAPEK : L’empreinte

Un recueil de nouvelles que j’ai découvert grâce à Babelio et que je n’ai pas réussi à terminer, je voulais tenter de terminer la 3e nouvelle pour le challenge, mais « quand ça veut pas, ça veut pas… » :

Mircea CARTARESCU : Melancolia

Les livres que j’avais prévus initialement :

Andreï GUELASSIMOV : Les dieux de la steppe ou L’année du mensonge

Vassili PESKOV : Ermites dans la taïga

Wojgiech CHMIELARZ : La ferme aux poupées

Zygmunt MILOSZEWSKI : Les impliqués

Fiodor DOSTOÏEVSKI : L’éternel mari ou Les possédés

Lev TOLSTOÏ : Enfance ou Guerre et paix le T1

Et l’an prochain?

On verra l’année prochaine, mais d’autres auteurs sont venus enrichir ma PAL :

Olga TOKARCZUK : Sur les ossements des morts ou Le livre de Jakob

Et il va falloir approfondir l’œuvre de Karel CAPEK et piocher davantage du côté de la Hongrie et de la République Tchèque notamment.

Mais aussi il y a aussi tout un tas d’autres auteurs… je me constitue une liste depuis que je participe à ce challenge et elle commence à s’étirer dangereusement, un mini PAL dans la grande …

Rendez-vous donc en mars 2022.

Lus en mars 2021

« Attalea princeps » de Vselovod Garchine

Pour clore ce challenge, je vous parle aujourd’hui d’une nouvelle et d’un auteur russe du XIXe siècle que je ne connaissais pas :

Ce que j’en pense :

C’est l’histoire d’Attalea Princeps, un palmier originaire du Brésil qui vit (cohabite plutôt) avec d’autres arbres exotiques dans une superbe serre, sous la férule d’un conservateur imbu de lui-même. Un jour, un Brésilien, en visite, raconte que cet arbre est un palmier très répandu dans son pays. Le gardien des lieux outragé, répond que c’est un spécimen avec donc un nom latin, étalant sa science alors notre touriste s’en va au grand désespoir de l’arbre qui, s’étant enfin senti compris, espérait repartir avec lui.

Il n’est pas aimé des autres arbres, qui sont jaloux, seule une petite herbe l’écoute et le soutient, s’enroulant amoureusement autour de son tronc. Le palmier est triste et n’a plus qu’une envie, grandir le plus possible, pour crever le plafond de verre et aller toucher le ciel.

Vsevolod Garchine, nous propose ici, beaucoup plus qu’un récit, il s’agit d’un conte philosophique. On comprend très vite, qu’il faut lire ce texte au second degré, le premier étant destiné à échapper à la censure. La serre représente la prison, (le goulag) dans laquelle le tar envoie les dissidents, voire carrément le tsarisme, la solitude de l’intellectuel, les autres arbres qui se moquent, les codétenus prêts à moucharder.

On ne peut pas avoir d’amis dans cet univers clos, sauf parfois quelqu’un qui soutient moralement ou physiquement, comme la petite herbe aux feuilles fanées du récit, qui va soutenir son champion, l’encourager dans sa tentative d’évasion, d’aspiration à un ailleurs. Mais, cela va mal se terminer, car s’il réussit à briser l’armature, la liberté n’aura pas le goût escompté, et ce ne sera rien de plus qu’un mirage, une illusion.  

Ce texte est plein de poésie, et se déguste avec lenteur et compassion. J’ai aimé le thème et l’écriture, la manière dont l’auteur tente de s’exprimer, à la recherche de la liberté (d’expression).

Vsevolod Garchine qui, je le rappelle est mort en 1888, à l’âge de trente-trois ans, livre avec cette nouvelle une analyse du régime tsariste dont l’autoritarisme l’étouffe peu à peu. Alexandre II qui était un grand réformateur à qui on doit l’abolition du servage, a été assassiné en 1881, ce qui a mis fin aux réformes libérales, et donc aux illusions. L’auteur a une vision sombre et mélancolique de sa Russie qu’il aime tant et pourtant son écriture est lumineuse.

Un grand merci au site Littérature russe et slave qui m’a permis cette nouvelle découverte, une pépite de plus, et comme je le redoutais, ma chronique est presque aussi longue que la nouvelle elle-même (14 pages seulement mais d’une telle densité !) Ce récit revêt une connotation particulière, ces derniers temps, car comment ne pas mettre l’histoire de notre palmier avec celle d’Alexeï Navalny, bouclé dans sa colonie pénitentiaire, sous le règne d’un nouveau tsar qui n’a rien à envier à ceux qui ont gouverné la Russie autrefois.

9/10

L’auteur :

Vsevolod Mikhaïlovitch Garchine (Все́волод Миха́йлович Гаршин)1855 1888 était un nouvelliste russe.

Il naît à Priyatnaïa Dolina, dans la province de Ekaterinoslav Ses parents divorcent et sa mère l’emmène en 1863 à Saint-Pétersbourg, où il fréquente le lycée de 1864 à 1874. Il s’inscrit ensuite à l’École des Mines, mais ne parvient pas à obtenir le diplôme d’ingénieur.

Durant la Guerre russo-turque de 1877-1878, ce pacifiste se porte volontaire comme simple soldat dans l’infanterie. Il est apprécié dans son unité, aussi bien de ses camarades que des officiers. Il est blessé dans une bataille en Bulgarie et restera durablement marqué psychologiquement par la guerre.

Ses expériences militaires lui fournissent la base de ses premières nouvelles, dont la toute première, « Quatre jours », œuvre forte inspirée d’un incident réel. Le récit se présente comme le monologue intérieur d’un soldat blessé et laissé pour mort sur le champ de bataille pendant quatre jours, face à face avec le cadavre d’un soldat turc qu’il vient de tuer.


En dépit de succès littéraires précoces, Garchine est tourmenté périodiquement par des accès de maladie mentale. Le 31 mars 1888, à l’âge de 33 ans, en état de profonde dépression, il se suicide en sautant dans l’escalier de l’immeuble pétersbourgeois, où il habitait au cinquième étage.

Il laisse une œuvre relativement mince composée d’une vingtaine de nouvelles dans lesquelles s’expriment une sensibilité mélancolique teintée d’angoisse et d’absurde. Une œuvre brève mais importante tant l’écriture de Garchine peut rappeler celle d’Anton Tchékhov.

Sa nouvelle la plus connue, « La fleur rouge » évoque les asiles d’aliénés.

Extraits :

La serre était belle, surtout quand le soleil se couchait et l’éclairait de sa lumière rouge. Alors, elle s’embrasait tout entière ; des reflets rougeâtres se jouaient et se transfusaient, comme dans une grande pierre précieuse finement taillée.

On apercevait, à travers les gros carreaux transparents, les plantes enfermées dans la serre. Mais, malgré la grandeur de celle-ci, elles y étaient à l’étroit. Les racines se confondaient et s’enlevaient l’une à l’autre l’humidité et la nourriture…

La bise soufflait violemment, battait les châssis et les faisait trembler. Le toit se couvrait de neige. Les plantes se dressaient et écoutaient le hurlement du vent ; elles se souvenaient alors d’un autre vient, tiède, moite, qui leur donnait la vie et la santé.

Il (le palmier) s’élevait à cinq toises au-dessus des cimes de tous les autres arbres ; ceux-ci ne l’aimaient pas, l’enviaient et le considéraient comme un orgueilleux. Sa haute taille ne lui causait que du chagrin, tous les autres étaient réunis et Attalea restait isolé.

Seule, une toute petite herbe n’avait pas d’animosité contre le palmier et ne se fâchait pas de ses discours. C’était la plus pitoyable et la plus misérable de toutes, faible, décolorée, rampante, avec de grosses feuilles fanées.

  • Oui, je vous ai encouragé, mais je ne savais pas que c’était si difficile. Je vous plains, vous souffrez tant.
  • Tais-toi, petite plante ! Ne t’apitoie pas sur moi !   Je mourrai ou je m’affranchirai.

Lu en mars 2021

« A l’ombre des loups » : Alvydas Slepikas

Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’ai découvert grâce à des amis lecteurs participant au challenge et j’ai compris d’emblée qu’il était pour moi :

Quatrième de couverture :

Alors que la Seconde Guerre mondiale vient de s’achever, femmes et enfants allemands sont exposés à l’avancée de l’armée soviétique victorieuse en Prusse-Orientale. Dépossédés de leurs biens, craignant pour leur vie, ils endurent la faim et le froid, tandis qu’autour d’eux tout n’est plus que désolation. Leur unique espoir est de gagner la Lituanie voisine pour trouver à se nourrir : malgré la menace omniprésente des soldats russes, certains enfants décident d’entamer le périlleux voyage. La forêt sombre et inquiétante devient alors l’un des seuls refuges de ceux que l’Histoire appellera les « enfants-loups ».


Dans ce roman bouleversant, Alvydas Šlepikas fait revivre plusieurs de ces destinées en s’inspirant du témoignage de deux survivantes. À ce terrible hiver, dont on sent presque la morsure du froid, il prête une poésie et une beauté aussi inattendues que fascinantes, qui confèrent à ce livre une force irrésistible.

Ce que j’en pense :

Une ferme en Prusse Orientale, dans le froid et la neige. Cette partie de l’Allemagne est passée sous contrôle de la Pologne et l’URSS. Le seul espoir des Allemands, sous domination soviétique est de passer en Lituanie.

On fait ainsi la connaissance de deux familles : Eva dont le mari, Rudolf, est parti à la guerre, et ses enfants : Heinz, l’aîné qui traverse la forêt, affrontant tous les dangers, pour ramener un peu de nourriture, Renate, Monika, Brigitte et Helmut et aussi tante Lotte dont le père, héros de la première guerre mondiale, a disparu alors qu’il était allé se plaindre pour qu’on leur donne un minimum.

Eva était Berlinoise, de la « bonne société », pianiste, et lorsqu’elle a rencontré Rudolf, elle l’a suivi et épousé. Mais, elle vient de la capitale, alors on la snobe. Marta, va l’aider à s’intégrer dans la ferme et dans le village, devenant sa meilleure amie.

Les trois femmes se soutiennent pour résister à la faim et à la violence, partageant les maigres produits qu’elles ont réussi à trouver.

On a pris leur ferme et ils s’entassent dans la remise, autour du vieux poêle à bois qu’ils ont réussi à emporter et les mères doivent aller chercher (mendier) de la nourriture en essayant de ne pas se faire importuner, battre ou violer par des soldats russes ivres de vodka et de vengeance.

Les enfants ont faim, mais on doit se contenter d’épluchures ou d’eau chaude. Lors d’une expédition, elles sont agressées par des soldats ivres, et Marta va être battue, on lui a fracassé toutes les dents… Elle s’accroche encore pour ses enfants Grete, Otto et Albert.

Voilà la trame du roman, chacun va tenter de survivre et d’aider les autres. Heinz en repartant en Lituanie avec Albert. Le courage de ces gamins force l’admiration, celui des mères aussi, certes, mais les deux garçons sont devenus adultes très vite. Et même Renate sera obligée de partir.

La Lituanie qui les fait tous rêver pour commencer une nouvelle vie, n’est pas si accueillante que cela, certains, les aident, d’autres les utilisent comme des esclaves.

C’est en 1996 que l’auteur a appris l’existence de ces enfants allemands qui se sont réfugiés en Lituanie et qu’on appelait « enfants-loups », Wolfskinder et a décidé de raconter leur histoire. Les Allemands eux-mêmes savaient très peu de choses.

Je ne connaissais pas non plus l’existence de ces enfants, et Alvydas Slepikas m’a bouleversée avec ce roman que j’ai mis une semaine à lire (et pourtant, il compte 235 pages, notes comprises). J’alternais avec « Bobok » de Dostoïevski, pour pouvoir reprendre ma respiration.

La seconde guerre mondiale me passionne depuis l’adolescence, mais surtout ce qui concerne le nazisme, la Résistance, la Shoah. J’ai du mal à me lancer dans l’URSS stalinienne, car Staline n’a rien à envier à Hitler, mais martyriser son propre peuple, c’est encore une étape…

Au début, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ce que les nazis avaient fait endurer aux Juifs, en entendant ces personnes se plaindre qu’on leur avait tout pris, pendant les trente premières pages, au maximum, puis l’empathie est revenue naturellement. C’est assez déstabilisant, je dois le reconnaître.

J’ai choisi les extraits que je propose, parmi les moins horribles, car certaines descriptions font froid dans le dos. Ce fut une lecture éprouvante, (car j’ai eu froid et faim avec eux dans cette forêt sinistre, avec de la neige partout, le cœur parfois, souvent même, en charpie), mais une lecture passionnante et très instructive qui m’a donné envie de trouver des témoignages d’enfants-loups qui ont survécu, ce qui a été compliqué pour Alvydas Slepikas, d’ailleurs car ils n’ont plus envie d’en parler.

J’en ai trouvé un sur Babelio : « Moi, Enfant-loup » d’Ingeborg Jacobs… si vous pouvez m’en conseiller d’autres, je suis toute ouïe…

J’ai découvert ce roman après avoir lu de belles critiques de lecteurs participant au challenge Le mois de l’Europe de l’Est, l’an dernier, donc je me l’étais procuré illico pour ma participation 2021. J’apprécie beaucoup ce challenge car je découvre des auteurs de pays dont je connais très mal la littérature.

9/10

L’auteur :

Alvydas Slepikas est dramaturge, scénariste et metteur en scène. Il a déjà publié plusieurs recueils de poésie et dirige la rubrique littéraire de l’hebdomadaire Literatura ir menas. À l’ombre des loups (Flammarion, 2020) est son premier roman.

Extraits :

Tout ressurgit du passé comme des ténèbres. Les personnes et les évènements semblent enveloppés d’un tourbillon de neige dans le silence d’un brouillard pesant. Tout est lointain, mais rien n’est effacé. Certains détails sont clairs, d’autres sont déjà perdus comme sur une photo qui a déteint. Le temps et l’oublie ont tout enseveli sous la neige, le sable, le sang et l’eau trouble.

Voici les brochures que l’on distribue aux soldats soviétiques pour les encourager : « Tuez tous les Allemands. Et leurs enfants aussi. Il n’y a pas d’Allemand innocent. Prenez leurs biens et leurs femmes. Tel est votre droit, telle est votre récompense ».

C’est un corps gelé. Les routes en sont pleines à présent et l’on dit que les loups ont pris goût à la chair humaine. Mais pourquoi faire tant d’histoires à propos des loups quand ce sont les gens qui ont pris leur place désormais.

On leur a attribué des maisons, on leur a dit de prendre ce qu’ils voulaient, sans penser une seule seconde à ceux qui les habitaient. Chaque bâtiment, chaque maison, chaque jardin avait déjà ses propriétaires. Prenez tout, tel est votre droit, telle est votre récompense.

Quand les premiers soldats russes débarquèrent, les habitants du village se mirent à prier. Ils étaient terrorisés, mais espéraient que les descendants de Tolstoï et de Dostoïevski ne seraient pas de cruels et sauvages conquérants…  

Endurcis comme ils étaient par plusieurs années d’une guerre des plus violentes, un mort de plus ou de moins n’avait pas grande importance à leurs yeux. Ils n’étaient plus guidés que par un profond désir de vengeance.

D’étranges formes se déplacent au milieu des champs et d’une tempête qui n’en finit pas. A travers les flocons, on peut par moment apercevoir le cimetière.

Il commence à faire sombre.

Les silhouettes des femmes et des enfants sont comme des fantômes qui se balancent dans le vent.

Les gens sont comme des chiens ou des loups, il ne faut pas les regarder dans les yeux, sinon ils vont voir que tu as peur, ils vont voir qu’au fond des tiens, il est écrit : « ayez pitié de moi, laissez-moi en vie, ne prenez pas mon pain, laissez-moi je ne vous souhaite aucun mal ». Et c’est la pire chose qui soit…

Dans ce pays sombres, la forêt sans fin encercle les fermes et les villages comme un mur noir. Les loups ne craignent plus les hommes, ils se nourrissent de leurs cadavres gelés. Les routes en sont pleines…

Lu en mars 2021