Poursuivons donc ce mois de l’Europe de l’Est, et la découverte de l’auteure avec le roman dont je vous parle aujourd’hui :

Résumé de l’éditeur :
Janina Doucheyko vit seule dans un petit hameau au cœur des Sudètes. Ingénieur à la retraite, elle se passionne pour la nature, l’astrologie et l’œuvre de William Blake. Un matin, elle retrouve un de ses voisins mort dans sa cuisine, étouffé par un petit os. C’est le début d’une longue série de crimes mystérieux sur les lieux desquels on retrouve des traces animales. La police enquête. Les victimes avaient toutes pour la chasse une passion dévorante. Quand Janina Doucheyko s’efforce d’exposer sa théorie sur la question, tout le monde la prend pour une folle… Car comment imaginer qu’il puisse s’agir d’une vengeance des animaux ?
Ce que j’en pense :
En pleine nuit, Janina Doucheyko est réveillé par son voisin, Matoga, car un autre voisin est décédé. En maugréant, elle le suit et, effectivement, Grand-Pied est dans sa cuisine, mort étouffé par un os. Ils décident de procéder à sa toilette pour qu’il soit plus présentable, avant de prévenir la police… a priori il s’agit d’une mort naturelle mais il va s’ensuivre un effet domino…
D’autres personnes vont être retrouvées mortes : le chef de la police, un chasseur richissime en lien avec la mafia, et chaque fois, il y a des mystérieuses traces d’animaux, des biches en particulier.
Le narrateur est Janina en personne, ingénieure à la retraite, qui déteste son prénom, se passionne pour l’astrologie, pour la Nature et la cause animale. Végétarienne par conviction, défendant bec et ongles le bien-être animal, intolérante à la chasse et aux chasseurs, passionnée également par William Blake dont elle traduit les poèmes en compagnie d’un jeune voisin, Dysio, elle ne s’attire pas la sympathie des habitants de ce hameau, qui ne s’anime qu’en été quand les vacanciers débarquent.
Elle prend un malin plaisir à écrire des lettres où elle dénonce les exactions des chasseurs, qui s’en sont même pris à ses chiens, émettant des hypothèses farfelues donc elle passe pour la folle du hameau.
Janina m’a conquise, je suis sensible à ses combats même lorsqu’ils sont poussés à l’extrême, à ses théories drôles à propos de la santé, ses démonstrations permettant d’expliquer les différentes morts via le thème astral des personnes concernées, et sa théorie sur la vengeance des animaux est assez géniale… l’air de rien, elle nous livre une réflexion philosophique intéressante sur la vie, la souffrance de « son vieux corps malade » comme elle dit, la vieillesse et la mort. Elle est sans pitié et sans illusion sur les hommes, sur la religion et se sent bien dans sa maison, seule, retirée du monde telle un ermite.
Elle est attachante par la manière dont elle déteste appeler les gens par leur nom ou prénom les affublant de surnoms plus adaptés selon elle : Grand-pieds, Manteau Noir Frou-frou ainsi que par sa fascination pour la Tchéquie, tellement plus accueillante dont elle joue à traverser la frontière plusieurs fois, pour le plaisir quand elle est en promenade, en souvenir du temps, pas si lointain, où les frontières étaient complètement fermées. C’est une femme libre, dans ses choix de vie, ses convictions, son comportement.
Le dénouement est génial, et j’ai eu un mal fou à refermer ce roman, tant je me sentais complice, en osmose avec Janina ! ce roman est souvent présenté comme un polar, mais les morts ne sont que des prétextes à une réflexion bien plus large.
Le roman démarre en fanfare avec cet incipit qui nous met l’eau à la bouche :
Je suis à présent à un âge et dans un état de santé tels que je devrais penser à me laver soigneusement les pieds avant d’aller me coucher, au cas où une ambulance viendrait me chercher en pleine nuit…
Le titre est inspiré d’un vers de William Blake et en tête de chaque chapitre, Olga Tokarczuk nous propose un vers de l’auteur pour illustrer son propos :
« Conduis ta charrue par-dessus les ossements des morts »
J’ai retrouvé avec un immense plaisir la plume d’Olga Tokarczuk dont j’avais découvert la truculence avec « Dieu, le temps, les hommes et les anges » et la magie a fonctionné de nouveau.
Fort heureusement il me reste encore deux de ses romans dans ma PAL : « Les Pérégrins » et « Les livres de Jakob » pour le challenge de 2023 et plus si le plaisir est toujours au rendez-vous… Son discours pour le prix Nobel qu’on peut retrouver avec d’autres textes dans « Le tendre narrateur » devrait me plaire aussi.
L’auteure :
Née en 1962, Olga Tokarczuk a reçu le prix Niké – équivalent du prix Goncourt – pour Les Pérégrins parus aux éditions Noir sur Blanc. Romancière la plus célèbre de sa génération, elle est l’auteur polonais contemporain le plus traduit dans le monde.
On lui doit, entre autres, « Les livres de Jakob », « Dieu, le temps, les hommes et les anges » et « Sur les ossements des morts » … ainsi que des textes illustrés pour la jeunesse.
Extraits :
J’ai toujours pensé que la partie la plus intime et la plus personnelle de notre corps était les pieds, et non les parties génitales, le cœur, ou même le cerveau, organes, somme toute, sans grande importance et que l’on surestime à tort. C’est dans les pieds que se concentre tout le savoir sur l’homme ; c’est vers les pieds que converge l’essentiel de ce que nous sommes et que s’établit notre rapport à la terre.
L’âge venant, beaucoup d’hommes souffrent d’une sorte de déficit, que j’appelle « autisme testostéronien ». Il se manifeste par une atrophie progressive de l’intelligence dite sociale et de la capacité à communiquer, et cela handicape également l’expression de la pensée. Atteint de ce mal, l’homme devient taciturne et plongé dans sa rêverie.
Le monde autour de moi était enveloppé d’une obscurité grise, froide et désagréable. Parfois, j’ai l’impression que nous vivons dans un tombeau, grand et spacieux, bâti pour pouvoir accueillir un grand nombre de personnes. La prison ne se trouve pas à l’extérieur, elle est l’intérieur de chacun de nous.
D’une certaine façon, les gens comme elle, ceux qui manient la plume, j’entends, peuvent être dangereux. On les suspecte tout de suite de mentir, de ne pas être eux-mêmes, de n’être qu’un œil qui ne cesse d’observer, transformant en phrases tout ce qu’il voit ; tant et si bien qu’un écrivain dépouille la réalité de ce qu’elle contient de plus important : l’indicible.
J’ai grandi à une époque qui, malheureusement, appartient déjà au passé. Elle se caractérisait par une grande aptitude au changement et à l’élaboration de visions révolutionnaires. Aujourd’hui, plus personne n’a le courage d’inventer quelque chose de nouveau. On se réfère sans cesse à ce qui existe déjà et l’on ne fait que ressortir de vieilles idées.
Il y a un vieux remède contre les cauchemars qui hantent les nuits, c’est de les raconter à haute voix au-dessus de la cuvette des W.C., puis de tirer la chasse.
Et c’est à la lisère de la forêt que je vis deux renards blancs. Ils marchaient lentement, l’un derrière l’autre. Sur l’herbe verte, leur blancheur semblait d’un autre monde. On aurait dit la représentation diplomatique du Royaume des Animaux, venue débattre d’une affaire urgente…
La santé est un état incertain qui n’augure rien de bon. Mieux vaut être raisonnablement malade, cela permet au moins de prévoir la cause de son propre décès.
Lu en mars 2022
