« Que les blés sont beaux » de Alain Yvars

Je vous parle aujourd’hui d’un livre qui m’accompagne depuis plusieurs mois déjà et ma chronique a tardé à venir, tant j’avais envie de rester avec Vincent :

Quatrième de couverture :

Une prémonition ? : « Je voudrais faire des portraits qui un siècle plus tard aux gens d’alors apparussent comme des apparitions » En écrivant cette phrase à sa sœur Wil, le 5 juin 1890, Vincent Van Gogh pouvait-il se douter que son souhait se réaliserait ?


Je me suis rendu dans cette petite commune d’Auvers-sur-Oise où la présence de Vincent Van Gogh est toujours perceptible. Je l’ai rencontré. Il est devenu un ami. Je n’ai eu qu’à l’écouter.


Tour à tour joyeux, mélancolique, il m’a raconté, au jour le jour, son activité durant les deux mois qu’il a passés dans cette ville où il était venu pour oublier son mal et se soigner. Intarissable, il m’a fait tout partager : ses joies, ses doutes, ses rencontres, sa tendresse pour son frère Théo. Il m’a décrit ses journées occupées à courir la campagne en quête de motifs et de modèles. Au sommet de son art, il peignait parfois plus d’un tableau par jour. Il m’a expliqué sa technique, sa passion pour cette peinture qui lui faisait dire : « Il y a du bon de travailler pour les gens qui ne savent pas ce que c’est qu’un tableau ».

Ce que j’en pense :

On suit les traces de Vincent durant les trois derniers mois de sa vie : du 17 mai au 27 juillet 1890 pour être précise. Il sort d’une crise éprouvante après vingt-sept mois passés dans la lumière d’Arles et vient passer du temps à Auvers-sur-Oise, rencontre le fameux Dr Gachet, dont Pissaro lui avait parlé et que son frère Théo lui a conseillé de consulter.

Il loge dans la pension des époux Ravoux, couple haut en couleur, et prend ses repas avec un autre artiste, Martinez, qui flirte ouvertement avec la patronne.

Sa première « consultation » avec le docteur Gachet est assez curieuse, de même que ses méthodes thérapeutiques et Vincent va finir par côtoyer cette famille de très près, découvrant les tableaux du médecin, ses estampes, la fameuse presse où il va tester les eaux-fortes, faisant également son portrait et celui de sa fille.

On rencontre aussi Théo et son épouse Jo ainsi que leur bébé, le petit Vincent Willhem, dont il est le parrain, qui sont tous les trois chers au peintre, même s’il a des désillusions parfois, ou se sent coupable d’être entretenu par son frère qui ne roule pas sur l’or.

Vincent va arpenter la campagne pour peindre les blés, les paysans, et le chapitre où l’auteur décrit la manière dont il peint l’église d’Auvers est sublime. On voit le tableau apparaitre sous nos yeux, la manière de manier les brosses. J’ai ressenti une émotion immense, Alain Yvars m’a transmis son amour pour la peinture de Van Gogh, dans cette description, je me suis sentie en osmose. J’aime beaucoup ce peintre torturé et la découverte de ce tableau de la cathédrale a été un choc. Comme tout le monde, j’aime « les tournesols », « Les iris » ou « Nuit étoilée sur le Rhône » entre autres, mais celui-ci m’avait échappé !

C’est Jo qui exprime le mieux ce que représente la peinture de Vincent, lors d’un déjeuner avec le docteur Gachet :

« Je vais vous faire une confidence : dans les « modernes », mon peintre préféré est … Vincent. Ce n’est pas parce qu’il est mon beau-frère, mais sa peinture est celle que je comprends le mieux : franche, directe, expressive. Il peint ce qu’il voit, sans fard, avec un cœur énorme. Je l’admire. »

Le docteur Gachet le complimente aussi : « je perçois chez Vincent la peinture du futur, une sorte de phare pour la peinture moderne » dit-il, et on ne peut qu’être d’accord mais comme on ne peut jamais être sûr de sa sincérité…

On sent la souffrance, la mélancolie de Vincent dans ses attitudes, dans sa peinture et cet ultime voyage nous emmène très loin dans son intimité. Je l’appelle Vincent, comme l’auteur, car nous sommes devenus intimes, il m’a tenu la main, ou j’ai tenu la sienne, je ne sais plus très bien, et surtout car il préférait qu’on l’appelle par son prénom, car on prononçait mal son nom en français.

Vincent ne se contente pas de peindre, il est sa peinture, le pinceau semble être un prolongement de sa main, comme le sont l’archet du violoniste ou celui du violoncelliste par exemple. J’aimerais bien passer une nuit avec lui dans un musée…

Un petit mot du style : l’auteur s’exprime à la première personne, c’est Vincent qui parle, qui raconte ces trois derniers mois, ce qui renforce l’impression d’intimité, de recevoir ses dernières confidences… C’est une très belle idée.

J’ai beaucoup aimé ce livre et il occupe une place particulière dans ma vie durant cette dernière année : Alain Yvars me l’a proposé lors de ma période alitement, sciatalgie, interventions et il ne m’était pas possible de le lire autrement qu’en position debout, pour ne pas l’abimer, car il est très beau, l’auteur a soigné son aspect, en choisissant « Les blés » comme couverture. Il m’a fallu du temps et pour rédiger ma chronique, en fait je l’ai relu pour retranscrire tout mon ressenti.

Je remercie Alain Yvars que les Babeliotes connaissent bien sous le nom de « jvermeer » qui parle si bien de son amour pour la peinture, pour ce cadeau et pour sa patience, ma chronique s’étant fait attendre… son autre livre « Conter la peinture » a lui-aussi été plébiscité par les lecteurs.

Inutile de préciser qu’il s’agit d’un coup de cœur bien-sûr.

Quelques toiles

Extraits

Dans la capitale, je m’étais fait plein de nouveaux amis, les peintres impressionnistes et leur peinture de lumière dont je n’avais pas conscience en Hollande où ma palette restait sombre : Lautrec, Bernard, Pissaro, Anquetin, Koning, Russel, Guillaumin, Gauguin. Nous formions un groupe de pensée et notre religion était la même. Notre art était celui de l’avenir…

Le docteur avait raison, j’allais faire de grandes choses dans ce village. Une étrange connivence s’était déjà installée entre lui et moi… Pourquoi ? Je ne le savais pas vraiment, mais ce lieu me plaisait…

Personne ne m’avait rien demandé sur mon passé. Les idées noires qui me poursuivaient à Saint-Rémy s’étaient évacuées. Une seconde vie commençait.

Mes premières estampes d’aquafortiste n’étaient pas d’un rendu parfait. Je les trouvais incroyablement belles et nouvelles perspectives d’avenir envahissaient mon esprit agité. Je pourrai reproduire mes meilleures toiles avec ce procédé ? Mes motifs du midi… Mon art sera accessible à tous…

Ma palette chargée de pâte s’impatientait. Mes brosses que je saisis savaient déjà ce qu’il fallait faire : emplir de manière colorée les vides laissés par le dessin préparatoire, en variant l’intensité des couleurs. Les taches bleu outremer posées sur les vitraux donnèrent du poids, de l’épaisseur aux murs gris vert. Quelque touches orangées et rouges illuminèrent les toits.

Je peins la vie comme je la ressens. Ma méthode : peindre en une seule fois en se donnant tout entier ; exagérer l’essentiel et laisser dans le vague, exprès, le banal. Un tableau doit être autre chose qu’un reflet de la nature dans un miroir, une copie, une imitation. J’ai compris qu’il ne fallait pas dessiner une main, mais un geste, pas une tête parfaitement exacte mais l’expression profonde qui s’en dégage, comme celle d’un bêcheur reniflant le vent quand il se redresse, fatigué…

Je ne martyrise pas la toile Pacalini, je me bats avec elle ! la peinture est un combat dont le peintre ne sort pas toujours vainqueur…

J’avais besoin de violenter mon nouveau corps qui répondait à mes moindres désirs. Cette fureur sourde de travail allait me guérir. Parfois, le soir, seul, je doutais encore de la persistance de cette forme physique inhabituelle. Depuis deux ans, mes périodes d’accalmie après chaque crise n’excédaient guère trois mois. La dernière avait pris fin vers la mi-avril. Deux mois déjà…

Je peignais pour connaître ces moments-là, ces combats fougueux avec la toile qui voyait le motif inerte me faisant face, s’animer, s’exalter, pour se transformer en quelque chose de nouveau… une œuvre d’art.

Je contemplais le ciel. Depuis mes débuts en peinture, il m’avait procuré mes plus belles émotions. J’aimais toutes ses nuances : plombé, diaphane, laiteux, troublé du Brabant ou de l’île de France. Sans oublier les lumineux, les violents qui m’éblouissaient dans le Midi.

Lu en 2019-2020

« Il y a un seul amour » de Santiago H. Amigorena

Continuant mon exploration de la collection « une nuit au musée », je vous propose aujourd’hui :

Résumé de l’éditeur :

Il y a un seul amour.


Ou plutôt, n’y a-t-il qu’un seul amour ? Parle-t-on du même amour pour une œuvre ou pour l’être aimé ? Qu’en est-il de notre amour ? semble adresser Amigorena à celle qu’il aime et qui ne sera pas auprès de lui cette nuit. N’a-t-il pas déjà écrit tout au long de sa vie sur des musées, des expositions, des peintures ? Oui, cette promenade nocturne au musée Picasso sera donc une tentative de s’extraire de l’amour, de prendre la distance nécessaire pour tenter d’y mettre des mots.


Justement les mots, il les dépose, les juxtapose et joue avec. Au cœur du musée endormi, les interrogations deviennent des affirmations, les affirmations des interrogations. Tenant résolument le fil de l’amour, Amigorena attend, dans le sommeil et les rêves, que les œuvres le guident et lui apportent quelques réponses. Dans cette nuit de solitude forcée, où s’invitent Picasso, Giacometti ou encore Vermeer et Bataille, il explore avec pudeur et profondeur le sentiment amoureux, l’écriture, les œuvres, et ce qui inextricablement les lie. 

Ce que j’en pense :

Renouant avec la série « Une nuit au musée » que j’ai découverte avec Lydie Salvayre et puis récemment Léonor de Recondo, j’ai eu envie de continuer l’aventure.

Santiago H. Amigorena nous invite à partager sa nuit au musée Picasso pour l’exposition Picasso-Giacometti où il va arpenter les couloirs du musée et tenter de dormir sur un lit de camp le reste de la nuit. Il choisit en fait, alors qu’il a l’habitude de parler d’art dans ses livres, un exercice de style particulier : écrire une lettre d’amour à sa compagne.

en fait, rien n’est simple car il est avant tout préoccupé par son histoire d’amour, l’angoisse de la séparation et le fait de passer une nuit loin d’elle est quasiment une torture. Il a emporté avec lui un livre de Bataille, « L’expérience intérieure », qu’il a lu il y a déjà longtemps mais qu’elle est en train de lire, comme une continuité entre leurs sentiments et pensées réciproques.

En fait, il va nous parler très peu de Picasso et Giacometti, contrairement à ce que l’on pouvait attendre mais surtout de son amour, des affres de cet amour, de la difficulté de l’exprimer, de ses doutes, de ses maladresses.

L’auteur évoque les peintres qu’il aime, son amour pour Vermeer depuis l’enfance : « la jeune fille à la perle », ou « La laitière » avec le lait qui coule à l’infini, hors du temps…Ou encore « La vue de Delft », on croise aussi Balthus, qui l’inspire, il aimerait se fondre dans un de ses tableaux.

Santiago H. Amigorena alterne les citations de Bataille et la lettre qu’il voudrait envoyer à son amour, parfois, il alterne tellement qu’il faut vérifier si c’est lui ou si c’est Bataille qui parle, et on se rend bien compte que son esprit est torturé.

A un moment, quand même, il lâche un peu prise, après s’être battu contre l’insomnie, et Picasso vient le chercher pour visiter l’exposition et jeter un regard critique sur ses propres toiles, et on a un dialogue qui se poursuit avec l’intervention de Giacometti qui surnomme Picasso « le Genou-qui-peint ». Ceci est assez savoureux mais il faut avoir parcouru plus de la moitié du livre pour arriver à cette rencontre.

Certes j’ai aimé les oppositions entre « Les Baigneurs » de Picasso et « Les soldats » de Giacometti, mais j’ai été un peu déçue, je m’attendais à voyager davantage dans l’œuvre des deux artistes que dans les tourments de l’auteur. Par contre, il peut devenir lyrique lorsqu’il évoque Vermeer que j’aime énormément ou Edward Hopper qui me fascine également.

Plus loin à l’étage, j’ai retrouvé ces Baigneurs que Picasso, tels des soldats chinois, a bâtis plus que sculptés, immense armée de bronze aussi solide que les Soldats, la forêt de fantassins de Giacometti qui lui faisait face pendant l’exposition, est fragile. J’ai regardé les Baigneurs. J’ai regardé les Soldats. Les guerriers de Picasso étaient aussi féroces que les fantassins de Giacometti sont à jamais timides, craintifs, effarouchés.

J’aime beaucoup la manière dont il parle, non seulement de l’art en général, mais surtout de la littérature, des mots, de la langue auxquels il rend un véritable hommage au fil des pages…

Le mot est ce qui reste, dans la langue, de cet instant qui précède le poème et qui ne demande pas à être écrit.

Je n’ai pas pu m’empêcher de comparer avec « La leçon de ténèbres » de Léonor de Recondo qui m’avait permis de mieux connaître El Greco qui était omniprésent dans le livre et qu’elle avait suivi aussi bien dans le musée que dans sa maison…

J’ai encore d’autre auteurs de cette collection à découvrir, notamment Kamel Daoud avec  « Le peintre dévorant la femme ».

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Stock qui m’ont permis de découvrir ce livre et de connaître un peu plus son auteur.

#Ilyaunseulamour #NetGalleyFrance

7/10

Extraits :

L’amour a-t-il une histoire ? Peut-il être étudié, annoté, disséqué ? L’amour est-il une suite d’événements qui peuvent former un récit, une chronique ? Peut-on rendre compte de l’amour ? Peut-on en faire le compte rendu ?

Peut-on apprendre à aimer ? L’amour est-il physique ou métaphysique ? L’amour est-il une affaire de larmes ou de joie ? une affaire de caresses ou de coups ? une affaire de corps – ou de mots ?

Ce soir où l’amour de la peinture allait tenter d’apaiser l’amour de t’aimer.

Surveillé par deux statues de Giacometti – une grande Femme assise située au-dessus de ma tête et un grand Marcheur sombre debout face à moi –, j’allais pouvoir écrire sur un minuscule bureau ou dormir dans un sac de couchage étendu sur un lit de camp.

J’avais marché, marché, marché, et marché encore, mais mon corps ne désirait qu’une seule chose : revenir vers la douceur perdue de ton corps, de tes mots, de ton regard – ton regard aussi profond que la nuit et aussi doux que la pluie.

J’ai parcouru les salles, encore et encore. J’ai profité à outrance de mon privilège. Mais plus j’observais les œuvres, plus elles m’échappaient : visiteur cupide du musée dépeuplé, j’étais là, et j’étais absent, absolument absent. Je voulais voir et mon désir, ma volonté de voir aveuglaient mon regard.

J’avais peur comme si t’abandonner un soir c’était toujours, aussi, comme tu le sens à chaque fois, comme tu me l’as si souvent reproché, le signe prémonitoire d’un abandon total.

J’ai autant écrit sur la peinture que j’ai tu, dans mon écriture, l’influence de la musique. La peinture m’a toujours semblé, instinctivement, plus proche de ce que je cherche en écrivant : un espace plutôt qu’un temps, une terre plutôt qu’un air – plutôt qu’un fleuve un océan.

La mémoire est toujours une œuvre d’art.

Il n’était que neuf ou dix heures du soir, la nuit au musée commençait à peine, et une certitude me sautait déjà aux yeux : pleines de lumière, les œuvres de Picasso s’endorment lorsque le jour finit ; Giacometti, en revanche, n’a fait que des monstres débordants d’humanité qui – comme toi, mon amour – s’éveillent dans la nuit.

Je sais, et je crois que tu le sais aussi : il est des moments de ma vie où, si je n’avais pas écrit, j’aurais eu la faiblesse – ou la force – de me tuer.

Le mot n’est pas la parole. La parole lance, distribue. Le mot tait, revient vers soi. La parole évoque le bavardage incessant des cigales ; le mot, le silence assourdissant du regard mélancolique d’une vache. La parole est multiple, finie parce qu’elle est infinie. Le mot est unique, inépuisable.

Vermeer. A-t-on le droit d’encore parler de Vermeer ? Son silence intempestif et atemporel, le seul de toute la peinture occidentale qui ait hérité la douceur de celui de Bellini et la puissance de celui de Piero, n’a-t-il pas déjà eu sa farandole de louanges ?

Cette manière de s’adresser à nous comme si nous étions des amis d’enfance, cette manière de nous parler si simplement pour nous dire des choses si complexes, fait de Vermeer l’un des peintres les plus mystérieux de la peinture occidentale.

J’ai décidé de dormir comme si dormir pouvait se décider, comme si éteindre l’esprit était une décision de l’esprit, comme si plonger dans cet état où nous ne sommes plus nous-mêmes, où nous ne sommes plus personne, était une décision qu’on pouvait prendre en étant soi-même.

Le rêve avait duré une éternité. Une éternité dans un instant infime, comme durent tous les rêves – ceux que nous faisons endormis, aussi bien que ceux que nous faisons éveillés.

Il n’y a qu’une grandeur : celle du partage. Seuls nous ne sommes rien. Nous ne sommes que des pas qui s’éloignent dans la nuit. Non, même pas des pas : des pieds dissociés qui s’en vont chacun dans un sens, et qui sombrent dans l’abîme obscur du silence.

Souvent, j’ai confondu l’amour des êtres et l’amour des œuvres, puisque leur but ultime, à tous deux, croyais-je, n’était que de me permettre de bâtir l’illusion de mon œuvre.

Ce ne sont pas les choses qu’on doit renouveler : c’est notre regard.

Lu en mai 2020

« La leçon de ténèbres » de Léonor de Récondo

Je vous parle aujourd’hui d’un livre choisi avec enthousiasme sur NetGalley, car il appartient à une « série » que j’aime beaucoup « Ma nuit au musée » et je préviens : j’ai eu du mal à rédiger cette chronique, j’ai dû attendre plusieurs jours après avoir refermé le livre…

Résumé de l’éditeur :

Leçon de Ténèbres : « Genre musical français du XVIIe qui accompagne les offices des ténèbres pour voix et basse continue. Se jouait donc la nuit à l’Église, les jeudi, vendredi et samedi saints. »


Le Musée Greco à Tolède n’est certes pas une Église, et Léonor de Recondo, quoique violoniste, n’y va pas pour jouer, dans cette nuit affolante de chaleur, de désir rentré, de beauté fulgurante, mais pour rencontrer, enfin, le peintre qu’elle admire, Dominikos Theotokopoulos, dit le Greco, l’un des artistes les plus originaux du XVIe siècle, le fondateur de l’école Espagnole.


Oui, Léonor doit le rencontrer et passer une nuit entière avec lui, dans ce musée surchauffée et ombreux, qui fut sa maison. Le Greco doit quitter sa Candie, natale, en Crète et traverser Venise, Rome et Madrid, où il fut de ces peintres-errants, au service de l’Église et des puissants du temps. Mais Le Greco est mort en 1614 à Tolède. Viendra-t-il au rendez-vous ?

Ce que j’en pense :

Léonor retourne dans le musée qu’elle a visité à Tolède avec son père et sa découverte des tableaux de Dominikos Theotokopoulos a été un véritable choc : elle est tombée amoureuse du peintre en même temps que de son œuvre. C’était une évidence, il fallait qu’elle aille à la rencontre de son « amor » dont elle parle avec beaucoup d’emphase, à la recherche d’une extase, d’une révélation.

En fait, c’est beaucoup plus compliqué qu’elle ne le pensait, après le regard plein de doute, voire de suspicion qu’elle perçoit déjà en arrivant (quelle idée saugrenue de vouloir passer « une nuit au musée » !)  Elle comprend très vite qu’elle ne pourra pas vraiment être seule, il y a la surveillance, les alarmes, les rondes, donc, elle va être filmée tout le temps, on lui a donné le droit de rester seulement deux heures dans un lieu sans alarme mais où il existe quand même caméras… (Patio et chapelle). Comment la rencontre avec son grand amour va-t-elle pouvoir se passer ?

Je souris. Ils ne savent pas exactement pourquoi je suis là, mais moi je le sais très bien. On leur a dit que j’arrivais de Paris, que c’était une expérience intéressante d’enfermer une artiste toute une nuit dans le musée. Et ça a dû doucement les faire rire.

Pour mieux préparer l’aventure, elle ne s’est pas contentée du musée, elle a visité tous les lieux qui ont été importants dans la vie du peintre à Tolède, à la recherche de cet homme dont elle nous raconte avec brio l’histoire extraordinaire, tragique : il a quitté son pays, la Crète, où il se trouvait trop à l’étroit car il ne voulait plus se contenter de peindre des icônes, abandonnant son premier amour, pour le ciel de l’Italie et des génies de l’époque.

Il s’y sent très vite à l’étroit, non reconnu, alors qu’il a appris les techniques, a côtoyé les grands, et s’embarque pour l’Espagne. Il rencontre celui qui l’accompagnera une grande partie de sa vie. Il retombe amoureux mais le destin s’acharne, sa belle gitane va mourir en couches, il élèvera seul son fils :

Jerónima de las Cuevas a des airs de gitane. Elle a piqué des fleurs dans son chignon, elle porte sa plus belle robe, elle a noirci ses yeux, s’est parée d’un collier, de boucles d’oreilles et d’un châle brodé par son père. Dans sa famille, ils sont tous artisans brodeurs.

Léonor de Récondo alterne ses émotions, sa rencontre avec les tableaux de Greco qui se dérobe à elle, et l’histoire du peintre qu’elle retranscrit de fort belle manière, tout en rendant hommage au passage à trois noms, qui sont au firmament de la peinture espagnole : Goya, Velasquez et Greco. Un lien très fort l’unit à Dominikos Theotokopoulos, ils sont frères d’âme : tous deux ont connu l’exil alors elle est forcément sur la même longueur d’ondes que lui.

On sent au passage toute l’émotion que fait remonter la peinture, la quête de « La Rencontre », chez l’auteure, notamment quand elle lui offre son talent de violoniste en jouant dans le patio pour que les vibrations de l’instrument entrent en communion avec l’énergie du peintre. On se sent un peu voyeur dans ce moment intense mais on imagine ces deux êtres qui se rejoignent dans la beauté et la pureté de l’instant.

On peut sourire parfois devant cet amour qu’elle exprime avec émotion, avec emphase même, mais son enthousiasme est très communicatif ! je connaissais peu l’œuvre de Dominikos Theotokopoulos, alors je suis allée à sa rencontre via Internet, découvrir les tableaux dont parle Léonor de Récondo, notamment « El Expolio », « l’enterrement du comte Orgaz » et « San Bernardino » peint en 1603-1604.

J’ai choisi ce livre parce que j’aime bien l’auteure, et j’apprécie beaucoup cette collection « Une nuit au musée ». Le livre de Lydie Salvayre « Marcher jusqu’au soir » où elle parle de sa nuit avec « L’homme qui marche » de Giacometti, m’a plu.

Je connaissais déjà la sensibilité de Léonor de Récondo que j’ai découverte avec « Pietra viva » brillant hommage à Michel-Ange, pour lequel j’ai eu un coup de cœur à l’époque, ou encore avec « Amours » et une fois de plus, elle ne m’a pas déçue.

J’ai beaucoup aimé ce livre qui m’a permis de mieux connaître El Greco que je verrai plus de la même manière… je l’ai terminé, il y a quelques jours déjà, mais c’est toujours très compliqué de parler d’un livre qu’on a aimé car il rend les autres lectures fades ! Et la chronique va paraître certainement un peu échevelée, mais un peu de tendresse et d’émotion dans ce monde confiné, cela ne fait pas de mal, bien au contraire.

Un grand merci à NetGalley et aux Editions Stock qui m’ont permis de lire ce livre et de retrouver cette auteure que j’aime beaucoup.

#Laleçondeténèbres #NetGalleyFrance

9/10

pour mieux comprendre son univers

L’auteure :

Née en 1976 dans une famille d’artistes, Léonor de Récondo commence à apprendre le violon à 5 ans et son talent est vite remarqué. À l’âge de dix-huit ans, elle obtient du gouvernement français la bourse Lavoisier qui lui permet de partir étudier au New England Conservatory of Music (Boston/U.S.A.).

De 2005 à 2009, elle fait partie des musiciens permanents des Folies Françoises, un ensemble avec lequel elle explore, entre autres, le répertoire du quatuor à cordes classique. En février 2009, elle dirige l’opéra de Purcell Didon et Enée mis en scène par Jean-Paul Scarpitta à l’Opéra national de Montpellier. Cette production fait l’objet d’une tournée.    

Léonor de Récondo a enregistré une quinzaine de disques et a participé à plusieurs DVD (Musica Lucida).

Sur le plan littéraire, on lui doit, entre autres, « Pietra viva », « Amours », « rêves oubliés »

Extraits :

J’ai eu beaucoup de mal à choisir les extraits, j’ai retenu ceux qui me semblaient les plus caractéristiques, les plus aptes à convaincre de le lire le livre…

C’est une belle maison reconstituée du XVIe siècle avec sa cuisine, son patio, ses meubles, ses instruments de musique, ses arbres, ses fontaines, son potager, ses herbes aromatiques. C’est un monde en soi, intime et accessible aux autres.

Une nuit, une seule où je pourrai y déambuler loin de la foule. Il y a des pièces pour se cacher, des couloirs pour courir, une chapelle pour sortir le violon de son étui et écouter la résonnance longue qui galopera sur la voûte et emplira mes oreilles.

El Greco, puisque c’est ainsi qu’il est connu, s’empare de la lumière à grands gestes, en quête d’invisibles, abandonnant sur sa route, avec un dédain certain, les incompréhensions de langage et les interdits de couleur.

J’aimais qu’on se retrouve là. L’Espagne était notre pays perdu. Celui de mon père, celui de la guerre civile, d’une histoire déchirée, d’un passé abandonné dès que le Pays basque était tombé sous le joug de Franco.

À l’égal de l’amour, la discipline artistique est une extrapolation bienheureuse de soi.

Je crois à l’éducation du regard qui comprend l’élaboration d’une réflexion. Je crois à la connaissance dans le temps, nécessaire à la création d’un présent qui ait un sens, un présent qui embrasse, qui contienne les routes traversées et celles à venir, même si nous foulons inlassablement les territoires de ceux qui nous ont précédés, même s’il nous plaît d’imaginer que nous les réinventons.

Je me balade toujours avec ma petite foule invisible. Ce sont mes morts, ceux que j’ai connus et aimés, ceux que je n’ai pas croisés, mais qui ont trouvé une place en moi.

Doménikos est aussi un fantôme, et ce ne sera pas juste comme ça. Il est auréolé de sa gloire, nul besoin de lutter pour lui faire une place. Mes fantômes savent être polis quand ils le veulent. Respect et courbettes sur le passage du maître.

Je pense que le temps va être long. Je suis fatiguée, j’ai peur d’avoir rêvé une rencontre qui n’aura pas lieu. Je me fous des apôtres, j’aimerais dormir, je me demande pourquoi je passe mes journées à construire des châteaux en Espagne, quand je pourrais rester chez moi tranquillement.

Doménikos ne se lassait pas de ce spectacle, il lui avait fallu des mois pour se faire à la foule, aux bruits, aux possibles qu’offrait la ville. Il ne savait pas par où commencer, il déambulait abasourdi, à la fois enivré et déprimé par ce grouillement.

C’était plus fort que lui, il voulait demeurer libre de partir, de peindre, de rêver d’ailleurs et de rejoindre cet ailleurs.

La plupart de mes fantômes sont nés en Espagne et c’est toujours pour nous tous une grande émotion de fouler cette terre. Je débarrasse une table dehors et je leur dis de m’attendre là.

En 1577, quand Doménikos la découvre, même si le roi et les nobles l’ont désertée, Tolède reste la capitale spirituelle de l’Espagne avec plus de soixante mille habitants, ses trentaines de paroisses, quarantaine de couvents, et autant de commandes possibles, pense-t-il.

Doménikos et Francesco avancent lentement sur ces terres, les mules chargées de lourds sacs. On les voit arriver de loin sur leurs montures. Leurs silhouettes grandissent au fur et à mesure de leur progression. Comment ne pas penser à Don Quichotte et Sancho Panza ? Comment ne pas imaginer que Cervantes, qui séjourna à Tolède de nombreuses fois pendant la période où y vécut El Greco, ne l’a pas rencontré ?

Doménikos, à l’instar du fameux hidalgo de la Mancha, se battra contre des moulins à vent, ceux érigés par les commanditaires insatisfaits de ses œuvres qui tenteront, toute sa vie durant, de payer moins cher ses tableaux. Ils ne lésineront ni sur les estimations ni sur les experts avertis.

Je regarde le plafond, j’attends Doménikos. Je sais qu’il ne viendra pas de sitôt. Il faut que mon corps se fasse à la dureté du sol, que je traverse les secondes, que je meure de soif peut-être, que je me dessèche, me racornisse. Ou alors que je sois prise d’une belle extase mystique, voilà ce qu’il me faudrait, mais ça ne vient pas comme ça.

Je ne sais pas grand-chose sur Jorge Manuel mis à part qu’il était lui-même peintre, qu’il a travaillé avec son père, qu’il a été veuf à plusieurs reprises, et qu’il s’est remarié chaque fois.

Doménikos l’a souvent peint dans ses tableaux. Enfant dans L’Enterrement du comte d’Orgaz, magistral tableau qui est in situ dans l’église de Santo Tomé aujourd’hui encore. Le tout jeune Jorge Manuel est là aussi au premier plan, il regarde le visiteur.

Et c’est ainsi que Doménikos, maintenant père, entre pour ne plus jamais en sortir dans son yermo intérieur. Entrer dans le yermo consiste à pénétrer dans la nuit profonde, à y cheminer seul.

Doménikos vient de trop loin pour vouloir être aidé. Ce qu’il réclame à cette terre si sèche, si froide et inhospitalière l’hiver, si brûlante et odorante l’été, c’est la possibilité de creuser un refuge pour lui et son fils.

Il en est de même pour nous tous, il y a toujours un moment où nous nous rêvons seuls au milieu de la foule. C’est l’instant le plus précieux, celui qui nous projette en dehors du temps et de notre propre incarnation.

Quelques heures avant d’entrer au musée, j’ai visité l’église de Santo Domingo el Antiguo. Je n’ai pas vu toutes les œuvres de Doménikos qui sont à Tolède, mais ce monastère était une priorité puisque c’était non seulement le lieu d’une de ses premières commandes, mais aussi le quartier où il avait vécu.

Le violon, c’est mon territoire sans mots, mon espace de vibrations. C’est ma possibilité de dire autrement, seulement en gestes. Des gestes sonnants.

Et dans cette nuit sans fin, dans cette lente attente de toi, Doménikos, il m’a fallu des heures de préparation, de pérégrinations, de prières, pour qu’advienne ce nocturne peu avant l’aube, pour que surgisse mon unique leçon de ténèbres.

La lumière qui émane de mes personnages représente leur illumination spirituelle, leur aspiration au divin, dit-il souvent à Jorge Manuel.

Je ne suis plus fatiguée, Doménikos, plus du tout, je suis extatique, au bord du vertige. Tu n’es plus très loin, je sais que tu marches vers moi, tu es sorti de chez toi, tu as fermé ton livre… Parlons poésie, Doménikos, mi amor.

Lu en avril 2020