Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’avais mis de côté précieusement pour le challenge de cette année :
Quatrième de couverture :
« Pour les anges, les événements sont une espèce de rêve, de film en boucle ; ils sont incapables de s’y impliquer : les événements ne leur sont d’aucune utilité. Les événements prodiguent à l’homme un enseignement, augmentent sa connaissance du monde et de lui-même, ils lui servent de miroir, circonscrivent ses limites, illustrent ses possibilités, l’aident à formuler des noms. »
Le roman qui a fait connaître Olga Tokarczuk, récompensée du prix Nobel de littérature.
Ce que j’en pense :
Antan, village imaginaire situé au centre de l’univers, traversé par deux rivières la Noire et la Blanche, chacune des quatre frontières étant gardée par un archange : Raphaël, Gabriel, Michel et Uriel, chacune frappée d’un « fléau » : orgueil, soif de posséder, bêtise etc.
Dans ce village, les habitants ont des patronymes plutôt symboliques : Séraphin, Céleste, Chérubin et même Divin et on va suivre leur histoire sur pratiquement un siècle, le récit commençant à l’été 1914 avec le départ à la guerre de Michel Céleste, pour ce qui devait durer tout au plus quelques semaines, laissant son épouse Geneviève. Cette dernière est enceinte, mais Michel ne le sait pas.
Dans ce récit outre la famille de Michel qui va accueillir Misia puis plus tard un fils, Isidor, qui ne se développe pas normalement et restera un peu handicapé.
On rencontre aussi la Glaneuse qui vit plus ou moins dans la forêt, cueillant fleurs racines pour en faire des potions. Pour survivre elle se prostituait, et elle accouchera dans des conditions terribles d’un petit garçon qui ne survivra pas. Tout près, il y a le château dont le maître des lieux Popielski, a un comportement plutôt étrange.
Les destins de Geneviève et la Glaneuse évoluent en parallèle, des maternités en même temps, mais chacune aura sa part de souffrance. La seconde fois, pour la Glaneuse, c’est une fille, Ruth.
Dans la forêt, il y a aussi des êtres étranges, tel le mauvais Bougre qui a fui la compagnie des humains.
Ces personnages vont traverser les deux guerres, vivant dans des conditions difficiles, Misia va épouser Paul Divin et la famille va continuer à évoluer, chaque fois, un homme de la maison sera obligé d’aller à la guerre, et reviendra couvert de plaies psychologiques, en fonction de ce qu’il aura vu.
Le communisme, tendance Staline, modifie les données antérieures, le nazisme va s’accompagner de la persécution des Juifs. Tout est prétexte à saccager, à maltraiter semer la désolation. Chaque évolution entraînant son lot de souffrances, alors que les anges, et les archanges supervisent et dissertent.
Olga Tokarczuk nous raconte, certes, l’histoire de quelques familles, sur près d’un siècle, mais elle nous entraîne aussi dans des réflexions intenses sur la vie, la survie, la mort, et le temps qui passe, avec des allusions à Dieu, « au monde qu’il a créé » ou à ses hésitations sur sa création et sur ce que devient l’Homme, sa créature.
J’ai bien aimé, le jeu que le Rabbin a donné au châtelain Popielski, qui parcourt les différents mondes de la création, pour passer d’un monde à l’autre, il y a des énigmes, qu’il faut résoudre avec les conséquences qui peuvent en découler quand la recherche tourne à l’obsession.
L’auteure découpe son roman en chapitre, qu’elle appelle « le temps de… » on a ainsi le temps de Geneviève ou le temps d’Isidor ou le temps d’ Antan, le temps de l’ange gardien, mais aussi le temps des tilleuls, ou le temps du mycélium, la Nature étant aussi importante que les êtres humains.
L’écriture est belle, tout est affûté, précis, et pourtant le style est poétique et c’est un plaisir de la suivre dans des contrées où je n’ai pas l’habitude de me retrouver… j’ai aimé notamment ces âmes qui errent sur le village, qui défilent parfois et finissent par se croire, vivantes, réincarnées en quelque sorte.
C’est ma première incursion dans l’univers d’Olga Tokarczuk, qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 2019, et j’ai adoré, ce village, ces personnages, la réflexion sur la vie. Tout m’a plu et je vais continuer à explorer ses romans avec, notamment, « Sur les ossements des morts ».
C’est ma deuxième lecture dans le cadre du challenge « Le mois de l’Europe de l’Est » et ce magnifique roman est un coup de cœur.
L’auteure :
Née en 1962, Olga Tokarczuk est la romancière polonaise la plus célèbre de sa génération et la plus traduite dans le monde. Aux Éditions Robert Laffont, elle a publié Dieu, le temps, les hommes et les anges en 1998, puis Maison de jour, maison de nuit en 2001.
Suivront aux Éditions Noir sur blanc, entre autres, Les Pérégrins en 2010, récompensé du Man Booker Prize 2018, et Les Livres de Jakób en 2018, finaliste du prix Femina étranger et couronné, comme le premier, du prix Nike, qui prime le meilleur roman polonais de l’année.
Extraits :
Au centre d’Antan, Dieu a dressé une colline qu’envahissent chaque été des nuées d’hannetons. C’est pourquoi les gens l’ont appelée la montagne aux hannetons. Car Dieu s’occupe de créer, et l’homme d’inventer des noms.
La raison d’un ange ne ressemble pas à celle de l’homme, il ne tire pas de conclusions, ne juge pas, ne pense pas de manière logique. A certains humains, un ange pourrait paraître stupide. Mais, l’ange, depuis l’origine des temps, porte en lui le fruit de la connaissance, le savoir pur : une raison affranchie de la pensée, et du même coup des erreurs – ainsi que de la peur qui les accompagnent…
Les choses sont des existences immergées dans une autre réalité, là où il n’y a ni temps ni mouvement. Nous ne voyons que leur surface. Or c’est le reste, plongé dans l’ailleurs, qui détermine la signification et le but de chaque objet. Un moulin à café, par exemple.
Le moulin à café est un morceau de matière auquel a été insufflée l’idée de la mouture.
Expulsée du corps en état d’ivresse, abasourdie, privée d’absolution et de carte pour la guider vers Dieu, l’âme demeura comme un chien près du cadavre qui se refroidissait dans la jonchère.
Une âme de cette sorte, aveugle et désemparée, cherche obstinément à réintégrer le corps. Pourtant, elle se languit du pays dont elle est précédemment venue, où elle a séjourné de toute éternité, d’où elle a été précipitée dans le monde de la matière.
Imaginer, c’est en somme créer, jeter un pont entre la matière et l’esprit. Surtout quand on pratique aussi souvent qu’intensivement. L’image se transforme alors en gouttelettes de matière et s’intègre aux courants de la vie. Parfois, en cours de route, elle se déforme quelque peu. En somme, tous les désirs humains se réalisent, s’ils sont suffisamment intenses, mais pas toujours de la manière qu’on avait imaginée.
Moi, en fait, je les aime bien, les Slaves. Tu sais que le nom de cette race vient du mot latin slavus, « serviteur » ? C’est un peuple qui a la servilité dans le sang.
Elle les regarda défiler jusqu’au crépuscule et la procession ne paraissait pas avoir de fin. Ils défilaient toujours quand elle ferma les yeux. Elle sut que Dieu les regardait aussi. Elle vit Son visage. Noir, effrayant, plein de cicatrices.
Et plus le monde s’adonnait au progrès, plus il chantait les louanges de la vie, plus il y avait foule dans le temps des morts, pus les cimetières bourdonnaient de voix d’outre-tombe. Les défunts y recouvraient leur lucidité, constataient avoir gaspillé le temps qui leur avait été accordé. Après la mort, ils découvraient le mystère de la vie, mais c’était une découverte vaine.
L’homme attelle le temps au char de sa souffrance. Il souffre à cause du passé et il projette sa souffrance dans l’avenir. De cette manière, il crée le désespoir. Llalka (la chienne), elle, ne souffre qu’ici et maintenant.
Lu en mars 2021

