« Sur les ossements des morts » d’Olga Tokarczuk

Poursuivons donc ce mois de l’Europe de l’Est, et la découverte de l’auteure avec le roman dont je vous parle aujourd’hui :

Résumé de l’éditeur :

Janina Doucheyko vit seule dans un petit hameau au cœur des Sudètes. Ingénieur à la retraite, elle se passionne pour la nature, l’astrologie et l’œuvre de William Blake. Un matin, elle retrouve un de ses voisins mort dans sa cuisine, étouffé par un petit os. C’est le début d’une longue série de crimes mystérieux sur les lieux desquels on retrouve des traces animales. La police enquête. Les victimes avaient toutes pour la chasse une passion dévorante. Quand Janina Doucheyko s’efforce d’exposer sa théorie sur la question, tout le monde la prend pour une folle… Car comment imaginer qu’il puisse s’agir d’une vengeance des animaux ?

Ce que j’en pense :

En pleine nuit, Janina Doucheyko est réveillé par son voisin, Matoga, car un autre voisin est décédé. En maugréant, elle le suit et, effectivement, Grand-Pied est dans sa cuisine, mort étouffé par un os. Ils décident de procéder à sa toilette pour qu’il soit plus présentable, avant de prévenir la police… a priori il s’agit d’une mort naturelle mais il va s’ensuivre un effet domino…

D’autres personnes vont être retrouvées mortes : le chef de la police, un chasseur richissime en lien avec la mafia, et chaque fois, il y a des mystérieuses traces d’animaux, des biches en particulier.

Le narrateur est Janina en personne, ingénieure à la retraite, qui déteste son prénom, se passionne pour l’astrologie, pour la Nature et la cause animale. Végétarienne par conviction, défendant bec et ongles le bien-être animal, intolérante à la chasse et aux chasseurs, passionnée également par William Blake dont elle traduit les poèmes en compagnie d’un jeune voisin, Dysio,  elle ne s’attire pas la sympathie des habitants de ce hameau, qui ne s’anime qu’en été quand les vacanciers débarquent.

Elle prend un malin plaisir à écrire des lettres où elle dénonce les exactions des chasseurs, qui s’en sont même pris à ses chiens, émettant des hypothèses farfelues donc elle passe pour la folle du hameau.

Janina m’a conquise, je suis sensible à ses combats même lorsqu’ils sont poussés à l’extrême, à ses théories drôles à propos de la santé, ses démonstrations permettant d’expliquer les différentes morts via le thème astral des personnes concernées, et sa théorie sur la vengeance des animaux est assez géniale… l’air de rien, elle nous livre une réflexion philosophique intéressante sur la vie, la souffrance de « son vieux corps malade » comme elle dit, la vieillesse et la mort. Elle est sans pitié et sans illusion sur les hommes, sur la religion et se sent bien dans sa maison, seule, retirée du monde telle un ermite.

Elle est attachante par la manière dont elle déteste appeler les gens par leur nom ou prénom les affublant de surnoms plus adaptés selon elle : Grand-pieds, Manteau Noir Frou-frou  ainsi que par sa fascination pour la Tchéquie, tellement plus accueillante dont elle joue à traverser la frontière plusieurs fois, pour le plaisir quand elle est en promenade, en souvenir du temps, pas si lointain, où les frontières étaient complètement fermées. C’est une femme libre, dans ses choix de vie, ses convictions, son comportement.

Le dénouement est génial, et j’ai eu un mal fou à refermer ce roman, tant je me sentais complice, en osmose avec Janina ! ce roman est souvent présenté comme un polar, mais les morts ne sont que des prétextes à une réflexion bien plus large.

Le roman démarre en fanfare avec cet incipit qui nous met l’eau à la bouche :

Je suis à présent à un âge et dans un état de santé tels que je devrais penser à me laver soigneusement les pieds avant d’aller me coucher, au cas où une ambulance viendrait me chercher en pleine nuit…  

Le titre est inspiré d’un vers de William Blake et en tête de chaque chapitre, Olga Tokarczuk nous propose un vers de l’auteur pour illustrer son propos :

« Conduis ta charrue par-dessus les ossements des morts »

J’ai retrouvé avec un immense plaisir la plume d’Olga Tokarczuk dont j’avais découvert la truculence avec « Dieu, le temps, les hommes et les anges » et la magie a fonctionné de nouveau.

Fort heureusement il me reste encore deux de ses romans dans ma PAL : « Les Pérégrins » et « Les livres de Jakob » pour le challenge de 2023 et plus si le plaisir est toujours au rendez-vous… Son discours pour le prix Nobel qu’on peut retrouver avec d’autres textes dans « Le tendre narrateur » devrait me plaire aussi.

L’auteure :

Née en 1962, Olga Tokarczuk a reçu le prix Niké – équivalent du prix Goncourt – pour Les Pérégrins parus aux éditions Noir sur Blanc. Romancière la plus célèbre de sa génération, elle est l’auteur polonais contemporain le plus traduit dans le monde.

On lui doit, entre autres, « Les livres de Jakob », « Dieu, le temps, les hommes et les anges » et « Sur les ossements des morts » … ainsi que des textes illustrés pour la jeunesse.

Extraits :

J’ai toujours pensé que la partie la plus intime et la plus personnelle de notre corps était les pieds, et non les parties génitales, le cœur, ou même le cerveau, organes, somme toute, sans grande importance et que l’on surestime à tort. C’est dans les pieds que se concentre tout le savoir sur l’homme ; c’est vers les pieds que converge l’essentiel de ce que nous sommes et que s’établit notre rapport à la terre.

L’âge venant, beaucoup d’hommes souffrent d’une sorte de déficit, que j’appelle « autisme testostéronien ». Il se manifeste par une atrophie progressive de l’intelligence dite sociale et de la capacité à communiquer, et cela handicape également l’expression de la pensée. Atteint de ce mal, l’homme devient taciturne et plongé dans sa rêverie.

Le monde autour de moi était enveloppé d’une obscurité grise, froide et désagréable. Parfois, j’ai l’impression que nous vivons dans un tombeau, grand et spacieux, bâti pour pouvoir accueillir un grand nombre de personnes. La prison ne se trouve pas à l’extérieur, elle est l’intérieur de chacun de nous.

D’une certaine façon, les gens comme elle, ceux qui manient la plume, j’entends, peuvent être dangereux. On les suspecte tout de suite de mentir, de ne pas être eux-mêmes, de n’être qu’un œil qui ne cesse d’observer, transformant en phrases tout ce qu’il voit ; tant et si bien qu’un écrivain dépouille la réalité de ce qu’elle contient de plus important : l’indicible.

J’ai grandi à une époque qui, malheureusement, appartient déjà au passé. Elle se caractérisait par une grande aptitude au changement et à l’élaboration de visions révolutionnaires. Aujourd’hui, plus personne n’a le courage d’inventer quelque chose de nouveau. On se réfère sans cesse à ce qui existe déjà et l’on ne fait que ressortir de vieilles idées.

Il y a un vieux remède contre les cauchemars qui hantent les nuits, c’est de les raconter à haute voix au-dessus de la cuvette des W.C., puis de tirer la chasse.

Et c’est à la lisère de la forêt que je vis deux renards blancs. Ils marchaient lentement, l’un derrière l’autre. Sur l’herbe verte, leur blancheur semblait d’un autre monde. On aurait dit la représentation diplomatique du Royaume des Animaux, venue débattre d’une affaire urgente…

La santé est un état incertain qui n’augure rien de bon. Mieux vaut être raisonnablement malade, cela permet au moins de prévoir la cause de son propre décès.

Lu en mars 2022

« La ferme aux poupées » de Wojciech Chmielarz

Je ne peux pas envisager ce challenge « le mois de l’Europe de l’Est » sans un roman de cet auteur au prénom imprononçable, que j’ai découvert l’an dernier avec son premier livre « Pyromane » :

Résumé de l’éditeur :

L’inspecteur Mortka, dit le Kub, a été envoyé à Krotowice, petite ville perdue dans les montagnes. Officiellement, il est là pour un échange de compétences avec la police locale. Officieusement, il y est pour se mettre au vert après une sale affaire. S’il pense être tranquille et avoir le temps de réfléchir à l’état de sa vie personnelle, il se trompe lourdement.

Quand Marta, onze ans, disparaît, un pédophile est rapidement arrêté, qui reconnaît le viol et le meurtre de la petite.

Mais l’enquête est loin d’être terminée : les vieilles mines d’uranium du coin cachent bien des secrets… et peut-être quelques cadavres.

Il faudra tout le flair du Kub pour traquer des trafiquants dont la cruauté dépasse l’entendement.

Ce que j’en pense :

Marta, une petite fille qui attend, seule, au bord de la route, est abordée par un homme qui réussit à la faire monter dans sa voiture. Elle disparaît sans que cela paraisse émouvoir vraiment sa famille. On évoque l’acte d’un pédophile, déjà connu pour des délits, et la consultation de sites pédopornographiques, mais qui n’est semble-t-il jamais encore passé à l’acte.

Arrêté, l’homme avoue l’enlèvement et le meurtre de la fillette, mais celle-ci finit par être retrouvée dans une ancienne mine d’uranium, à côté de cadavres en décomposition.  En lait, l’homme avait avoué car il redoutait un passage à l’acte… Libéré, on le retrouve assassiné quelques jours plus tard. Qui l’a tué ? Y-a-t-il un rapport avec les cadavres retrouvés dans la mine ?

C’est l’inspecteur Lupa de la brigade de Krotowice, qui mène l’enquête, supervisée par le commissaire Zajda, qui tient à tout prix à garder cette enquête sinon on risque de réduire son budget et son équipe. Notre ami Mortka, n’est que consultant dans cette enquête, car depuis qu’il a abattu le pyromane (cf. enquête précédente) on l’a envoyé au vert en province dans le cadre d’un « programme d’échange » pour ne pas dire au placard…

J’ai beaucoup aimé retrouver Mortka, surnommé « Le Kub », policier intègre qui a toujours fait passer son métier avant tout et par voie de conséquence son couple qui a explosé en vol. Il doit trouver sa place dans une équipe dont certains membres feraient mieux de changer de travail… J’apprécie la manière dont il mène ses enquêtes, dont il réfléchit au lieu de foncer tête baissée, son intuition, son attitude envers les suspects…  

Wojciech Chmielarz nous décrit une région de Pologne, où règne un racisme dirigé contre la communauté Tzigane, coupable d’office pour certains, avec des disparitions qui n’inquiètent personne, sur fond de trafic d’être humains, avec des rebondissements des complicités au sein même de la police parfois, et nous oriente dans des directions multiples, où l’on finit par suspecter tout le monde.

Il revient sur les mines d’uranium, du temps de l’époque soviétique, où les ouvriers ne savaient même pas qu’ils étaient exposés à la radioactivité, avec les conséquences qu’on imagine. Il évoque également la nostalgie de l’époque communiste où policiers, miliciens avaient tous les pouvoir et donc étaient respectés.

J’aime beaucoup cet auteur et son univers, car on voit la manière de travailler de la police en Pologne tout en revenant sur l’Histoire du pays. Son troisième opus « La Colombienne » m’attend déjà mais je fais durer le plaisir alors ce sera pour le challenge de l’an prochain, car Olga Tokarczuk avec « Sur les ossements des morts » et Zygmunt Milozsewski et « Les impliqués » piaffent d’impatience…

8,5/10

Extraits :

Le Kub, je ne comprends pas très bien moi-même, mais c’est comme ça. Si un Tsigane collabore avec la police, il cesse d’être tsigane. On ne peut plus manger avec lui, ni dormir, ni lui parler. Il est exclu de la communauté. A vie. C’est la sanction la plus sévère.

Soudain, Mortka se figea, sentant ses cheveux se dresser sur sa tête. Il venait de comprendre. Devant lui, un encadrement de béton était planté dans la roche, et des planches bloquaient l’entrée d’une ancienne mine.

Son père et ses collègues savaient parfaitement qu’ils extrayaient de l’uranium. Qu’on ne leur ait jamais expliqué en quoi consistait l’uranium, c’était une autre chose. Les Soviets stipulaient bien de ne pas prendre de repas sous terre, sous aucun prétexte, mais qui aurait perdu du temps à remonter à la surface après être tombé sur un bon filon ? Car ils recevaient, en fonction de la production, des pries dont même les mineurs de Walbrzych n’auraient jamais rêvé. Un âge d’or pour Kretowice…

Zajda se trouvait, lui, nez à nez avec une autre menace : un troupeau de jeunes chômeurs privés de tout espoir, brutalement écrasés par un monde qu’ils avaient cru sûr. Il était effrayé, car il lisait dans leurs yeux et leurs gestes que l’uniforme n’avait plus rien de sacré.

L’époque où le milicien de la Pologne communiste était un dieu était bien révolue. Le régime avait disparu, et il avait depuis l’impression d’avoir été rétrogradé à un statut de chien de garde. Un chien, ça reste au bout de sa chaîne, et on le fait obéir avec un bâton s’il aboie trop fort.

Lu en mars 2022

« Les cœurs endurcis » de Martyna Bunda

Petit voyage en Pologne, aujourd’hui avec ce livre par lequel j’entame résolument ma participation au challenge « Le mois de l’Europe de l’Est » :

Résumé de l’éditeur :

Les héroïnes de cette saga féminine, dont l’action recouvre le second tiers du XXe siècle en Pologne, sont trois sœurs : Gerta, fiable et sérieuse, Truda, qui cède facilement aux appels du cœur, et Ilda, la rebelle, la fantasque. Leur mère, Rozela, les a élevées seule dans le village cachoube de Dziewcza Góra. Pour survivre à la guerre, puis à la terreur stalinienne, elles doivent apprendre à dissimuler leurs sentiments. L’insensibilité devient leur bouclier contre l’adversité, et, là où d’autres s’effondreraient, Rozela et ses filles poursuivent leur chemin, vaille que vaille.

Il y a des mariages et des séparations, mais ni les maris ni les enfants qui viennent au monde ne constituent le centre de tout. Ici, les liens du sang ne semblent relier que les femmes… Au fil des années, la maison de la mère restera le lieu où reprendre souffle, où retrouver forces et réconfort. Dans cette éblouissante évocation de la « dureté » des femmes, aucune idéalisation, aucun violon de mélodrame facile, mais des images inoubliables et un humour merveilleux. Une ode à la sororité, à une forme farouche de solidarité.

Traduit du polonais par Caroline Raszka-Dewez

Ce que j’en pense :

Le roman débute sur une scène qui se passe en 1975, avec un étrange enterrement : trois sœurs accompagnant un cercueil, celui de Tadeusz Gelbert, sculpteur de son état qui fut le compagnon de l’une d’elles, Ilda, mais ne s’est jamais réellement séparé de son « épouse aimante », présente elle-aussi, scène qui nous permet de faire la connaissance de cette famille que l’on va suivre au gré des ans et de l’Histoire.

On entre ainsi dans cette famille étrange, composée de la mère Rozela et de ses trois filles : Gerta, Truda et Ilda, dans leur ferme « La colline-aux-Vierges » située dans le village de Dziewcza Gora.

Rozela, n’a pas eu une vie facile : son mari est mort accidentellement, dans les années trente et on l’a « indemnisée » en lui faisant construire sa maison, la première en « dur » du village. A la fin de la guerre, elle a été violée durant plusieurs jours par des soldats russes qui cherchaient de l’argent, brûlée au fer rouge, ce qui laissera une trace indélébile sur son abdomen. Elle refusera toute sa vie de parler de ce qui s’est passé ce jour-là, se contentant de tenir le fer à repasser à distance et interdire à quiconque de le toucher. Elle veut oublier cette horrible guerre, les nazis, puis les bolcheviks, et reprendre une vie normale.

Une des filles était à Berlin, travail forcé, qu’elle a fui avec un Allemand « résistant » Jakob » mais Rozela a refusé que sa fille épouse un nazi, alors qu’elle-même caché des gens en fuite dans sa cave (Juifs ou non) ce qui n’empêchera pas Truda d’entretenir des liens épistolaires avec lui.

La vie à la ferme n’est pas simple, on manque de tout, mais Jan, un milicien, amoureux de Truda, se débrouille pour leur apporter nourritures, poules, cochons, paons… et finit par l’épouser. Tout ira bien, naissance de leur petit garçon, Jan-Flamme qui multiplie les bêtises… Un jour, elle apprend qu’il a eu un autre fils et en voulant enquêter sur son passé elle attire l’attention de la milice sur lui et direction prison, torture, condamnation après un procès à charge on est à l’ère stalinienne…

Gerta, va épouser un horloger, quelque peu étrange aussi, Edward, le seconder au travail, tout en s’usant les yeux sur les nappes qu’elle brode et vend pour arrondir les fins de mois. De leur union naîtront trois filles.

Ilda, la petite dernière, fait la connaissance d’un sculpteur, avec lequel elle partagera sa vie malgré la présence plus ou moins rapprochée de sa première femme, dont il ne se séparera jamais. C’est Ilda qui gère la maison, puis la maladie, de Tadeusz, narcissique, manipulateur… et ils n’auront jamais d’enfants.

Les trois sœurs tentent, toutes les trois, de vivre leur vie de manière autonome, de travailler, chacune dans leur domaine, mais chaque fois qu’un problème surgit, c’est le retour à « La colline-aux-Vierges » qui sera maintes fois repeinte, réorganisée…

On va traverser avec cette famille, ces quatre femmes surtout, car les hommes ne brillent pas par leur courage et leur esprit d’initiative, dans ce village assez loin de Gdańsk, où elles se rendent parfois lorsqu’il faut demander des papiers, des autorisations à l’administration communiste, véritable parcours du combattant de 1945 à 1979, en gros, jusqu’au décès de Rozela.

On va suivre le règne communiste, les dictateurs, pions de Moscou, les tentatives de révoltes, telles les émeutes de Gdańsk, la dureté carcérale dont Jan finira par sortir, vieillard avant l’âge, détruit psychologiquement.

La vie de ces femmes et de leurs familles est dure, mais il y a quand même des moments heureux, car elles se contentent de peu, ce que l’on ne connaît pas ne peut pas nous manquer !), on récupère de quoi manger comme on peut mais on peut faire des « banquets », (comme pour les mariages, par exemple). J’ai apprécié la volonté de Rozela son opiniâtreté, son alambic qui lui permet de faire de la « vodka » dans la cave maudite, ou encore les cochons de Poméranie, dont une femelle a batifolé avec un sanglier donnant naissance à un cochonglier à frange et à une descendance particulière…

Ce roman qui est le premier livre de Martyna Bunda , m’a vraiment plu,   j’ai beaucoup aimé passer du temps avec cette famille dont les membres sont loin d’être de tout repos, dans une époque de l’Histoire difficile… j’ai aimé aussi la manière dont Rozela s’effondre parfois, trop de souffrances accumulées, se réfugiant dans la prière, ce qui donne des dialogues à sens unique avec la Vierge Marie et la manière dont elle planifie son enterrement de la tenue, à la cérémonie, pour que tout soir comme elle le désire, pour ne pas générer d’angoisse supplémentaire pour envisager le grand départ. C’est le personnage qui m’a le plus touchée…

L’écriture est belle, (je rends hommage à la traductrice au passage), la poésie alternant avec les passages un peu osés parfois, le rythme enlevé m’a suffisamment emportée pour que j’en oublie mes surlignages habituels pour constituer mon stock de citations ; j’ai apprécié le découpage au gré des saisons ainsi que la belle couverture. Tout est soigné dans ce roman. Belle saga donc qui résonne particulièrement dans ce contexte de guerre, en espérant que la folie poutinienne ne s’en prenne pas à la Pologne.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Noir sur Blanc qui m’ont permis de découvrir ce roman et son auteure dont je vais attendre de pied ferme le prochain livre.

#LesCoeursendurcis #NetGalleyFrance !

8/10

L’auteure :

Martyna Bunda, née à Gdańsk en 1975, a grandi dans la région polonaise de Cachoubie ; elle a étudié les sciences politiques et a travaillé dès l’âge de 18 ans comme journaliste de presse écrite. De 2012 à 2018, elle a dirigé les pages d’actualités nationales d’un grand hebdomadaire polonais (Polityka).

Elle a reçu plusieurs prix pour ses reportages et pour Les Cœurs endurcis, son premier roman. Elle est mère de deux filles et vit à Varsovie.

Extraits :

Elle fut la première de la bourgade à rouler à moto, vêtue d’une combinaison de cuir ajustée, jusqu’à ce que Tadeusz lui demande de la remplacer par des atours féminins cousus sur mesure ? Le jour de l’enterrement pourtant, Ilda était telle une des saintes de l’église de Kartuzy…

Mais, c’était un travail de moine véritablement. Un tissu fin, des fils, des aiguilles de trois tailles différentes, un dé à coudre, une enveloppe contenant des lames de rasoir. Et avant cela, il fallait : transposer soigneusement le modèle sur du papier buvard, le redessiner à l’infini, de manière à obtenir une symétrie parfaite entre les pétales et les feuilles. Et, plus tôt encore, dénicher les tissus. Combien d’ingéniosité et de ruse nécessitait l’acquisition du tissu.

Rozela avait très envie de ressentir de la joie. Elle le devait aussi bien à sa fille qu’à l’enfant qui allait naître. C’est toutefois de l’inquiétude qu’elle ressentit. Cette vie n’est pas soutenable, songea-t-elle. Sans cesse, des changements. On peine à venir à bout de l’un qu’un autre accourt déjà. Rozela eut peur, soudain, de ne pas pouvoir tenir le coup.

Ensuite, à la Colline-aux-Vierges, on ne parla de rien d’autre que de « décembre 70 », des émeutes de la Baltique du pouvoir qui avait fait tirer sur la foule des ouvriers, à Gdansk. La ville était fermée, les lettres qui devaient forcément passer par Gdansk, restait bloquées, et Truda perdit tout contact avec les garçons.

La gare Centrale de Varsovie – un bâtiment sordide, misérable – se révéla aussi bondée que les wagons. Avancer, même, était compliqué. Gerta descendit un petit escalier et découvrit enfin la capitale. Sept ans s’étaient écoulées depuis la guerre, pourtant, la ville donnait toujours l’impression que les bombardements avaient cessé la veille.

Plus Rozela voulait la (Ilda) soulager, plus elle voulait la protéger, du froid omniprésent, par exemple, moins celle-ci l’acceptait. Qu’au moins sa fille constate à ses dépens que la vie n’était pas si facile, et qu’il fallait parfois courber l’échine. Qu’au moins elle ensoi pas toujours si rebelle et frondeuse.

Elle (Rozela) ignorait le regard interrogateur de ses filles qui l’écoutaient pendant des heures parler avec une pièce vide. Elle se plaignait à Marie (la Vierge) et pleurait, avouant qu’elle avait peur de mourir.

Lu en février-mars 2022

« Dieu, le temps, les hommes et les anges » d’Olga Tokarczuk

Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’avais mis de côté précieusement pour le challenge de cette année :

Quatrième de couverture :

« Pour les anges, les événements sont une espèce de rêve, de film en boucle ; ils sont incapables de s’y impliquer : les événements ne leur sont d’aucune utilité. Les événements prodiguent à l’homme un enseignement, augmentent sa connaissance du monde et de lui-même, ils lui servent de miroir, circonscrivent ses limites, illustrent ses possibilités, l’aident à formuler des noms. »

Le roman qui a fait connaître Olga Tokarczuk, récompensée du prix Nobel de littérature.

Ce que j’en pense :

Antan, village imaginaire situé au centre de l’univers, traversé par deux rivières la Noire et la Blanche, chacune des quatre frontières étant gardée par un archange : Raphaël, Gabriel, Michel et Uriel, chacune frappée d’un « fléau » : orgueil, soif de posséder, bêtise etc.

Dans ce village, les habitants ont des patronymes plutôt symboliques : Séraphin, Céleste, Chérubin et même Divin et on va suivre leur histoire sur pratiquement un siècle, le récit commençant à l’été 1914 avec le départ à la guerre de Michel Céleste, pour ce qui devait durer tout au plus quelques semaines, laissant son épouse Geneviève. Cette dernière est enceinte, mais Michel ne le sait pas.

Dans ce récit outre la famille de Michel qui va accueillir Misia puis plus tard un fils, Isidor, qui ne se développe pas normalement et restera un peu handicapé.

On rencontre aussi la Glaneuse qui vit plus ou moins dans la forêt, cueillant fleurs racines pour en faire des potions. Pour survivre elle se prostituait, et elle accouchera dans des conditions terribles d’un petit garçon qui ne survivra pas. Tout près, il y a le château dont le maître des lieux Popielski, a un comportement plutôt étrange.

Les destins de Geneviève et la Glaneuse évoluent en parallèle, des maternités en même temps, mais chacune aura sa part de souffrance. La seconde fois, pour la Glaneuse, c’est une fille, Ruth.

Dans la forêt, il y a aussi des êtres étranges, tel le mauvais Bougre qui a fui la compagnie des humains.

Ces personnages vont traverser les deux guerres, vivant dans des conditions difficiles, Misia va épouser Paul Divin et la famille va continuer à évoluer, chaque fois, un homme de la maison sera obligé d’aller à la guerre, et reviendra couvert de plaies psychologiques, en fonction de ce qu’il aura vu.

Le communisme, tendance Staline, modifie les données antérieures, le nazisme va s’accompagner de la persécution des Juifs. Tout est prétexte à saccager, à maltraiter semer la désolation. Chaque évolution entraînant son lot de souffrances, alors que les anges, et les archanges supervisent et dissertent.

Olga Tokarczuk nous raconte, certes, l’histoire de quelques familles, sur près d’un siècle, mais elle nous entraîne aussi dans des réflexions intenses sur la vie, la survie, la mort, et le temps qui passe, avec des allusions à Dieu, « au monde qu’il a créé » ou à ses hésitations sur sa création et sur ce que devient l’Homme, sa créature.

J’ai bien aimé, le jeu que le Rabbin a donné au châtelain Popielski, qui parcourt les différents mondes de la création, pour passer d’un monde à l’autre, il y a des énigmes, qu’il faut résoudre avec les conséquences qui peuvent en découler quand la recherche tourne à l’obsession.

L’auteure découpe son roman en chapitre, qu’elle appelle « le temps de… » on a ainsi le temps de Geneviève ou le temps d’Isidor ou le temps d’ Antan, le temps de l’ange gardien, mais aussi le temps des tilleuls, ou le temps du mycélium, la Nature étant aussi importante que les êtres humains.

L’écriture est belle, tout est affûté, précis, et pourtant le style est poétique et c’est un plaisir de la suivre dans des contrées où je n’ai pas l’habitude de me retrouver… j’ai aimé notamment ces âmes qui errent sur le village, qui défilent parfois et finissent par se croire, vivantes, réincarnées en quelque sorte.

C’est ma première incursion dans l’univers d’Olga Tokarczuk, qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 2019, et j’ai adoré, ce village, ces personnages, la réflexion sur la vie. Tout m’a plu et je vais continuer à explorer ses romans avec, notamment, « Sur les ossements des morts ».

C’est ma deuxième lecture dans le cadre du challenge « Le mois de l’Europe de l’Est » et ce magnifique roman est un coup de cœur.

L’auteure :

Née en 1962, Olga Tokarczuk est la romancière polonaise la plus célèbre de sa génération et la plus traduite dans le monde. Aux Éditions Robert Laffont, elle a publié Dieu, le temps, les hommes et les anges en 1998, puis Maison de jour, maison de nuit en 2001.

Suivront aux Éditions Noir sur blanc, entre autres, Les Pérégrins en 2010, récompensé du Man Booker Prize 2018, et Les Livres de Jakób en 2018, finaliste du prix Femina étranger et couronné, comme le premier, du prix Nike, qui prime le meilleur roman polonais de l’année.

Extraits :

Au centre d’Antan, Dieu a dressé une colline qu’envahissent chaque été des nuées d’hannetons. C’est pourquoi les gens l’ont appelée la montagne aux hannetons. Car Dieu s’occupe de créer, et l’homme d’inventer des noms.

La raison d’un ange ne ressemble pas à celle de l’homme, il ne tire pas de conclusions, ne juge pas, ne pense pas de manière logique. A certains humains, un ange pourrait paraître stupide. Mais, l’ange, depuis l’origine des temps, porte en lui le fruit de la connaissance, le savoir pur : une raison affranchie de la pensée, et du même coup des erreurs – ainsi que de la peur qui les accompagnent…

Les choses sont des existences immergées dans une autre réalité, là où il n’y a ni temps ni mouvement. Nous ne voyons que leur surface. Or c’est le reste, plongé dans l’ailleurs, qui détermine la signification et le but de chaque objet. Un moulin à café, par exemple.

Le moulin à café est un morceau de matière auquel a été insufflée l’idée de la mouture.

Expulsée du corps en état d’ivresse, abasourdie, privée d’absolution et de carte pour la guider vers Dieu, l’âme demeura comme un chien près du cadavre qui se refroidissait dans la jonchère.

Une âme de cette sorte, aveugle et désemparée, cherche obstinément à réintégrer le corps. Pourtant, elle se languit du pays dont elle est précédemment venue, où elle a séjourné de toute éternité, d’où elle a été précipitée dans le monde de la matière.

Imaginer, c’est en somme créer, jeter un pont entre la matière et l’esprit. Surtout quand on pratique aussi souvent qu’intensivement. L’image se transforme alors en gouttelettes de matière et s’intègre aux courants de la vie. Parfois, en cours de route, elle se déforme quelque peu. En somme, tous les désirs humains se réalisent, s’ils sont suffisamment intenses, mais pas toujours de la manière qu’on avait imaginée.

Moi, en fait, je les aime bien, les Slaves. Tu sais que le nom de cette race vient du mot latin slavus, « serviteur » ? C’est un peuple qui a la servilité dans le sang.

Elle les regarda défiler jusqu’au crépuscule et la procession ne paraissait pas avoir de fin. Ils défilaient toujours quand elle ferma les yeux. Elle sut que Dieu les regardait aussi. Elle vit Son visage. Noir, effrayant, plein de cicatrices.

Et plus le monde s’adonnait au progrès, plus il chantait les louanges de la vie, plus il y avait foule dans le temps des morts, pus les cimetières bourdonnaient de voix d’outre-tombe. Les défunts y recouvraient leur lucidité, constataient avoir gaspillé le temps qui leur avait été accordé. Après la mort, ils découvraient le mystère de la vie, mais c’était une découverte vaine.

L’homme attelle le temps au char de sa souffrance. Il souffre à cause du passé et il projette sa souffrance dans l’avenir. De cette manière, il crée le désespoir. Llalka (la chienne), elle, ne souffre qu’ici et maintenant.

Lu en mars 2021

« Pyromane » de Wojciech Chmielarz

Je vous parle aujourd’hui d’un polar que j’ai lu dans le cadre du Challenge « Le mois de Pays de l’Est organisé par Patrice :

Résumé de l’éditeur :

À Varsovie, au cœur d’un hiver glacial, l’inspecteur Mortka est appelé un samedi matin aux aurores sur les lieux d’un incendie criminel. Dans les ruines fumantes d’une villa d’un quartier chic, on découvre le corps de Jan Kameron, un businessman qui a connu des revers de fortune. Sa femme Klaudia, une ex-star éphémère de la chanson, lutte pour sa vie à l’hôpital.

 
Mortka espère d’abord qu’il s’agisse d’un règlement de comptes lié aux affaires pas toujours limpides de Kameron. Mais bien vite, il lui faut se rendre à l’évidence : un pyromane sévit dans les rues de la capitale, balançant des cocktails Molotov par les cheminées et semant la mort sur son passage…

Il faudra toute la ténacité de Mortka, déjà fragilisé par son divorce récent et épuisé par les fiestas de ses colocs étudiants, pour mener à bien une enquête où les fausses pistes abondent. Sans compter le harcèlement de sa hiérarchie qui lui colle une profileuse dans les pattes, et le comportement suspect de son adjoint porté sur la boisson…

Ce que j’en pense :

Le roman commence par la description de la manière dont le pyromane déclenche l’incendie d’une maison, et les émotions qu’il ressent, la jouissance, notamment, qui lui déclenche une érection.

La maison est celle de Jan Kameron, businessman douteux qui a joué en bourse et perdu des sommes astronomiques. Il a épousé une starlette, Klaudia Klau qui a failli être miss Pologne, et a enregistré un disque à succès et ensuite, les flops se sont succédé… le couple aurait dû être absent ce soir-là.

Kowalski, le pompier, a appelé l’inspecteur Jakub Mortka car Kameron est mort, carbonisé, alors que sa femme, qu’il avait enfermée dans un placard, à la suite d’une dispute a réussi à s’échapper, grièvement brulée.

Kowalski s’est aperçu que d’autres incendies bizarres avaient eu lieu dans ce quartier résidentiel, avec la même technique de mise à feu. L’inspecteur va donc mener l’enquête secondé par, Kochan, son adjoint efficace mais avec une tendance à boire…

En fait, c’est plus compliqué qu’il n’y paraît : Kameron était mort avant de rôtir…

C’est ma première incursion dans les aventures de l’inspecteur Mortka, sa première enquête en fait, et je dois dire que ce polar, de structure classique dans la manière de mener l’enquête, m’a bien plu. Il y a des rebondissements, des interactions entre la vie des policiers et l’intrigue et je me suis laissée emporter.

L’inspecteur Mortka, alias le Kub, divorcé, deux enfants, dont la vie de famille est aussi compliquée que celle d’Erlendur d’Indridason, avec des faiblesses qui le rendent attachant, m’a bien plu et donné l’envie de continuer à suivre ses enquêtes. Et son adjoint n’est pas en reste, dans un autre genre, j’ai eu très souvent envie de lui mettre des claques avec son misogynie XXL.  

On est frappé par le contraste saisissant qui existe entre les moyens de la police, avec un ordinateur qui met au moins cinq minutes pour démarrer, quand il veut bien démarrer, et ceux des délinquants, qui sont carrément des mafieux, les poings et la gâchette faciles. Ou encore par la consommation vertigineuse de vodka. Ou a aussi le procureur toujours pressé, la hiérarchie qui met la pression, à cause de la Presse, mais cela c’est valable à peu près dans tous les pays.

Le style de Wojciech Chmielarz, (j’ai réussi à mémoriser et orthographier son nom de famille mais j’ai encore du mal avec son prénom !) m’a plu, aussi bien l’enquête que les personnages et l’écriture

En fait, j’ai commencé à m’intéresser aux auteurs polonais, par le biais du Challenge « Le mois de l’Europe de l’Est » et je me suis rendu compte que, hormis les auteurs russes, je n’en connaissais pratiquement pas les autres. J’ai découvert, l’an dernier les enquêtes du procureur Teodore Szacki d’un auteur polonais de polars : Sygmunt Miloszewski qui m’avait bien plu également.

J’avais une liste de livres pour le challenge 2021, mais la motivation étant en berne, j’ai revu mes exigences à la baisse, mais je fais de belles découvertes, et passer par des polars m’a stimulée. Les deux opus suivants sont déjà dans ma PAL…

7,5/10

L’auteur :

Wojciech Chmielarz, né en 1984, est journaliste et rédacteur en chef de niwserwis.pl, un site internet dédié à l’étude du crime organisé, du terrorisme et de la sécurité internationale.

Il est l’auteur de quatre romans mettant en scène l’inspecteur Mortka, pour lesquels il a été nominé trois fois au prestigieux prix du Gros Calibre, récompensant les meilleurs polars polonais.

Extraits :

L’inspecteur Jakub Mortka, dit le Kub, finit une dernière gorgée de café dans le gobelet de son Thermos. La boisson chaude le réveillait plaisamment. Il s’examine dans le rétroviseur. Il avait une tête affreuse. Pas rasé, les yeux cernés, un teint gris terreux qui lui donnait au moins cinq ans de plus que dans la réalité…

Quel foutu pays ! se dit-il. Ceux qui risquent leur vie au nom de l’ordre, du droit, de la protection des proches ne gagnent que des clopinettes. Et on exige d’eux d’être disponibles à chaque appel et professionnellement efficaces.

Ce sont (les pyromanes) des criminels en série. Des malades, parce que la pyromanie est une maladie. Le plus souvent des jeunes, des hommes d’une vingtaine d’années. Ils commencent par allumer de petits feux, puis visent des objectifs plus importants, pour finir avec des maisons, des hangars, des annexes de jardins. Ils éprouvent de la haine pour le monde, et ont des problèmes d’acceptation de soi.

Les policiers avaient trop peu d’argent, trop peu d’hommes, de moyens et de droits pour lutter contre un véritable groupe organisé, tel que Borzestowski, justement avait organisé le sien. Ce gangster n’avait pas à demander s’il pouvait briser des os, brûler une voiture ou loger une balle dans le crâne d’untel ou d’un autre. Il n’avait qu’à le faire. Quand la police, de son côté, étouffait sous la bureaucratie.

La bicoque n’était pas grande et contenait tout au plus trois pièces, cuisine et salle d’eau comprises. Un hangar, des toilettes peut-être hors d’usage, une niche à chien et une serre démolie dont l’intérieur était aussi enneigé que la cour, complétaient le tableau. Le tout ressemblait à un musée délabré de la campagne polonaise, destiné à montrer un retard de civilisation.

Lu en mars 2021

« Inavouable » de Zygmunt Miloszewski

Je vous parle aujourd’hui du thriller d’un auteur polonais que je m’étais promis de découvrir à l’occasion de ce challenge « Littérature de l’Europe de l’Est » :

Résumé de l’éditeur :

Les photos d’avant-guerre n’en donnent qu’une vague idée, au sourire énigmatique. Mais le « Portrait d’un jeune homme » par Raphaël, chef-d’œuvre disparu dans les décombres du Reich, vient de refaire surface. Aussitôt, le gouvernement polonais met sur pied une équipe clandestine composée d’une experte en recouvrement de biens culturels, d’un marchand d’art, d’un ex-officier de l’armée secrète et d’une voleuse chevronnée.

Or ce quatuor de choc n’est pas seul sur la piste. Mercenaires, espions, tueurs à gage, tous sont aux trousses d’un vérité, plus qu’inavouable…

Ce que j’en pense :

L’histoire débute le 26 décembre 1944, dans la chaîne des Tatras », avec la fuite, en pleine tempête de neige, d’un résistant chargé par un officier nazi de mettre un mystérieux étui métallique à l’abri. Il s’agirait d’un grand secret de cette guerre.

Mais notre homme, alpiniste réputé, s’épuise en tournant en rond dans la tempête et l’objet est perdu, l’officier avale une capsule de cyanure pour échapper aux Alliés aussi bien qu’aux russes.

Saut à l’époque actuelle, avec un « attentat » terroriste déclenché sur les cabines du téléphérique, dans les Tatras toujours. Mais un militaire réussit à déjouer en partie la manœuvre, limitant à la casse, une seule cabine avec deux personnages à bord, faisant le grand plongeon. Le militaire en question tient à rester un héros dans l’ombre, et s’apprête à prendre sa retraite.

Soudain, un tableau de Raphaël « Le portrait d’un jeune homme », disparu des radars depuis fort longtemps réapparaît sur une photo chez un collectionneur lambda. Il s’agit d’une œuvre dérobée par les nazis à la Pologne pendant la guerre. Le premier ministre Donald Tusk charge Zofia Lorentz, une experte en art qui traque ces œuvres pour les faire revenir dans les musées polonais.

On va lui constituer une équipe (à aucun moment, on ne lui a demandé son avis dans le choix des membres) qui comprend un marchand d’art, Karol, un ex-militaire Anatole dont on a déjà fait la connaissance, et une suédoise, voleuse chevronnée, qui purge une peine de prison après s’être fait prendre la main dans le sac lors de sa dernière opération.

Dans ce thriller haletant, un pavé de 635 pages, on suit cette équipe un peu étrange dont la première intervention pour récupérer le tableau est un échec, car des mercenaires, tueurs à gage, des espions tentent à tout prix de faire capoter l’opération. Qui est à la tête de l’opération ? c’est ce que doivent tenter de découvrir le quatuor. A qui peut-on faire confiance, quand l’ennemi en face utilise l’artillerie lourde, du matériel de guerre ?

Un mot sur les personnages féminins : Zofia, c’est l’intellectuelle obsessionnelle, sans concessions, qui tient les autres de haut, se lance dans des explications dithyrambiques, qui pourraient faire l’objet d’une thèse. Toute la partie consacrée à l’histoire du tableau de Raphaël que Zofia explique à ses compagnons est passionnante.

Lisa, c’est l’extravertie, qui à un langage de charretier, qu’elle met sur le compte de son passage en prison, amoureuse de son Claude (Monet) au point d’aller voler une (voire plusieurs) de ses œuvres pour la conserver pour elle…

A noter une scène très drôle : Lisa, en tenue d’Eve, pro du piratage informatique et des dernières technologies en vogue, qui déjoue les systèmes de sécurité, pour aller s’emparer du « Jeune » …

L’auteur nous promène avec habilité dans le milieu de l’art, à tel point qu’on ne sait plus qui a existé ou pas : le collectionneur Ignace Korwin-Milewski et sa mystérieuse Catherine par exemple…

L’histoire est passionnante, le suspense au rendez-vous. En plus, on s’aperçoit que les quatre compères ont un passé compliqué, des secrets, des intérêts divergents, des amours blessées et chacun a une personnalité bien affirmée. On ne s’ennuie pas une minute, tant les rebondissements sont nombreux.

Ce thriller nous entraîne dans deux domaines qui m’intéressent particulièrement : la seconde guerre mondiale et l’histoire de l’art, les œuvres dérobées par les nazis, et même si les explications de Zofia sont parfois trop « scolaires », je me suis fait plaisir car Zygmunt Miloszewski  s’est extrêmement bien documenté, donc nous livre toute une réflexion sur l’histoire des impressionnistes, le milieu des collectionneurs, des antiquaires, les opérations douteuses, en mêlant habilement l’Histoire, les magouilles des uns et des autres.

Grâce à l’auteur, j’ai découvert le peintre polonais impressionniste Aleksander Gierymski, notamment sa « vendeuse d’oranges » par exemple…

C’est le premier livre de Zygmunt Miloszewski qui atterrit entre mes mains et j’ai beaucoup aimé. D’autres m’attendent et j’ai bien l’intention de continuer à explorer son univers. Ce n’est pas une découverte de hasard, cela fait un bon moment que je vois passer des critiques enthousiastes sur Babelio, et je l’avais sélectionné pour le Challenge il y a un an déjà…

9/10

https://www.wikiart.org/fr/aleksander-gierymski

https://www.europeana.eu/fr/collections/person/3841-aleksander-gierymski

L’auteur :

Né à Varsovie en 1976, Zygmunt Miloszewski est écrivaine et scénariste. Ses romans sont traduits en dix-sept langues. En France, grâce à sa trilogie de romans policiers mettant en scène le procureur Teodore Szacki, il a été finaliste du Grand Prix des lectrices ELLE, du Prix du Polar à Cognac et du Prix du Polar européen du Point.

Après « Les impliqués », « Un fond de vérité », « La Rage » a reçu le Prix Transfuge du meilleur polar étranger.

Extraits :

Vraiment, on avait de la peine à croire qu’ils (les Polonais) avaient vécu ici toutes ces années en compagnie des Juifs. Les deux peuples les plus malchanceux du monde côte à côte, comme dans une putain de réserve naturelle de perdants. Si Dieu existait, son sens de l’humour ne manquait pas de finesse.

Durant six années, nous nous sommes battus à vos côtés sur tous les fronts, durant six années, on nous a égorgés comme des moutons, on nous a poussés dans les chambres à gaz. Et, pour finir, vous nous cédez à Staline. Aussi simplement que ça. Vous nous mettez entre les mains d’un assassin pire que Hitler qui, par caprice, a fait mourir de faim huit millions d’Ukrainiens en un an.  

La technique secrète des forces armées polonaises. Ça s’appelle la cirrhose du foie, je crois.

Après une courte conversation, on s’apercevait que le docteur Lorentz était une personne querelleuse, intransigeante, dotée d’une intelligence pernicieuse et incapable de compromis.

En son temps, il avait passé quelques mois en Irak en compagnie de Polonais et avait découvert que ces gars portaient en eux une sorte de gène de la menace qui les rendait perpétuellement vigilants. Un Américain moyen prenait tout pour argent comptant, dans un premier temps du moins. Un Polonais moyen était d’emblée persuadé que tout le monde voulait lui faire des crasses, l’arnaque, lui planter un coup de couteau dans le dos et lui déclarer la guerre. C’est pourquoi les Polonais n’entraient jamais en mode « veille ».

Les deux tableaux relèvent de la même technique, ont le même support, des dimensions quasi identiques, le même buste tourné vers la gauche et un sourire mystérieux égaré sur les lèvres. La Joconde et le Jeune sont des parents spirituels ; ce sont les deux plus grands portraits de l’histoire de la peinture.

Il (Karol) qu’il résidait dans un autre pays que le sien, que des patrouilleurs armés le cernaient, que non loin de là s’étendait un quartier où des Arabes vendaient de la bouffe chinoise et où les négociations à coup de flingues étaient probablement aussi répandues que la frustration en Pologne.

Et maintenant, je passe aux choses sérieuses, c’est-à-dire au moment où Milewski croise la route des impressionnistes, picole de l’absinthe en leur compagnie et apparaît en tant que « comte avec sa chère Catherine » dans leurs lettres et dans leurs journaux intimes.  Petite parenthèse : le peintre préféré du comte, c’était Aleksander Gierymski…

Les Allemands brûlaient les archives avec une grande application parce qu’ils savaient qu’ainsi, ils détruisaient la mémoire d’une nation.

La peinture, c’est de la lumière. C’est de la physique de base. La lumière extrait toute chose du néant et rebondit sur chaque surface de façon différente, si bien que les couleurs apparaissent. Peindre, c’est tenter de restituer cet instant fugace où une quantité infinie de rayons de lumière est réfléchie par le monde et atteint notre rétine…  

Lu en mars 2020

« Krivoklat » de Jacek Dehnel

Je vous parle aujourd’hui d’un livre lu dans le cadre de l’opération Masse critique de janvier :

 Krivoklat de Jacek Dehnel

 

Quatrième de couverture

« Nous étions d’accord, Zeyetmeyer et moi, que l’une des plus graves maladies de la prétendue littérature d’aujourd’hui découle de ce qu’elle laisse presque totalement de côté ce qui, dans la vie est inévitable, ce qui occupe même la plus grande partie de la vie, à savoir : la nécessité de passer du temps avec les imbéciles et les crapules. »

Krivoklat, citoyen autrichien, est à nouveau interné en institution psychiatrique. A chaque fois qu’il en sort, il réitère son geste fou : asperger ou tenter d’asperger d’acide sulfurique un chef-d’œuvre de l’art occidental. Son idée fixe est de celles qui vous donnent du talent. Son tourment, sa colère noire, sa passion déchirante, il nous les expose dans un monologue torrentiel, atrabilaire, drôle à pleurer que l’auteur a conçu comme un hommage amusé au grand Thomas Bernhard (1931-1989).

Bien entendu, le crime est passionnel : c’est par amour que Krivoklat vandalise, persuadé que seule la perte, la catastrophe, pourra réinvestir l’icône de son caractère unique, irremplaçable. Dehnel s’amuse, mais il nous livre aussi une réflexion passionnante et passionnée sur l’art et sa puissance. L’art dont on se protège en le photographiant, en le filmant, en en faisant des reproductions à l’infini.

Et si Krivoklat déverse des flots de haine sur la société occidentale, hypocrite et vénale, il nous fait également partager sa connaissance intime du geste créateur. A travers l’évocation de son amour défunt, à travers aussi son amitié pour un artiste de génie, Zeyetmayer, interné comme lui, Krivoklat nous fait toucher du doigt ce qui, dans le chef-d’œuvre, nous révèle à notre humanité.

 

Ce que j’en pense

Dieu, que ce livre m’a donné du mal ! Une présentation particulière : l’auteur ne va jamais à la ligne, il n’existe aucun paragraphe, les phrases sont interminables, avec des répétitions qui n’en finissent plus. La plus longue s’étend sur presque deux pages et, arrivée à la fin, je ne me souvenais de rien, j’ai dû la relire, lui trouver un sens… logorrhée…. Diarrhée verbale serait mieux adaptée d’ailleurs…

J’ai voulu l’abandonner dix fois, je me fixais un nombre de pages pour me motiver, et étrangement, chaque fois que le reprenais, je trouvais des choses très intéressantes sur l’art, la folie, la psychiatrie, surtout vue par Jacek Dehnel et je continuais, d’autant plus que je n’aime pas abandonner un livre sans laisser une chance à l’auteur…

Il y a des réflexions intéressantes sur l’art, la peinture bien-sûr, mais aussi l’art en général, ce que représente une œuvre, pourquoi il faut absolument la défigurer, comment se procurer de l’acide sulfurique pour arriver à ses fins.

La manière dont l’auteur parle de psychiatrie, de l’institution, des hospitalisations, de l’art-thérapie est au vitriol également. Ce qui m’a incitée à ne pas abandonner tout de suite, c’est la manière dont est construit le récit : un long discours, échevelé qui donne l’impression d’être dans un cerveau psychotique, mais je préfère étudier un vrai délire (cf. « La folie du doute avec délire du toucher » de Henri Legrand du Saulle par exemple)

Je n’ai pu tenir le choc qu’en lisant d’autres romans en même temps… et page 74, c’est-à-dire au milieu du livre, ce qui devait arriver arriva, j’ai laissé tomber, car ses propos sur la peinture occidentale me hérissaient. Mauvaise pioche cette fois !

Le pire dans cette expérience, c’est le fait que ma critique est aussi échevelée que le texte et j’en suis vraiment désolée car il m’est hélas impossible de faire mieux…

Je remercie Babelio et les éditions Noir sur blanc, de m’avoir offert ce roman et j’espère qu’il plaira à d’autres lecteurs.

 

L’auteur

Jacek Dehnel (né en 1980) est un poète, romancier, peintre, traducteur, docteur ès lettres et spécialiste de la littérature anglaise. Il a remporté de nombreux prix et est unanimement considéré en Pologne comme l’un des écrivains les plus talentueux de la jeune génération. Son roman Lala avait reçu un formidable accueil en Pologne, mais aussi en Allemagne, en Angleterre, en Italie et en Espagne. Les éditions Noir sur Blanc ont publié en 2014 son formidable roman sur Goya, père et fils : Saturne.

 

Extrait :

Puisque je veux absolument détruire un ou des chefs-d’œuvre, et non pas un chef-d’œuvre et quelques toiles insignifiantes d’une école X ou d’un atelier Y, alors deux solutions s’offrent à moi : ou bien il me faut prendre pour cible, le cycle – quoi qu’il n’y ait pas en peinture, ne nous leurrons pas, de nombreux cycles vraiment remarquables, dans bien des cas, un cycle ne comporte en fait de chefs-d’œuvre qu’un seul tableau sur trois, sur quatre, voire sur six, voire sur dix, en outre chacun d’eux se trouve accroché sur un continent différent, et même si le goût déplorable des conservateurs de musée faisait qu’ils soient tous accrochés ensemble, de toute façon je n’aspergerais des Visions de l’au-delà de Bosch que la Montée des bienheureux vers l’empyrée, du cycle de sainte Ursule de César de Mantegna je pourrais éventuellement détruire les Porteurs de vase, mais tous ces tableaux sont déjà tellement abimés que je n’aurais pas le cœur d’y porter la main, quant aux quatre Allégories de l’amour de Véronèse, reproduites d’ailleurs sur des planches distinctes dans l’album des Chefs-d’œuvre de la peinture italienne, pas une seule toile ne se prête à l’aspersion, pas une seule – il me reste encore la seconde solution qui consiste à trouver un salle dans laquelle l’espace entre un chef-d’œuvre et un autre est exactement celui que je serais capable de parcourir entre la première attaque et le moment où le gardien va m’immobiliser, ou l’un des visiteurs proches de moi, à vrai dire plutôt le gardien, car les visiteurs trouvent rarement en eux la fibre héroïque ;

Si vous avez eu le courage de lire jusqu’au bout, il faut savoir que pour atteindre la fin de la phrase, il faut encore autant de mots !  ….

Lu en février-mars 2018