« La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr

Je vous parle aujourd’hui d’un livre à part, une sorte d’OVNI, qui a reçu le prix Goncourt, avec son lot de critiques enthousiastes ou dévastatrices :

Résumé de l’éditeur :

En 2018, Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais, découvre à Paris un livre mythique, paru en 1938 : Le labyrinthe de l’inhumain. On a perdu la trace de son auteur, qualifié en son temps de « Rimbaud nègre », depuis le scandale que déclencha la parution de son texte. Diégane s’engage alors, fasciné, sur la piste du mystérieux T.C. Elimane, se confrontant aux grandes tragédies que sont le colonialisme ou la Shoah. Du Sénégal à la France en passant par l’Argentine, quelle vérité l’attend au centre de ce labyrinthe ?

 Sans jamais perdre le fil de cette quête qui l’accapare, Diégane, à Paris, fréquente un groupe de jeunes auteurs africains : tous s’observent, discutent, boivent, font beaucoup l’amour, et s’interrogent sur la nécessité de la création à partir de l’exil. Il va surtout s’attacher à deux femmes : la sulfureuse Siga, détentrice de secrets, et la fugace photojournaliste Aïda…

 D’une perpétuelle inventivité, La plus secrète mémoire des hommes est un roman étourdissant, dominé par l’exigence du choix entre l’écriture et la vie, ou encore par le désir de dépasser la question du face-à-face entre Afrique et Occident. Il est surtout un chant d’amour à la littérature et à son pouvoir intemporel.

Ce que j’en pense :

Diégane, jeune écrivain, découvre en 2018 un livre très rare, peu édité (et sous le manteau à l’époque, en 1938) dont le titre déjà le fascine : « Le Labyrinthe de l’inhumain », le seul livre de l’auteur T.C. Elimane dont on a perdu la trace depuis très, très longtemps ? On pense d’ailleurs qu’il est peut-être décédé.

Encensé dans un premier temps, par quelques critiques littéraires (rares il faut bien le préciser), il va ensuite se démolir avec un acharnement qui dépasse l’imagination, mais on est en 1938, période coloniale qui méprise l’Afrique et les Africains.

Les critiques que l’auteur prête au livre de T.C. Elimane a sa sortie sont tellement fortes et méchantes qu’on se demande si l’auteur est uniquement le fruit de l’imagination de Mohamed Mbougar Sarr ou s’il a vraiment existé. En fait, l’auteur s’est inspiré l’histoire vraie du Malien Yambo Ouologuem premier romancier africain à recevoir le Prix Renaudot en 1968 pour son roman « Le devoir de violence » lui aussi accusé de plagiat ; il est impossible que l’auteur soit Noir (les mots sont bien plus terribles !) … voici quelques exemples :

Soyons francs : on se demande si cette œuvre n’est pas celle d’un écrivain français déguisé. On veut bien que la colonisation ait fait des miracles d’instruction dans les colonies d’Afrique. Cependant, comment croire qu’un Africain ait pu écrire comme cela en français ?

D’autres disent de lui qu’il est un Rimbaud nègre… et d’autres :

Un nègre, une créature à peine plus élevée qu’un primate sur l’échelle de la civilisation, qui voulait écrire.

On rencontre par exemple Siga qui vit à Amsterdam et  possède un exemplaire du livre d’Elimane et la rencontre entre Diégane et celle qu’il surnomme « l’araignée mère » est savoureuse. On fait aussi la connaissance de jeunes écrivains francophones venus d’Afrique qui dissertent entre eux.

Peu à peu, Diégane va se lancer sur les traces d’Elimane et essayer de mieux le connaître, à travers des personnes qui l’ont côtoyé, connu, certains haut en couleurs, notamment des femmes et en même temps Diégane nous parle de lui, de sa famille de son pays nous faisant voyager en France mais aussi au Sénégal, jusqu’en Argentine pour retrouver la moindre trace, le moindre secret… on visite les lieux mais aussi l’Histoire du siècle, avec ses guerres, ses horreurs, la Shoah, la colonisation…

Parfois, on a l’impression d’être dans une impasse, le livre ronronne, mais Mohamed Mbougar Sarr sait rebondir, ramener un autre témoignage, et ainsi un autre pan de l’histoire de T.C. Elimane que l’on trouve tantôt sympathique, tantôt casse-pieds mais qui ne laisse jamais indifférent.

J’ai bien aimé sa notion de biographème également : il nous donne de courtes biographies, parfois une simple réflexion, une mini dissertation sur une idée parfois obscure qui désoriente le lecteur, mais éveille sa curiosité. Par ailleurs, l’auteur joue avec la police d’écriture, et avec l’italique, le caractère gras ou non, les majuscules et les minuscules etc…

Ce livre se mérite, s’apprivoise même, en dépit des longueurs, car l’écriture est très belle. Je craignais un effet « Boussole » : le livre de Mathias Enard qui m’intéressait beaucoup mais que je n’ai jamais réussi à terminer, à cause de l’érudition du musicologue : la table de ma salle à manger disparaissait sous les post-it, les notes, que j’accumulais dans un cahier à côté…Le plaisir de la lecture avait fini par s’envoler à mi-parcours.

Avec Mohamed Mbougar Sarr, je me suis laissée porter par cette « plus secrète mémoire des hommes », emportée par cette plume magique. C’est une déclaration d’amour à la littérature. Je l’ai emprunté à la médiathèque dans un premier temps et quand j’ai vu le nombre de post-it, de citations qui me plaisaient, j’ai fini par l’acheter, car c’était une évidence, je voulais le garder, pouvoir le relire… Et cerise sur le gâteau, le côté magique du récit, les légendes, m’ont donné envie de ma plonger davantage dans la littérature africaine, sans oublier d’aller explorer le roman et la vie de Yambo Ouologuem

Cela fait trois semaines que je l’ai refermé et que je médite sur ma chronique qui, une fois de plus, ne me satisfait pas, mais il arrive un moment, il faut arrêter de peaufiner. Comme je l’ai déjà dit, ce livre s’apprivoise et le voyage est tellement beau qu’on ne regrette pas d’avoir embarquer dans le bateau ou l’avion comme on veut en compagnie de l’auteur. J’ai beaucoup aimé, je persiste et signe, n’en déplaisent aux esprits grincheux qui trouve le ton de l’auteur trop pompeux, ampoulé.

L’auteur :

Mohamed Mbougar Sarr, né en 1990 au Sénégal, vit en France et a publié trois romans : Terre ceinte, en 2015, Silence du chœur, en 2017, tous les deux primés et De purs hommes en 2018

Extraits :

D’un écrivain et de son œuvre, on peut au moins savoir ceci : l’un et l’autre marchent ensemble dans le labyrinthe le plus parfait qu’on puisse imaginer, une longue route circulaire, où leur destination se confond avec leur origine : la solitude.

Au dos je lus deux phrases : T.C. Elimane est né dans la colonie du Sénégal. Le labyrinthe de l’inhumain est son premier livre, le premier chef-d’œuvre d’un nègre d’Afrique noire qui affronte et dit librement la folie et la beauté de son continent.

Journal, je ne t’écris que pour une seule raison : dire combien Le labyrinthe de l’inhumain m’a appauvri. Les grandes œuvres appauvrissent et doivent toujours appauvrir. Elles ôtent de nous le superflu. De leur lecture, on sort toujours dénué : enrichi, mais enrichi par soustraction.

Un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout.

L’exilé est obsédé par la séparation géographique, l’éloignement dans l’espace. C’est portant le temps qui fonde l’essentiel de sa solitude ; et il accuse les kilomètres alors que ce sont les jours qui le tuent.

Osons la formule : par sa jeunesse et l’éclat stupéfiant de ses visions poétiques, c’est une manière de « Rimbaud nègre » que nous avons là.

Chacun de nous doit trouver sa question. Pourquoi ? Obtenir une réponse qui lui dévoilerait le sens de sa vie ? Non, le sens de la vie ne se dévoile qu’à la fin. On ne cherche pas sa question pour trouver le sens de sa vie. On la cherche pour faire face au silence d’une pure et intraitable question. Une question qui ne possèderait aucune réponse…

Chez Mossane, ce que j’ai d’abord aimé, c’est ce qu’elle ne paraissait pas. C’est ce que je l’imaginais être derrière. Je suis peut-être tombé amoureux de l’idée que je me faisais d’elle.

Notre préoccupation profonde concerne le passé ; et tout en allant vers l’avenir, vers ce qu’on devient, c’est du passé, du mystère de ce qu’on fut, qu’on se soucie. Cela n’a rien à voir avec la nostalgie funèbre.

C’est parce qu’il lui donne la conscience tragique de l’indéfectible, de l’irréparable que le passé inquiète le plus l’homme. La peur de demain porte toujours, même infime, même quand on sait qu’il peut être déçu et le sera probablement, l’espoir des possibles, du faisable, de l’ouvert, du miracle.

Edouard Vigier d’Azenac – et cela transparaît dans ses articles pendant l’affaire Elimane – tient les Noirs pour des sous-hommes (ou des sur-singes) qui ne mériteraient rien que la servitude et ne sauraient par conséquent prétendre ‘élever jusqu’à l’humanité (et encore moins à l’écriture). Le Juif passe encore, le Nègre, jamais.

Quelle est donc cette patrie ? Tu la connais : c’est évidemment la patrie des livres, les livres lus et aimés, les livres lus et honnis, les livres qu’on rêve d’écrire, les livres insignifiants qu’on a oubliés et dont on ne sait même plus si on les ouverts un jour, les livres qu’on prétend avoir lus, les livres qu’on ne lira jamais mais dont on ne se séparerait pour rien au monde, les livres qui attendent leur heure dans une nuit patiente, avant le crépuscule éblouissant des lectures de l’aube.

Le temps est assassin ? Oui. Il crève en nous l’illusion que nos blessures sont uniques. Elles ne le sont pas. Aucune blessure n’est unique. Rien d’humain n’est unique. Tout devient affreusement commun dans le temps. Voilà l’impasse ; mais c’est dans cette impasse que la littérature a une chance de naître. Citation de la 4e de couverture

Lu en janvier 2022

« Le rire des déesses » d’Ananda Devi

Petit voyage en Inde, aujourd’hui et première immersion dans l’univers de l’auteure, avec ce roman :

Résumé de l’éditeur :

Au Nord de l’Inde, dans une ville pauvre de l’Uttar Pradesh, se trouve La Ruelle où travaillent les prostituées. Y vivent Gowri, Kavita, Bholi, ainsi que Veena, et Chinti, sa fille de dix ans. Si Veena ne parvient pas à l’aimer, les femmes du quartier l’ont prise sous leur aile, surtout Sadhana. Elle ne se prostitue pas et habite à l’écart, dans une maison qu’occupent les hijras, ces femmes que la société craint et rejette parce qu’elles sont nées dans des corps d’hommes. Ayant changé de sexe et devenue Guru dans sa communauté, Sadhana veille sur Chinti.


Leurs destins se renversent le jour où l’un des clients de Veena, Shivnath, un swami, un homme de Dieu qui dans son temple aime se faire aduler, tombe amoureux de Chinti et la kidnappe. Persuadé d’avoir trouvé la fille de Kali capable de le rendre divin, il l’emmène en pèlerinage à Bénarès. Comment se douterait-il que sur ses pas, deux représentantes des castes les plus basses, une pute et une hijra, Veena et Sadhana, sont parties pour retrouver Chinti, et le tuer ?


Des bas-fonds de l’Inde où les couleurs des saris trempent dans la misère à sa capitale spirituelle, Ananda Devi nous entraîne dans un roman haletant et riche pour fouiller, à sa manière, les questions brûlantes de notre époque : la place des femmes et des transsexuels, le règne des hommes et la sororité ; les folies de la foi, la pédophilie ; la religion, la colère et l’amour. Avec son style incisif et poétique, elle brise le silence des dieux pour faire entendre et résonner le cri de guerre des femmes – le rire des déesses.

Ce que j’en pense :

Veena est une prostituée comme tant d’autres qui vit dans « La Ruelle », dans un taudis. Elle a eu une fille dont elle ne voulait pas et pour nier son existence, vue l’absence d’avenir qui la guette, elle ne lui a même pas donné de nom.

A 9 ans, l’enfant qui a grandi tant bien que mal dans cet univers sordide, rabrouée par sa mère, mais un peu choyée quand même par les autres prostituées, observe derrière une fente, dans le réduit où elle est cachée pour ne pas susciter la convoitise de hommes, ce que ceux-ci font subir à sa mère, telle une fourmi, qui passe inaperçue. Elle décide de s’appeler Chinti, c’est-à-dire fourmi.

Dans la maison d’en face, vit Sadhana, jeune homme transgenre qui a dû fuir sa famille maltraitante (il est une honte pour eux !). Recueillie par d’autres « Hijra » comme elle, elle se fait émasculer… ce qui donne une scène terrible. Sadhana s’attache à la petite fille.

Shivnath est un homme de Dieu, un Swami, qui entre jeûne et ascèse va voir les prostituées et Veena et sa colère lui plaisent bien, quel plaisir de les dompter ! mais, il est plutôt du genre « fou de Dieu » et pédophile : quand il voit Chinti pour la première fois, il en tombe amoureux, (traduire pas la mettre dans son lit, bien sûr). Tellement mégalo qu’il s’est fait construire une statue gigantesque (le représentant lui-même bien sûr) dans son temple où l’or coule à flots. Il si bien su manipuler les gens, surtout les riches que tout le monde le craint.

Pour arriver à ses fins, après des travaux d’approche qui lui ont permis de faire croire à la fillette qu’il lui prête l’attention que sa mère ne lui porte pas, il décide de prouver à tout le monde qu’elle est une réincarnation de Kali et il organise un pèlerinage à Bénarès pour le prouver à tout le monde et surtout arriver à ses fins.

Quand le danger s’approche de Chinti, Veena et Sadhana avec leurs compagnes de misère vont unir leurs forces pour empêcher le pire.

J’ai choisi de découvrir ce roman car l’Inde est un pays que j’aime malgré son système de castes, le statut qu’elle réserve aux femmes, des transgenres, ses inégalités depuis des lustres. Et, on ne peut pas dire que les choses se soient arrangées pour elles avec l’arrivée au pouvoir d’un intégriste hindouiste. J’aime ce pays dont je connais un peu quelques régions, mais je ne baigne pas dans l’angélisme à son sujet.

Ce roman m’a saisie aux tripes, j’ai ressenti la colère de Veena, et aimé sa transformation au cours des évènements, j’ai eu envie de trucider maintes fois ce religieux cinglé pédophile qu’est Shivnath… Les intégristes de tout poil me hérissent, ce n’est pas nouveau et on en trouve hélas dans toutes les religions. « La religion est l’opium du peuple » comme l’a dit si justement qui vous savez…

J’aime la manière dont l’auteure évoque les pèlerinages, avec notamment cette phrase :

« Les pèlerinages n’ont jamais conduit vers autre chose que soi – un soi blessé, tourmenté par les visions qui dansent hors de notre portée, par nos rêves faussés. Les pèlerinages mettent à nu nos échecs, nos mirages. Ils sont l’éternel piétinement de ce rien qui nous réclame, nous aspire, nous noie : la mort vers laquelle tout le monde chemine, et rien d’autre. Aucune promesse d’un bonheur quelconque tandis que nos pieds creusent notre propre tombe. »

Le statut (enfin l’absence de statut) des Hijras m’a beaucoup touchée et notamment le personnage de Sadhana, sa vie, sa souffrance et sa capacité d’amour. On se sent proche, en tant que femme, de ce qu’elles vivent ainsi que les prostituées, tandis que résonne, comme un cri de guerre, le rire des déesses, joli titre soit dit en passant…

Ananda Devi décrit très bien la situation des femmes dans ce pays, avec une écriture imagée, on sent les odeurs, l’encens, les fruits autant que les ordures, on perçoit la ferveur lors du pèlerinage vers Bénarès et la purification dans le Gange et à côté ces pèlerins qui ne perdent jamais une occasion de profiter des prostituées. Où sont passées la dévotion ? La purification ?

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Grasset qui m’ont permis de découvrir ce roman et la plume de son auteure dont je lirai probablement les autres livres si ma PAL me la permet.

#Leriredesdéesses #NetGalleyFrance

8/10

L’auteure :

Ethnologue et traductrice, Ananda Devi est née à l’île Maurice. Auteur reconnue, couronnée par le Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises en 2014, elle a publié des recueils de poèmes, des nouvelles et des romans, notamment Ève de ses décombres (prix des Cinq Continents, prix RFO, Gallimard, 2006), Le sari vert (prix Louis Guilloux, Gallimard, 2009), et dernièrement Manger l’autre (Grasset, 2018).

Extraits :

Rien ne révèle la beauté aussi parfaitement que l’annonce d’une fin imminente. Bénarès est la ville de la fin, de toutes les fins. Ici, on abandonne aussi bien les espoirs que les terreurs…

Les hommes sont simples à lire. Les filles, elles, le sont moins, mais elles sont infiniment pliables. C’est presque la même chose. Elles savent cacher leurs pensées, réprimer leurs instincts et, surtout, survivre.

Le ressentiment de Veena s’est ainsi intensifié de jour en jour. Mais, elle ne sait pas par quelle voie l’évacuer, pour peu que cela soit possible. Comment faire sortir de soi une telle fureur ? Cette cascade, cet océan, ce séisme ? Impossible ! Elle dort avec, vit avec, respire avec.

Leur existence est une longue suite d’abandons. Pas besoin de mots, ni de larmes, ni de nom. Peut-être l’existence de la petite est-elle le symbole de leur destinée : mourir en faisant semblant de vivre.

S’il y a des hommes dont on ne peut pas dire qu’ils sont civilisés, ce sont les hommes de Dieu.

Chinti acquiert une personnalité toute neuve. Elle sera celle qui se glissera dans les interstices, verra tout et ne sera vue de personne.

La possibilité du choix : le grand pouvoir des hommes.

Grâce à cette pièce, à cet écrin précieux, Shivnath est parvenu à se diviniser de son propre vivant, sans que cela choque qui que ce soit. Au contraire, les croyants se prosternent aussi volontiers devant sa statue que devant celle des autres. D’ailleurs, la religion hindoue a depuis toujours été une religion inclusive, syncrétique, prête à accepter tous les prophètes et les saints et à leur faire une place dans sa hiérarchie infiniment complexe.

Oh, ce rire ! C’est lui qui les reconstruit et les rassemble, ce rire de la colère et de la nuit, des rêves détruits et des espoirs amputés : il est leur seul pouvoir.

Ce pays a trop de tout : d’hommes, de femmes, d’enfants, de pauvres, de faibles, d’animaux, d’insectes, de tristesses, de mémoires, d’histoires, d’illusions. Long fleuve de corps abandonnés, rendus inutiles par cet inconcevable excès : tout y existe et tout y est détruit. Tout y est donc dispensable…

Mais, lorsqu’elles perçoivent la présence de Chinti, une autre musique se fait entendre : son rire d’enfant qui triomphe de toutes les peurs, vient à bout de toutes les tristesses.

Les autres femmes de la Ruelle deviennent ainsi des mères de substitution ; ou peut-être est-ce Chinti qui finit par devenir leur ange gardien ? Qu’importe. L’obscurité qui les entoure se dissipe à son passage. C’est pour cela qu’elles l’aiment.

Aujourd’hui, Kali est devenue une divinité comme une autre, un prétexte, soyons francs, un symbole qui rassemblent les imbéciles et permet de maîtriser les foules.

Ce que nous refusions d’appeler émasculation n’est était pas moins un traumatisme dont peu se remettent entièrement. Notre culture et nos rituels nous apprenaient à renaître et à redevenir. Mais le corps lui, s’accrochait à ce passé et refusait de lâcher prise…

Les gens croient que nos vêtements, nos cheveux, notre maquillage, nos bijoux sont un déguisement ; mais non : seul le corps hérité à la naissance est un déguisement dont nous tentons de nous débarrasser.

Il n’y a rien de plus faux que la sainteté des hommes dits saints, et ça, Shivnath ne le sait que trop bien. Les êtres vraiment saints ne le crient pas sur tous les toits, ils risqueraient de mourir sur une croix.

Lu en septembre 2021

« L’homme qui peignait les âmes » de Metin Arditi

Je vous préviens que ma chronique du jour ne saura peut-être pas à la hauteur du choc que j’ai éprouvé avec le livre dont je vous parle aujourd’hui, peut-être parce que mon vocabulaire est trop restreint ou mon émotion trop profonde :

Résumé de l’éditeur :

Acre, quartier juif, 1078. Avner, qui a quatorze ans, pêche avec son père. À l’occasion d’une livraison à un monastère, son regard tombe sur une icône. C’est l’éblouissement. « Il ne s’agit pas d’un portrait mais d’un objet sacré, lui dit le supérieur du monastère. On ne peint pas une icône, on l’écrit, et on ne peut le faire qu’en ayant une foi profonde ».

Avner n’aura de cesse de pouvoir « écrire ». Et tant pis s’il n’a pas la foi, il fait comme si, acquiert les techniques, apprend les textes sacrés, se fait baptiser, quitte les siens. Mansour, un marchand ambulant musulman, le prend sous son aile. C’est l’occasion d’un merveilleux voyage initiatique d’Acre à Nazareth, de Césarée à Jérusalem, puis à Bethléem, jusqu’au monastère de Mar Saba, en plein désert de Judée, où Avner reste dix années où il devient l’un des plus grands iconographes de Palestine.

Refusant de s’astreindre aux canons rigides de l’Église qui obligent à ne représenter que Dieu et les saints, il ose reproduire des visages de gens de la vie ordinaire, cherchant dans chaque être sa part de divin, sa beauté. C’est un triomphe, c’est un scandale. Se prend-il pour un prophète ? Il est chassé, son œuvre est brûlée. Quel sera le destin final d’un homme qui a osé défier l’ordre établi ?

Le roman de l’artiste qui, envers et contre tous les ordres établis, tente d’apporter de la grâce au monde.

Ce que j’en pense :

L’histoire commence en 1078 : alors que son père vient livrer à un monastère les poissons qu’ils ont pêchés tous les deux, Avner ressent un lorsqu’il voit pour la première fois une icône mais aussi en entendant les chants orthodoxes :

« On y voyait trois personnages assis, le regard baissé. Le fond de l’icône brillait comme de l’or, et il émanait des visages une expression de grande douceur. »

Il a alors quatorze ans, et tout va changer pour lui : il veut peindre des icônes, lui-aussi, au grand dam de son père.

Déjà, il avait ressenti de la fascination pour un papillon qu’il appelle le Roi des Rois qu’il aurait tant voulait dessiner, mais chez les Juifs, il est interdit de dessiner le monde, ce serait faire de l’ombre à Dieu de vouloir reproduire son œuvre.

Son père lui donne le choix : si tu veux représenter ainsi, tu quittes la maison et ne reviens jamais plus. Avner résiste devant cette manifestation d’intolérance qui le fait beaucoup réfléchir, mais, il décide de partir, suivre son destin.

Il va demander au père qui dirige le monastère, Anastase, de lui apprendre la technique, mais, il ne pourra pas dépasser le troisième niveau d’étude s’il n’épouse pas la religion orthodoxe, et donc être baptisé, ce qu’il accepte. Il reçoit alors le nom de « petit Anastase ». Mais, est-il sincère dans sa conversion, son Maître en doute mais ne laisse rien transparaître. Avner apprend ainsi qu’on ne dit pas peindre mas écrire une icône, car elle est issue d’une méditation, et non un simple dessin. On parle d’iconographe pour désigner ces hommes qui écrivent une icône.

La première qu’il écrit est une représentation de la vierge, à laquelle il a donné les traits de Myriam, la fillette qui a vécu avec lui durant l’enfance et l’adolescence (et que l’on va marier contre son gré bien sûr à un homme bien plus âgé).

Il va donc commencer son voyage initiatique, Acre, Mar Saba, et plus tard Capharnaüm, Bethléem, Jérusalem apprenant le Grec, les prières orthodoxes, retrouver les chants liturgiques qu’il aime tant, se frottant à la jalousie des autres moines parce qu’il est très doué, pour choisir le meilleur bois pour le support inventer des mélanges, pour créer de nouvelles couleurs, notamment un bleu azur qui va déclencher les hostilités.

Il est accompagné par Mansour, un marchand ambulant musulman qui va lui expliquer les principes de l’Islam et devenir son ami au fil du temps, il prie avec lui pendant les voyages, chacun dans « sa langue » et Mansour lui explique comment tourner sa natte vers la Kâba, baisser la tête par humilité…

Ce voyage que l’on peut qualifier d’initiatique va être une longue méditation, un long chemin pour comprendre ce que représente une icône, que l’on doit se débarrasser le l’orgueil au passage.

Je retiendrai une scène très forte, durant laquelle, Avner dont l’icône, a été choisie trois années par l’évêque, l’higoumène pour être précise, va être obligé de brûler tout son travail, toutes les icônes qu’il a écrites, car les autres moines les jugeaient blasphématoires, Avner se prenant pour Dieu lui-même selon eux. Après un jugement bâclé qui ne l’autorise à garder que celle représentant la Vierge sous les traits de Myriam. Mais sursaut d’orgueil, encore une fois, il va la brûler, elle-aussi avant de quitter le monastère.

J’ai beaucoup aimé, les échanges entre Mansour et Avner sur la religion (ce qui relie, n’oublions pas), sur les différences, et les similitudes, les intolérances de chacun vis-à-vis des autres. Et ce d’autant plus que les Croisés arrivent pour libérer le tombeau du Christ et pour cela se livrent aux pires exactions.

Les réflexions sur l’orgueil, la sagesse la charité sont approfondies, étayées. La fin tragique d’Avner témoigne de l’intolérance de toutes et la puissance du désir de destruction qui peut envahir si facilement tous les hommes, alors que les messages de paix ont tant de mal à être entendus.

J’aime ce genre de livres qui racontent une histoire, mais propose une réflexion profonde sur la vie, que l’on peut prendre au premier, deuxième ou xième degré comme on le voudra. On peut aussi préférer le côté voyage en Terre Sainte, si on préfère.

C’est une période de l’Histoire que m’intéresse depuis toujours, et l’évangélisation par la force me heurte au plus haut point. Toutes les religions ont du sang sur les mains, car l’interprétation du message originel a été « remaniée » par les hommes.

J’ai beaucoup pensé, au cours de ma lecture aux moines tibétains qui créent les mandalas, avec une patience infinie, une méditation dans l’action, et qui ensuite vont le disperser dans la rivière la plus proche, comme une ode à l’impermanence…

Tout est soigné dans ce roman, l’écriture, la couverture et le titre.

J’ai découvert Metin Arditi avec « Le Turquetto » pour lequel j’ai eu un immense coup de cœur et j’ai lu tous les livres qu’il a publié ensuite. J’ai le même plaisir de lecture que celui que je ressens en lisant les romans d’Amin Maalouf avec la révélation que fut pour moi « Léon l’Africain ». L’Orient me fascine qu’il s’agisse du Moyen-Orient ou de l’Extrême-Orient. Ils font partie des auteurs qui font rêver, comme les histoires qu’on pouvait nous raconter dans l’enfance.

Inspiré d’une icône attribuée à Théophane le Grec : « Le christ guerrier » mais il semblerait depuis une restauration de 2012 qu’il pourrait s’agir d’une autre personne, « illustre inconnu ».

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Grasset. qui m’ont permis de retrouver un auteur que j’apprécie énormément avec son dernier roman. Il me reste à découvrir Juliette dans son bain et   Mon père sur mes épaules.

#Lhommequipeignaitlesâmes #NetGalleyFrance

Vous l’aurez compris ce roman est un coup de cœur. J’espère vous avoir donné envie de lire ce beau roman, car ma critique ne me satisfait pas totalement. En effet, chaque fois que j’ai un coup de cœur, je trouve ma prose tellement limitée et insuffisante que je préfère laisser l’émotion prendre la place.

L’auteur :

Écrivain francophone d’origine turque, Metin Arditi est l’auteur d’essais et de romans, parmi lesquels Le Turquetto (Actes Sud, 2011, prix Jean Giono) et, chez Grasset, L’enfant qui mesurait le monde (2016, prix Méditerranée), Mon père sur mes épaules (2017) et Rachel et les siens (2020). En 2019, il a publié le Dictionnaire amoureux de l’esprit français (Plon-Grasset).

Extraits :

Très vite, l’onctuosité du fromage, la douceur du sirop et la tendresse du fruit lui procurèrent une succession de plaisirs qu’il s’amusa à identifier, selon que c’était le fromage, le sirop ou le fruit qui caressait son palais.

A Acre, il restait une vingtaine de familles juives, regroupées au sud de la ville, au-delà des remparts. Les Fatimides toléraient leur présence… quand ils ne les dépouillaient pas.

Cette idée, aussi, de punir les enfants de ceux qui ne respectaient pas les commandements. Ils n’y étaient pour rien, les pauvres ! A l’évidence, le commandement avait pour propos de faire peur. Mais respecter par peur, était-ce respecter ?

… Fallait-il que les gens obéissent par crainte ? N’aurait-il pas été plus juste de leur faire confiance ?

Toutes ces histoires de miracles, de bonté, d’amour, de foi en l’homme que lui racontaient Thomas ou Anastase lui semblaient inventées pour faire autrement que les que les Juifs. Les Chrétiens voulaient paraître doux là où la Torah était intransigeante.

Pourquoi alors ne pouvait-il s’émerveiller des chants orthodoxes ? Parce qu’il était juif ? Cette obligation d’obéir à des lois ridicules, d’avoir le droit d’aimer ceci mais pas cela, de se couper de plaisirs délicats, de joies innocentes, au risque de voir son père exploser de colère, tout cela le révoltait.

L’iconographe l’amenait à franchir huit portes. Tant qu’Avner était juif, seules les trois premières portes lui seraient ouvertes. Pour franchir les suivantes, il lui faudrait embrasser la foi du Christ. Les iconographes étaient tous des moines qui consacraient leur vie à l’écriture des icônes. Devenir iconographe serait pour lui un bouleversement total.

Prier avec un Musulman si tu es Juif, prier avec un Chrétien situ es musulman, ce sont des actes de fraternité. Je suis sûr qu’ils plaisent au Tout-Puissant. Il se dira : voilà un homme de paix.

Pourtant, s’il n’y avait qu’un seul Créateur, ce sur quoi chacun s’accordait, tous les hommes devraient pouvoir s’adresser à lui d’un même élan. Cela relevait du simple bon sens.

Les animaux sont des créatures de Dieu qui gardent en elles toute la pureté de l’Esprit Saint. L’homme aussi est une créature de Dieu. Mais une bête qui accapare et manipule pour sa propre gloire, tu ne la trouveras jamais…

Comment vivre heureux sans connaitre l’exil ? Ce sont ses duretés qui (apprennent à comprendre les hommes et à les aimer.

Célébrer la joie de vivre sur Terre, œuvre de Notre Seigneur, est-ce trahir ? Si la vie terrestre est sacrée, n’est-il pas légitime de glorifier chez l’Homme sa part de divin ?

Être généreux, c’est prendre de la distance avec ce que l’on possède…

… Sais-tu ce que c’est qu’être orgueilleux ? C’est n’avoir aucune distance vis-à-vis de soi-même.

Notre religion dit la Loi. J’ai beau l’avoir abandonnée, sa rigueur et sa majesté m’impressionnent. La vie du Christ m’enseigne la charité, et l’Islam me rappelle l’importance de l’humilité et de la soumission.

L’étude du grec, les débats en monastère, l’intelligence aigüe d’Anastase, sa générosité, avaient permis à Avner d’accéder aux Textes, de les approfondir, d’en saisir l’immense sagesse. Mais ils lui avaient aussi donné l’occasion de n’être pas dupe de l’utilisation qui en était faite, lorsque l’ambition et la vanité se substituaient à la charité.

Lu en juillet 2021

« L’enfant de Garland Road » de Pierre Simenon

Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’ai choisi grâce au «  bouche à oreille » :

 

 

Résumé de l’éditeur :

 

Avec ce sublime texte, Pierre Simenon s’inscrit parmi les grands auteurs contemporains.

Kevin O’Hagan a 63 ans. Écrivain raté et veuf torturé par les affres toxiques d’un mariage déchu et d’un amour devenu haine que même la mort n’a pas réussi à éteindre, il vit retiré du monde, sans espoir ni recours, dans les collines boisées du Vermont. Alors qu’il tente sans succès d’en finir avec l’existence, il devient malgré lui le tuteur de David, son neveu de 10 ans, qui vient de perdre ses parents dans des circonstances aussi brutales que mystérieuses.

Au fil des jours se tissent des liens d’affection et de complicité entre le vieil homme et l’enfant, leur permettant à tous deux de lentement reprendre goût à la vie. Mais juste au moment où Kevin se met à espérer avoir enfin trouvé l’antidote au poison qui ronge son âme, la tragédie frappe à nouveau sans crier gare : un après-midi, David disparaît de son école. Pour le sauver, Kevin se lance alors dans une traque effrénée qui exigera de lui toutes ses ressources et tout son courage. Sachant bien que, cette fois, il n’a pas droit à l’échec, et que tout se jouera sans merci ni pardon.

 

Ce que j’en pense

 

Kevin ne se remet pas de la perte de son épouse, décédée dans un accident. Il a élevé leur fille, mais depuis qu’il est seul, il boit plus que de raison et tous les soirs relit sa lettre d’adieu au monde, joue avec son révolver mais remet son suicide au lendemain.

Il rumine sur sa vie d’écrivain raté, sur ce mariage loin d’être aussi idyllique qu’il ne veut bien le reconnaître, le temps ayant embelli les souvenirs.

Il se trouve dans l’obligation de prendre en charge son neveu, David, dont les parents ont été assassinés devant lui, il a survécu en se cachant dans un placard. Cambriolage qui a mal tourné conclut la police. Il remet donc son suicide à plus tard et s’occupe du gamin, le console après ses cauchemars…

Mais, les choses ne sont pas aussi simples et l’enquête rebondit. Son amie Fran, shérif à la retraite veille au grain, et l’enquête prend une toute autre direction…

Ce thriller qui démarre en douceur, est passionnant ! Pierre Simenon alterne la progression de l’enquête et les souvenirs de Kevin : sa rencontre avec sa femme, leur vie à deux, elle ne pensant qu’à sa carrière et le reléguant au rang de nounou, car elle le méprise en fait, l’évolution de leur couple. Chaque partie du roman commence par une scène du passé de Kevin, pour ensuite avancer dans l’histoire, les relations entre Kevin et son neveu, et l’enquête elle-même, cette façon de construire le récit m’a beaucoup plu.

Les personnages sont très intéressants, avec leurs qualités et leurs faiblesses et l’auteur nous livre un portrait du pervers narcissique au féminin truculent ! Nicole est imbuvable avec sa suffisance, sa jalousie maladive (elle demande à Kevin qui il préfère entre elle et leur fille et surtout qui choisirait-il de sauver si elles étaient toutes les deux en train de se noyer!).

Kevin en écrivain raté, plus ou moins alcoolo, qui trouve un sens à sa vie en s’occupant de David et les relations qu’il entretient avec la truculente Fran, géniale en femme shérif à la retraite, lesbienne qui ne se cache pas et a épousé sa compagne…

Suivre leurs pas dans le Vermont sur les traces des responsables de la tuerie, est passionnant, avec des scènes où Fran et Kevin sont armés jusqu’aux dents et prennent leur destin en mains. On est loin de la passivité dans laquelle Kevin était noyé au départ…

C’est le premier roman de Pierre Simenon que je lis, après avoir des critiques très positives et son style me plaît beaucoup. Il est le fils de Georges Simenon, et réussit très bien à se faire un prénom.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Plon qui m’ont permis de découvrir cet auteur que je vais suivre.

 

#LenfantDeGarlandRoad #NetGalleyFrance

 

L’auteur

 

Fils de Georges Simenon, Pierre Simenon, né en 1959 à Lausanne, a travaillé dans une banque privée genevoise avant de partir pour les États- Unis en 1987, où il devint avocat de cinéma. Il réside actuellement en Nouvelle-Angleterre avec sa femme et ses deux enfants. Après son premier roman, Au nom du sang versé, il a écrit un récit autobiographique intitulé De père à père.

 

Extraits

 

Elle s’était bien gardée d’ajouter que, de cette tombée en disgrâce, et des difficiles années qui s’en suivirent, elle avait hérité, outre un souvenir cruel, une confiance parcimonieuse envers ses semblables et une volonté farouche de ne plus jamais manquer de rien – et surtout de ne plus jamais dépendre d’autrui. Cela aussi, il ne le comprendrait que plus tard.

 

Avant la fin de la soirée, Fran en était arrivée à la triste conclusion que Nicole était soit une garce égocentrique, trop absorbée par elle-même pour pouvoir réellement partager de l’amour avec autrui, soit, plus probablement, une manipulatrice perverse narcissique passée maîtresse dans la vampirisation émotionnelle de son conjoint, victime de choix. Bien-sûr, elle n’en avait jamais fait part à Kevin.

 

Conscience, mon cul, Fran ! la seule conscience que nous ayons réellement est celle de l’inéluctabilité de notre propre mort. Cela ne nous rend pas supérieurs au reste de la création, seulement plus angoissés.

 

Une sourde intuition, sans fondement concret avait fait son chemin en lui bien avant que n’apparaissent les premiers soupçons. Et, comme l’on rejette les signes avant-coureurs d’une maladie, il s’était longtemps efforcé d’ignorer ce que son cœur savait déjà. A ce jour, il ne pouvait toujours pas déterminer à quel moment précis il avait basculé et s’était résolu à se confronter à la réalité.

 

Nicole bâtissait et gérait son empire et se contentait de son rôle de parentage à la demande, assumant sa tâche de mère au gré de ses disponibilités, comme on commande un film sur Netflix, un soir de désœuvrement. 

 

Il n’avait déjà pas été facile pour Fran d’être la première femme shérif d’un comté du Green Mountain State, mais y être parvenue en étant ouvertement gay avait à l’époque relevé d’une véritable gageure et témoignait autant de ses hautes qualités professionnelles que de la ténacité et de la discrétion des deux femmes.

 

Kevin siffla d’admiration. Même en ayant grandi dans le Vermont, où les armes à feu sont presque aussi courantes que les moustiques en été et la neige en hiver, il ne pouvait cacher sa surprise devant l’arsenal de l’ex-shérif.

 

Si la mort, comme son complice le temps, efface implacablement les souvenirs, elle accomplit son œuvre de façon sélective. Les défauts du défunt disparaissent, ses qualités et les bons moments demeurent au point de prendre une proportion démesurée grâce au vide ainsi laissé.

 

Tolérer l’inacceptable s’était révélé plus facile que défendre son droit au respect…

 

Il avait été incapable de prouver sa réelle valeur à sa femme. Encore une échappatoire, car la seule personne qu’il lui fallait convaincre n’était autre que lui-même.

 

Lu en mai 2019

« Maggie une vie pour en finir » de Patrick Weber

Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’ai découvert sur le site NetGalley, dont je ne connaissais ni l’auteur (ni le roman d’ailleurs) , seulement un résumé très tentant :

 

Maggie une vie pour en finir de Patrick Weber 

 

Résumé de l’éditeur    

 

A l’occasion du 100e anniversaire de la victoire de 1918, le roman de Maggie raconte le destin vrai d’une femme dont la vie a été bouleversée par la Première guerre mondiale.
Les guerres sont propices à la naissance des grandes histoires d’amour. En période de conflit, on aime avec passion et rapidité, comme si chaque jour était le dernier. Des vies basculent au milieu des morts qui se succèdent. La société change de visage et l’Europe se dirige, sans le savoir, vers un autre désastre.

A l’occasion du centième anniversaire de la victoire de 1918, le roman de Maggie raconte le destin d’une femme dont la vie a été bouleversée par le conflit. On y retrouve l’esprit de Downton Abbey et celui de la jeunesse d’Agatha Christie qui se porta volontaire dans les hôpitaux et dont Maggie sera une fidèle lectrice. Mais on y croise aussi les affres de la Seconde Guerre mondiale, l’ombre de la Guerre Froide et la folie consumériste qui caractérise les lendemains de conflit. Un monde jeté à terre n’a qu’une seule volonté, celle de renaître plus grand, plus beau et plus fort. Mais quand les  » golden sixties  » surgissent, il est trop tard pour les témoins des heures sombres. Ils incarnent des épisodes tragiques que chacun cherche à oublier.

A travers la vie, les choix et la mort de Maggie, c’est l’histoire de ces innombrables femmes du XXe siècle qui s’incarne. On les a un peu oubliées mais les femmes d’aujourd’hui leur doivent beaucoup.
Parti sur les traces de sa grand-mère et de ses origines familiales, Patrick Weber nous conduit d’Altrincham à Manchester, de Londres à Bruxelles, d’Anvers aux camps de concentration allemands.

 

Ce que j’en pense   

 

Un homme décide de retrouver la trace et l’histoire de sa grand-mère maternelle, qu’il n’a pas connue, dont sa mère lui a parlé, mais pas assez alors il retourner dans la ville où elle est née et a passé toute son enfance. Il va ainsi passer un week-end en Angleterre, où il n’a encore jamais mis les pieds.

Mais comment reconstituer son histoire ? Il va enquêter comme « le journaliste qu’il est », se glissant dans les pas de Maggie, interrogeant les archives et lui donner vie en choisissant de  raconter l’histoire à la première personne.

« Elle s’appelait Maggie et elle était belle, si j’en juge d’après les quelques photos qui ont surnagé suite au naufrage de son existence. »

L’éducation est brutale dans cette famille de sept enfants : le père est alcoolique, boit sa paye au pub et cogne sa femme à son retour, faisant régner la terreur dans la maison, la mère est soumise s’activant du matin au soir. Les garçons sont beaucoup mieux traités que les filles dont le futur consistera à devenir blanchisseuse et rapporter de l’argent à la maison ; les garçons sont destinés à la mécanique comme leur père pour prendre le relais.

Lors d’une énième scène de violence, les filles décide d’accueillir leur père d’un coup de casserole et croient le laisser pour mort :

« Dans la légende familiale, l’épisode prit le nom de « la nuit de la casserole » et elle s’ancra profondément dans nos mémoires. Il reste en tout cas un secret bien gardé des sœurs Sowerbutts, et nul ne devait jamais être mis dans la confidence.« 

 

A force de visser tout le monde, la fille aînée tente de petites rébellions, en allant chez les commerçants jouer la grande dame, mais le destin sera cruel pour elle.

Maggie est différente, elle est plus rebelle et profitera de la guerre pour s’engager comme infirmière, sous l’influence du pasteur aux idées gauchistes, exécré par son père, qui le considère comme l’œil de Moscou… ce métier lui convient car elle possède l’empathie nécessaire, même si parfois elle ne prend pas assez de recul et se laisse envahir par toute la souffrance des blessés.

J’ai beaucoup apprécié toute la partie concernant l’enfance pauvre, la manière de fonctionner de cette famille, puis la rencontre avec Joseph, blessé de guerre, qui en gardera des séquelles funestes, qui aime dessiner, peindre, cet homme tout à l’opposé du père de Maggie. Joseph est un personnage très intéressant et extrêmement attachant, il sera un solide pilier pour elle.

Puis je finis par être intriguée par ce drôle de visiteur qui semblait accepter son sort sans se plaindre. Un tel comportement ne ressemblait pas à celui d’un continental, toujours impatient et, c’est bien connu, très expansif. 

J’ai eu plus de mal avec Maggie, dans son rôle de mère que je qualifierai de toxique : elle est en adoration devant son fils Charles et lui passe tout, le transformant en petit tyran avec sa petite sœur, puis en ado et adulte rebelle. A côté, la petite Joyce est transparente. Maggie est tellement en extase devant son enfant, dieu vivant, qu’elle la regarde à peine.

En fait, ce ne sont que les conséquences de l’éducation qu’elle a reçue, où seuls les garçons étaient considérés, et il ne fallait jamais montrer la moindre émotion, alors comment aurait-elle pu faire, on ne lui a pas donné la clé, dans cette famille où il fallait toujours « faire comme si » !

On sent une fêlure psychologique qui devient de plus en plus pathologique, au fur et à mesure que les deuils s’accumulent, et on voit Maggie  sombrer dans un délire de persécution  que l’auteur exprime très bien. Il nous livre aussi une belle description du deuil quand il devient pathologique, de la dépression…

Patrick Weber reconstitue très bien l’atmosphère de l’époque, la guerre, la faim, la souffrance des blessés et j’ai appris pas mal de choses sur l’invasion de la Belgique par le Kaiser, violant les traités qui garantissaient sa neutralité. Les blessés de guerre belges étaient envoyés poursuivre leurs soins en Angleterre

Il nous offre aussi une belle description de la vie quotidienne en Belgique durant l’entre-deux guerres et l’invasion par les troupes d’Hitler, la résistance qui s’organise, les trahisons, (Maggie est l’Anglaise, donc l’ennemie dans la Belgique qui a capitulé…

J’ai bien aimé ce roman car on s’attache à Maggie malgré ses problèmes, et l’idée de parler en son nom, à la première personne, tout au long du roman est très intéressante même si elle spolie parfois l’histoire. Ce livre résonne particulièrement dans le contexte de commémoration des cent ans de l’armistice de la première guerre mondiale, et on sent flotter ce climat particulier avec la montée des nationalismes qu’on pensait impossible, il y a quelques années à peine.

Je remercie vivement NetGalley et les éditions Plon qui m’ont permis de lire ce roman et de découvrir Patrick Weber, dont l’écriture est très agréable. Un livre que l’on ne peut plus lâcher lorsqu’on l’a commencé…

#PatrickWeber #NetGalleyFrance

 

 

L’auteur

 

Historien de l’art, archéologue et journaliste, Patrick Weber est l’auteur de nombreux romans historiques. Il vit entre Bruxelles, Paris et Rome.

Site officiel : http://www.patrick-weber.com     

 

 

Extraits   

 

Je n’étais que le spectateur obligé du tragique roman de ma famille perdue, décliné avec force détails par une mère aussi aimante qu’épuisante.    

 

L’âge venant, le futur a une fâcheuse tendance à se raccourcir et le passé offre de nouvelles raisons de rester vivant.   

 

Je suis, d’une certaine manière, l’autre fils de Maggie. Un troisième Charles dont je porte aussi le prénom. Le Charles qu’elle n’a jamais connu. C’est son histoire que je suis venu retracer en cette belle matinée à Manchester.    

 

Fini de faire comme si, je serai désormais une jeune femme moderne, comme celles que j’imaginais arpenter les rues de Manchester. Une femme capable d’agir, de penser et de faire des choix par elle-même.   

 

Être parent revenait à vouloir le meilleur pour ses enfants qui, pour leur part, attendaient autre chose de la vie. Et quand nous sortions des clous, une bonne torgnole était toujours là pour nous le rappeler.  Les grands savaient mieux que nous qui étions ignorants, et il ne nous serait jamais venu à l’idée de nous rebeller.       

 

Quand on est heureux, on redoute toujours le malheur qui arrivera tôt ou tard. Et, quand on est malheureux, on finit par penser que le bonheur n’existe pas.   

 

Les jours se suivaient et je compris à quel point tout le monde me persécutait. Je mesurais à quel point ils avaient été jaloux de nous. Derrière leurs beaux sourires de convenance se cachait la volonté de nous voler notre bonheur…   

 

Je me réveillai dans un lit d’hôpital. J’étais au désespoir parce que j’avais espéré un instant être morte.  La mort n’est pas assez bonne camarade pour venir vous cueillir quand vous le souhaitez.   

 

 

Lu en novembre 2018

« Carnaval noir » de Metin Arditi

Je vous parle aujourd’hui du dernier roman d’un auteur contemporain que j’apprécie énormément avec :

 Carnaval noir de Metin Arditi

 

 

Résumé de l’éditeur :    

 

Janvier 2016 : une jeune étudiante à l’université de Venise est retrouvée noyée dans la lagune. C’est le début d’une série d’assassinats dont on ne comprend pas le motif. Elle consacrait une thèse à l’une des principales confréries du XVIe siècle, qui avait été la cible d’une série de crimes durant le Carnaval de Venise en 1575, baptisé par les historiens « Carnaval noir »

Cinq siècles plus tard, les mêmes obscurantistes qui croyaient faire le bien en semant la terreur seraient-ils toujours actifs ? Bénédict Hugues, professeur de latin à l’université de Genève, parviendra-t-il à déjouer une machination ourdie par l’alliance contre-nature d’un groupuscule d’extrême droite de la Curie romaine et de mercenaires de Daech, visant à éliminer un pape jugé trop bienveillant à l’égard des migrants ?

À croire que l’Histoire se répète éternellement, que le combat entre le fanatisme et la raison n’en finit jamais, et que la folie des hommes est sans limite…

Dans ce roman riche de suspense, de passion et de savoir, Metin Arditi se révèle, une fois encore, un conteur exceptionnel.

 

Ce que j’en pense    

 

J’aime beaucoup Metin Arditi, que j’ai découvert avec « La confrérie des moines volants » donc ce livre était pour moi… dès qu’on parle de manuscrit ancien (même une lettre !) d’histoire, de peinture, je suis là. Je remercie vivement NetGalley  et les éditions grasset qui m’ont permis de le lire.

L’intrigue est originale : utiliser une lettre datée de 1575 retrouvée cachée dans un livre ancien que vient d’acquérir Benedict Hugues, un professeur de latin médiéval reconnu de Suisse, lettre qui évoque un attentat de l’époque et que l’homme de mains de la congrégation veut récupérer à tout prix, semant des morts au passage… quelques mois auparavant, Donatella, une jeune fille qui fait des recherches pour une thèse sur une confrérie du XVIe siècle, a été assassinée à Venise car elle s’approchait de trop près d’un sujet qui dérange.

Les deux intrigues sont liées, la petite histoire dans la grande Histoire, et Metin Arditi nous fait faire des allées et venues entre les deux époques. On a donc un complot, et qui dit complot dit motif, financement, logistique et protagonistes pour le réaliser.

Le motif : il faut que l’Église retrouve la place et le pouvoir qu’elle a perdus selon certains : à l’époque, il fallait lutter contre la Réforme qui prenait de plus en plus de place, se montrait ouverte à la science (révolution copernicienne qui mettait le Soleil au centre de l’univers et non la terre comme le prônaient les écritures…

De nos jours, les ultras de l’Église ne supportent pas le Pape actuel, jugé trop consensuel, trop en faveur des migrants ; ils ruminent leur colère depuis Vatican II, avaient espéré que Benoît XVI allait reprendre tout cela en mains… « Et ce pape… Dans son inconscience effarante, l’Église préparait le terrain pour le Grand Remplacement. »

L’ennemi actuel est l’Islam, qui pour ces gens de l’extrême droite va détruire la civilisation européenne au nom du multiculturalisme, ce qui est inenvisageable bien-sûr !

Pour incarner le mouvement, il faut une personnalité forte, un homme providentiel pour prendre la place du pape et appliquer une doctrine rigoriste, prêt à tout pour éliminer ceux qui sont un obstacle sur son chemin : Scanziani au XIVe qui vise la place du pape Grégoire et Fernandez-Diaz de nos jours. Il faut quelqu’un qui incarne le dogme, la prophétie : un nouveau christ dont les mains ont six doigts, comme Jésus peint par Paolo Il Nano, dans une toile remplie de symboles, des signes astrologiques…

Ce dernier a été retrouvé pendu au pont du Rialto, ultime victime de ce Carnaval noir : « une série de crimes commis en l’espace de quelques jours au cours du mois de février 1575, dont les auteurs comme les motifs sont restés mystérieux. » et la toile a disparu (un incendie a détruit la Scuola Grande del San Sepolcro)

Il faut que le groupe soit bien organisé, avec une discipline quasi militaire ; tout est bien structuré dans la « Fondazione » avec les théoriciens tel le père Blaise, les enseignements proches de certains prêches, l’éminence grise avec le cardinal Fernandez-Diaz, charismatique et rigoriste qui fait froid dans le dos, un directeur de la communication, Bartolomeo San Benedetto, qui orchestre des conférences, des séminaires qui accueillent des jeunes de plusieurs pays, de la mouvance d’extrême-droite et les hommes de main tel Arturo,  un « ministre des finances » Zaccaria qui gère le blanchiment d’argent via une banque suisse dont le directeur est le frère de Benedict. L’argent n’a pas d’odeur, c’est connu !

Et il faut un complot pour arriver à ses fins, et donc éliminer le Pape et frapper un grand coup pour terroriser la population : un double attentat, la basilique Saint Pierre, pour tuer le maximum de personnes et à la résidence du pape : Casa Santa Marta, pour l’éliminer.

Et pour cela, l’union fait la force, et on va chercher des kamikazes, des islamistes (après tout ils sont des spécialistes !) qui vont mourir en martyr, tel ce couple qui veut se faire exploser avec un bébé dans les bras pour aller au paradis…

Le suspense monte tout doucement, puis le rythme s’emballe au fur et à mesure qu’on avance vers le jour J…

J’ai aimé les références à l’Histoire, les mouvements intégristes de tout poil, le fait de choisir des islamistes de la filière Libyenne qui nous ramène au passé colonial de l’Italie. J’aurais aimé que l’auteur explore davantage cette piste car j’ai trouvé l’histoire actuelle un peu fade… probablement car le personnage principal est davantage un anti-héros qu’un héros.

On pense bien-sûr aux défilés des fascistes sous Mussolini, parcourant la ville scandant des chants (en vieux vénitien dans ce roman), encerclant leur proie pour la précipiter dans le fleuve… Metin Arditi évoque les populismes actuels, les liens avec une Église puriste et rigoriste, et j’aurais aimé qu’il fouille encore plus.

Ce roman m’a plu, malgré ces quelques désillusions, car on est quand même dans un registre autre que « Da Vinci code » auquel on pense au cours de cette lecture. J’ai retrouvé cet art de conteur que j’aime tant chez l’auteur, mais mon roman préféré est sans conteste « Le Turquetto » …

Je laisse la parole à l’auteur:

 

 

#CarnavalNoir #NetGalleyFrance

 

Extraits   

 

Il observa les visages. Ils étaient tendus, habités par l’importance de leur mission. Ils allaient sauver l’Occident. Éliminer la racaille qui l’envahissait. Qui l’avait déjà envahi. Qui se sentait en territoire conquis. Qui tuait, estropiait, menaçait en toute impunité.    

 

Ils étaient le 14. Le 29 du mois, à cette même heure, le monde ne serait plus le même. Fini, les salamalecs aux migrants, les trahisons de l’Église, les intellectuels qui monopolisent les médias et plongent l’Occident en léthargie en faisant l’éloge d’un pseudo-multiculturalisme ! Ah, le multiculturalisme… Une vraie farce. Les gens prononçaient ce mot, et d’un coup, ils se sentaient bons, clairvoyants, ouverts au monde. Quels crétins !    

 

Le père Blaise s’entretiendra avec vous des grands principes moraux qui guident notre action. Il vous parlera du sacré. Mais, il vous parlera aussi de la violence. Elle a toujours accompagné le sacré. Son propos, son seul propos, est de le protéger. La violence est donc sacrée autant que les tâches les plus saintes peuvent l’être…    

 

El Tigre… C’était ainsi qu’on surnommait Fernandez-Diaz à la Curie. L’homme incarnait l’animal solitaire, fort et cruel. Sa manière de se déplacer, même, évoquait celle des félins. On ne l’entendait jamais venir et soudain on ne voyait que lui.   

 

Il voyait bien que, dans cette histoire d’attentat, chacun roulait pour soi…  Ils cherchaient tous autre chose. Au fond, ils se méprisaient. Mais, pour réussir, il fallait jouer collectif.  

 

En 1571, une prophétie circulait à Venise, selon laquelle un envoyé du Christ sauverait l’Église des griffes de la Réforme. Cet homme serait reconnaissable à ce que chacune de ses mains auraient six doigts. Cette prophétie traversa la Péninsule comme la foudre.   

 

Le bonheur n’aime pas qu’on lui mette la main dessus, mon trésor. Laisse-le filer. Il sera content de te revenir.    

 

Mais le peintre méritait d’être étudié. Il réunissait les deux qualités maîtresses de la peinture du XVIe italien, le disegno et le colorito, la précision du trait des Florentins et le sens de la couleur des Vénitiens.   

 

… Elle préparait une thèse sur la Scuola Grande del San Sepolcro et m’avait consultée pour Paolo Il Nano, vu que c’était le peintre attitré de la Scuola…  Elle menait une recherche formidable sur les évènements qu’à Venise on appelle le Carnaval noir…

 

Une vieille lettre de cinq siècles nous rappelle que la pourpre cardinalice a la couleur du sang…   

 

Sans doute que Copernic, moine fidèle à l’Église et à ses textes, était lui-même épouvanté par les effets que pouvait avoir sa découverte de l’héliocentrisme sur une Église affaiblie par les coups de boutoir que lui portait la Réforme. Cela expliquerait le retard qu’il mit à publier le produit de ses recherches, attendant sans doute de se trouver aux portes de la mort pour le faire.    

 

Lu en octobre 2018

« La vraie vie » : Adeline Dieudonné

Étant donné l’engouement suscité par ce roman de la rentrée, j’ai décidé de céder à l’appel des sirènes et de me l’offrir. Il s’agit de :

 

La vraie vie de Adeline Dieudonné

 

 

Quatrième de couverture

 

C’est un pavillon qui ressemble à tous ceux du lotissement. Ou presque. Chez eux, il y a quatre chambres. La sienne, celle de son petit frère Gilles, celle des parents, et celle des cadavres. Le père est chasseur de gros gibier. La mère est transparente, amibe craintive, soumise aux humeurs de son mari. Le samedi se passe à jouer dans les carcasses de voitures de la décharge. Jusqu’au jour où un violent accident vient faire bégayer le présent.

Dès lors, Gilles ne rit plus. Elle, avec ses dix ans, voudrait tout annuler, revenir en arrière. Effacer cette vie qui lui apparaît comme le brouillon de l’autre. La vraie. Alors, en guerrière des temps modernes, elle retrousse ses manches et plonge tête la première dans le cru de l’existence. Elle fait diversion, passe entre les coups et conserve l’espoir fou que tout s’arrange un jour.

D’une plume drôle et fulgurante, Adeline Dieudonné campe des personnages sauvages, entiers. Un univers acide et sensuel. Elle signe un roman coup de poing.

 

Ce que j’en pense   

 

C’est l’histoire d’une famille dysfonctionnelle, dans un lotissement, dans une banlieue qui pourrait se trouver près de chez nous. Le père est violent avec sa femme physiquement et psychologiquement, devant les enfants bien-sûr comme tout psychopathe narcissique pervers et j’en passe.

Déjà, la maison, la plus belle du lotissement, car destinée au départ à l’architecte, est étrange :

« A la maison, il y avait quatre chambres. La mienne, celle de mon petit frère Gilles, celle de mes parents et celle des cadavres. » P 9

La chambre des cadavres renferme tous les trophées de chasse du père, de la défense d’éléphant aux cerfs, sangliers sans oublier une hyène. Et bien-sûr, personne n’a le droit d’entrer dans la tanière du père, sous peine de sanction sur fond de méga colère.

Tout ce petit monde survit dans cet univers toxique où la seule bouffée d’oxygène est le passage du marchand de glaces ambulant. Et un jour, la bombe à chantilly explose tuant le marchand devant leurs yeux. Le petit frère, sous l’effet de la sidération, s’éteint littéralement, se referme sur lui-même et sa sœur (dont on ne saura jamais le prénom, à moins que ma mémoire ne m’ait trahie) va tout tenter pour revenir en arrière et refaire l’histoire en essayant de fabriquer une voiture qui remonte le temps…

Le portrait du père est saisissant ! tout à fait le genre d’individu qui m’horripile et que j’aurais bien aimé « zigouiller » : déjà j’ai une dent contre les chasseurs et j’adore les éléphants donc lui et moi, c’était mal parti. Et les pervers, narcissiques, cogneurs idem.

« Au mur, dans des cadres, mon père posait, fier, son fusil à la main, sur des animaux morts. Il avait toujours la même pose, un pied sur la bête, un poing sur la hanche et l’autre main brandissait l’arme en signe de victoire, ce qui le faisait davantage ressembler à un milicien rebelle shooté à l’adrénaline du génocide qu’à un père de famille. » P 10

J’ai aimé l’énergie de cette petite fille qui va se passionner pour la physique, sur les traces de Marie Curie, les sciences en général, allant jusqu’à faire du baby-sitting chez un voisin (un beau champion d’arts martiaux dont elle tombe amoureuse) pour prendre des cours auprès d’un professeur à la retraite, plus ou moins mis sur la touche du fait de ses méthodes.

Elle a seulement dix ans quand commence le récit et on la sent tout de suite prête à relever les défis et se donner les moyens de le faire. Pour ramener la lumière dans les yeux de son frère et tenter de le sauver, elle fait preuve d’imagination autant que de compassion, investie dans son rôle, même au prix de souffrance. Elle a une énergie extraordinaire.

Comment résister à cette scène par exemple où elle décide d’appeler le chiot « Curie » comme la grande Marie et voir que sa mère a fait graver « Curry » sur sa médaille:

« J’ai décidé de rebaptiser le chiot Sklodowska. Ça lui ferait peut-être même encore plus plaisir, à Marie Curie , que je donne son nom de jeune fille à ma chienne. Mais Sklodowska, c’était un peu long à dire. Alors, pour faire simple, j’ai raccourci en Dovka. » P 74

Ce roman, c’est l’histoire de la violence au quotidien, de la peur dans la cellule familiale, qui ne peut qu’engendrer des comportements bizarres sinon pathologiques et si la petite fille réussit à s’accrocher, Gilles va au contraire se couper des autres, ne n’intéressant à rien et dériver de plus en plus…

Adeline Dieudonné réussit très bien à exprimer cette violence et cette peur, l’emprise du père sur la famille, la démission de la mère, tout en ne donnant jamais trop dans le trash. Elle montre que l’amour peut transformer les choses, qu’on doit tenter de réagir sinon on reproduit les mêmes schémas. C’est peut-être un peu trop schématique mais l’idée est intéressante et bien étayée.

Pour un premier roman, je trouve que c’est réussi, avec une place aussi pour l’imaginaire dans le récit. Le rythme est rapide, il y a du suspense, et je me suis laissée prendre au jeu.

Ce roman a reçu le prix FNAC et j’espère qu’il en recevra d’autres….

 

L’auteur   

 

Adeline Dieudonné est née en 1982. Elle vit à Bruxelles. Elle est la lauréate du Grand Prix du concours de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour sa nouvelle, « Amarula ». « La Vraie Vie » est son premier roman.

 

 

Extraits   

 

Le rire de Gilles pouvait guérir toutes les blessures.  P 18

 

« Les têtards, vous savez, il y a des gens qu’il ne faut pas approcher. Vous apprendrez ça. Il y a des gens qui vont vous assombrir le ciel, qui vont vous voler la joie, qui vont s’asseoir sur vos épaules pour vous empêcher de voler. Ceux-là, vous les laissez loin de vous… P 26

 

Plus rien n’avait de sens. Ma réalité s’était dissoute. Un néant vertigineux auquel je ne voyais pas d’issue. Un néant si palpable que je pouvais sentir ses murs, son sol, son plafond se resserrer autour de moi. Une panique sauvage commençait à m’étouffer.  J’aurais voulu que quelqu’un, un adulte me prenne par la main et me mette au lit. Replace des balises dans mon existence. M’explique qu’il y aurait un lendemain à ce jour, puis un surlendemain, et que ma vie finirait par retrouver son visage. Que le sang et la terreur allaient se diluer.  P 37 

 

Alors, j’ai décidé que moi-aussi, j’allais inventer une machine et que je voyagerais dans le temps et que je remettrais de l’ordre dans tout ça.

A partir de ce moment-là, ma vie ne m’est plus apparue que comme une branche ratée de la réalité, un brouillon destiné à être réécrit, et tout m’a semblé plus supportable. Je me suis dit qu’en attendant que la machine soit prête, en attendant d’être capable de revenir en arrière, il fallait que je sorte mon petit frère de son silence. P 51

 

Pourtant, j’étais certaine qu’il existait quelque part, tout au fond de son âme, un bastion qui résistait encore. Un village de Gaulois qui survivait à l’envahisseur. J’en étais certaine parce que,  les soirs, il venait se glisser dans mon lit. P 86

 

… la vie est une grande soupe dans un mixer au milieu de laquelle il faut essayer de ne pas finir déchiqueté par les lames qui vous attirent vers le fond. P 89

 

J’ai fini par comprendre que je n’aurais pas de répit. Que ma douleur mettrait des semaines à disparaître. Et que, quand elle aurait disparu, la peur resterait. Que je ne serais jamais à l’abri. Mais il y avait, au fond de moi, cette chose qui grandissait et qui, quand la situation l’exigeait, était capable d’aspirer ma terreur et de me transformer en prédateur. P 210   

Lu en juillet 2018

« Empreintes de crabe » de Patrice Nganang

Je vous parle aujourd’hui du quatrième livre dans le cadre du jury FNAC avec :

 

Empreinte de crabe de Patrice Nganang

 

Résumé de l’éditeur :   

 

C’est la première fois que Nithap, alias Vieux-Père, rend visite à son fils installé aux États-Unis. Il a accepté de quitter Bangwa, à l’ouest du Cameroun, cette ville où il a toujours vécu, où il est devenu infirmier, où il a connu la guerre, où il est tombé amoureux, où ses enfants sont nés. Mais le séjour se prolonge : Nithap est malade et son fils veut le garder auprès de lui.

À quarante ans, celui-ci refuse que son père se laisse mourir. Il entend connaître enfin cet homme si secret auprès duquel il a grandi. Alors la voix de Nithap s’élève et remonte le temps pour raconter ce que son fils n’a pas vécu et dont personne ne parle ni ne veut se souvenir, cette guerre civile qui a déchiré le pays au temps de l’indépendance, ses soldats, ses martyrs. Le fils écoute le père, l’histoire de sa famille et la prière de cette terre devenue sanglante.

De New York au pays Bamiléké, les voix se mêlent, le temps n’existe plus, les époques se confondent. Patrick Nganang, dans ce grand roman, fouille les mémoires, raconte des vies bouleversées par la guerre ou l’exil, et un pays où le passé est une douleur, le présent un combat, où chacun cherche sa liberté.

 

Ce que j’en pense :  

 

OUAOUHHHHHHH ! cela va être difficile de parler de ce roman qui a été un uppercut pour moi, mais je vais essayer…

C’est un roman puissant qui raconte l’histoire d’une famille et en parallèle l’histoire d’un pays, le Cameroun, avec la colonisation, la guerre civile entre ethnies, instrumentalisée par l’Occident et les pogroms, génocides…

La première partie évoque l’histoire de Tanou, installé aux USA avec sa femme et ses filles, avec un travail qui lui plaît. Il est hanté par son enfance, son éducation sévère, les coups de martinet qui pleuvent, Nithap, son père patriarche autoritaire, Ngountchou sa mère qui soutient son mari de façon systématique, les humiliations et les injustices. Il décide de faire venir son père chez lui, aux USA.

Il faut un accident aux USA, lors d’une fête, pour que le père, qui est en fait un véritable héros dans son pays, commence enfin à parler, à raconter sa terrible histoire. C’était alors un médecin, et il avait refusé de prendre les armes, voulant seulement soigner, ce qui va le conduire dans la forêt, les guerres entre ethnies, tendu vers un objectif : l’indépendance de son pays. Ce qu’il a vu alors, il n’en parlera plus. Seule sa rencontre avec Ngountchou, avec laquelle il fondera une famille, rend sa vie supportable et la puissance de leur amour, ce couple soudé, fusionnel qu’ils forment, au détriment de leurs enfants, apportentau récit une note de douceur. Mais, comment survivre après avoir vu autant d’atrocités et comment en parler ?

« à son rêve d’épouser Ngountchou, s’ajouta ainsi la volonté de devenir le disciple du père de celle-ci… Il ne cherchait plus à labourer le cœur du pasteur pour épouser sa fille, mais tournait entièrement son esprit vers le monde invraisemblable que cet homme lui dévoilait mot à mot, page par page. P 142

On a une similitude dans la vie de Tanou et celle de son père, des liens familiaux compliqués et des répétitions au cours des générations.

Patrice Nganang évoque les exécutions publiques, les assassinats, la destruction des villages au napalm, l’exode, les camps.

Un livre puissant donc, avec toute la musique d’un pays martyr et martyrisé, les guerres fratricides, la honte que nos ancêtres aient pu faire des choses pareilles : colonisation, attiser les haines d’autrefois entre les tribus, les ethnies.

Les scènes de torture à la machette, les seins et les têtes coupées sont extrêmement violentes car on les ressent physiquement en lisant les phrases abruptes de l’auteur. Heureusement, Patrice Nganang alterne les récits entre les évènements actuels et les années soixante, ce qui allège le récit qui serait sinon intolérable.

L’écriture est chirurgicale, les phrases sont souvent très fortes et interpellent le lecteur comme celle-ci par exemple :

« On nous met devant des choix impossibles, et nous demande de mourir pour l’un d’eux. Quel être intelligent peut dire que choisir ici, c’est agir de manière juste ? Nous n’avons même pas encore appris qui nous sommes que nous voulons déjà mourir pour défendre ce que nous devons devenir. » P 194

ou encore:

« Si Einstein était camerounais, je vous jure que n’importe quel gougnafier qui se casse les dents sur des problèmes enfantins de logique lui demanderait de garder sa théorie de la relativité pour les blancs, est-ce que je mens ? » P 126

Je ne connaissais pas l’histoire du Cameroun et ce roman m’a permis d’apprendre beaucoup de choses et donner l’envie d’approfondir.

Ce livre est comme une symphonie, ou du moins un chant choral où tout démarre en douceur, légèrement (comment ne pas penser aux années trente avec la montée des nationalismes ?) et devient de plus en plus puissant, violent. Sans oublier la magie des couleurs, des habits de l’amour… Beau mais violent.

Challenge : pavés : 510 pages.

PRIX FNAC 2018

 

L’auteur :  

 

Patrice Nganang est un écrivain né en 1970 à Yaoundé, au Cameroun. Il enseigne la théorie littéraire à l’Université d’État de New York.

Son livre « Temps de chien » publié en 1999 a reçu le prix Marguerite Yourcenar en 2002 et le Grand prix de la littérature d’Afrique noire en 2003

« Mont Plaisant » publié en 2011 a reçu la mention spéciale du Jury, Prix des cinq continents de la Francophonie en 2011

Extraits :  

 

Je propose beaucoup d’extraits pour que chacun puisse se faire une idée et décider de lire le roman ou non.

 

Vous voyez, nous les Américains, n’avons pas eu de guerre sur notre territoire depuis cent ans, même si à travers le monde, les États-Unis sont les instigateurs de nombreuses guerres civiles. Même si les États-Unis font la guerre partout sur la terre, pratiquement chaque année, et même si ce pays est encore le plus belliqueux qui soit… Eh bien parce que le souvenir de la guerre sur notre territoire est lointain, les gens gardent de ça une certaine nostalgie, et chaque année mettent en scène les moments de la guerre. De la guerre civile américaine. P 31  

 

Les fils deviennent leur père sans le savoir, le temps d’un silence. Car au fond, c’est ce moment qui dans sa répétition quotidienne fait un mariage… P 90  

 

Avoir des enfants veut dire qu’on a volontairement abandonner sa liberté d’écrire seul le récit de sa vie. Tanou n’avait jamais choisi de naître, il l’avait suffisamment dit à ses parents dans son adolescence. A plus de quarante ans, il s’était décidé à refuser à son père le choix de se laisser mourir. P 91  

 

Nithab n’allait pas jusqu’à mépriser les malades, mais c’est parce que ce privilège, ses collègues blancs le lui avait retiré. Il s’indignait certes de phrases racistes qu’il entendait ceux-ci dire : « Il leur faudra cent ans pour sortir de la nuit ! », « Que feront-ils de l’indépendance ? Ils ne savent même pas fabriquer une aiguille ! », mais s’il avait cherché des preuves que ces villageois ne vivaient pas dans le cœur des ténèbres, il aurait du mal à en trouver. Ce qui veut dire que dans le fond, il partageait l’opinion de ses collègues blancs, même si sa fierté lui dictait l’indignation de routine, quand il entendait de tels propos au passage d’une causerie. P 141  

 

La fierté est un derrière bien douloureux, quand il n’est pas assis sur un siège confortable. En plus, notre médecin avait l’habitude d’être, lui, l’objet de la fierté alentour. P 141  

 

Devant l’ignorance, la fierté est un substitut bien pauvre. P 142  

 

On ne change pas un peuple en le mettant en joue avec un fusil, mais par l’éducation. P 194  

 

La tragédie des colons est que personne ne pourra jamais comprendre le sentiment qui les lie à une terre qui n’est pas la leur, et cette incompréhension rend leur douleur aphone, parce que plongée dans une douleur plus profonde, celle des dépossédés et des sinistrés. P 224  

 

Tout conflit réveille l’animal en l’homme. P 246  

 

La guerre de libération, quand elle devient guerre civile, se rétrécie, et quand elle devient guerre tribale, tutoie la défaite. Quand le militaire domine la politique, c’est la fin. P 274  

 

Sans une idée qui vaille la peine, toute bataille n’est plus que fratricide.  P 275  

 

La bonté légendaire et la solidarité naturelle des souffreteux, concluait-elle, je n’y crois plus ! Entre eux, les pauvres sont des crabes dans une marmite. Ils se tirent chacun vers le bas afin que tous soient grillés… La souffrance ne transforme cependant pas la racaille en leaders, et l’exil ne guérit pas du mauvais cœur. P 338  

 

La haine est un tourbillon. La haine a la lâcheté comme complice quand le compagnon de l’amour, c’est le courage. Le haineux se débarrasse de son ennemi avec un coup de poignard dans le dos alors que l’amoureux doit faire face à sa dulcinée pour la conquérir. P 401  

 

Lu en juin 2018

 

 

« Loup et les hommes »: Emmanuelle Pirotte

Il y a une éternité que j’ai envie de parler de ce roman, mais j’ai promis d’attendre sa sortie en librairie…

 

Loup et les Hommes de Emmanuelle Pirotte

 

 

Quatrième de couverture :  

 

Hiver 1663. Armand, marquis de Canilhac, est prêt à tout pour retrouver le saphir entrevu au cou de cette jeune Amérindienne, croisée dans un salon parisien. Il a reconnu la pierre que portait son frère Loup. Loup, trahi par Armand vingt ans plus tôt, condamné aux galères, et que tout le monde croit mort.

Hanté par son passé, le marquis embarque avec son fidèle Valère pour la Nouvelle-France. Le vent gonfle les voiles, et les images du Gévaudan natal ressurgissent : Loup, enfant trouvé, adopté… Loup, trop beau, trop brave, trop vivant.

Entre la France et l’Iroquoisie barbare se tisse le destin d’un homme hors du commun, dont le portrait se précise lentement, et dont l’ombre plane, de plus en plus palpable, sur ceux qui le cherchent.
Et si Loup avait trouvé un destin à sa mesure au pays des Sauvages ?

 

Ce que j’en pense :  

 

Dépaysement total avec ce beau roman !

Armand ronronnait dans sa vie médiocre, lorsqu’un saphir, entre-aperçu lors d’une soirée, vient heurter sa mémoire et déclencher la remontée des souvenirs. Il connaît cette pierre, elle appartenait à son frère Loup et elle est portée par une belle et mystérieuse jeune femme qu’il n’a fait qu’apercevoir elle-aussi. Par sa faute son frère a été condamné aux galères et il le croyait mort.

Alors, rongé par le remords, il décide de partir à sa rechercher, accompagné de Valère, son domestique. Su le bateau, se trouve une jeune femme Antoinette qui fait le voyage en même temps que lui : « Le navire transporte en Nouvelle France quelques Filles du roi, ces orphelines destinées à épouser des colons et à peupler le pays. » P 19

C’est une belle histoire de jalousie entre deux frères, Loup et Armand, l’un légitime, l’autre non, l’un brillant, l’autre en retrait et doit se contenter d’être dans l’ombre de celui qui prend toute la lumière, l’un chouchou des parents, l’autre devant se contenter des miettes. De quoi entretenir rancune et jalousie et aboutir à la trahison pour récupérer des terres et un titre de noblesse.

Après une traversée mémorable, Armand découvre le nouveau continent. Ensuite, le roman aborde celui qu’on nomme « Vieille Epée », un blanc qui vit comme les Amérindiens, en harmonie avec la Nature. On a vite compris qui il était vraiment…

Dans ce roman, Emmanuelle Pirotte évoque de fort belle manière la jalousie entre frères, les vieilles rancunes dans les familles, les secrets, la trahison et aussi la culpabilité, le remords, le désir de se racheter. Et il se déroule dans des contrées, des paysages fabuleux, immenses, où les Français, les Anglais, les Hollandais se disputent pour mettre la main dessus et détruisant la civilisation amérindienne.

L’Église en prend aussi pour son grade.

Tous les personnages sont attachants, (presque tous), en particulier Valère, le valet surnommé par les Indiens « Celui-qui-n’aime-pas-les-Robes-Noires » et plus tard Héron Pensif et ses relations avec Armand. Personnage truculent, sensible, attiré par les hommes dont il admire le corps parfait, par rapport à ceux du Vieux Continent. « Ils étaient d’une beauté ébouriffante aux yeux de Valère. »

En parallèle, l’auteure évoque le destin de ces femmes, les Filles du Roi, des orphelines qu’on envoie pour épouser des émigrés, pour mettre encore mieux la main sur le pays. On ne peut pas dire qu’elles auront un destin simple et heureux ! elle choisit d’aborder ce thème à travers le personnage d’Antoinette, une battante, pleine d’énergie et fort sympathique.

« Nous autres, Filles du roi, ne sommes ici qu’en tant que ventres sur pattes, destinés à porter de quoi peupler ce continent. Il ne s’agit pas de romances ni de carte du Tendre, voyez-vous » P 65 

Emmanuelle Pirotte explore aussi la différence des cultures, des coutumes, la manière de considérer la Nature, la colonisation par l’homme blanc. J’ai adoré leurs noms : « Croisée des Chemins », « Œil Eclair », « Loutre Opulente », « Feuille d’Erable » qui sont en eux-mêmes des invitations au voyage.

Les descriptions sont splendides, entraînent le lecteur, le font rêver.  Durant cette lecture, j’ai beaucoup pensé au « Comte de Montecristo » de Dumas, pour la réflexion sur la jalousie et la vengeance, mais aussi à Jack London… L’écriture est belle, le rythme rapide…

Bref, j’ai fait un beau voyage avec une belle histoire, et si vous voulez passer un très bon moment, foncez ! ce pavé de 602 pages se dévore avec enthousiasme !

Merci à la FNAC, qui m’a permis de découvrir un beau roman et une auteure dont le style m’a beaucoup plu !

♥ ♥ ♥ ♥  

 

L’auteur :  

 

Historienne, puis scénariste, Emmanuelle Pirotte, de nationalité belge, rencontre en 2015 un succès international avec son premier roman, « Today, me live » traduit en quinze langues et couronné par le prix Edmée de la Rochefoucauld, le prix Historia, et le prix des Lycéens (Belgique).

Son deuxième livre, « De Profundis » est publié au cherche midi en 2016.

 

Extraits :      

Armand espérait que les indigènes seraient aussi chaleureux. Mais, de cela il doutait sincèrement, car les hommes ont à jamais perdu l’innocence qui se loge parfois dans l’âme pure des animaux et des jeunes enfants. Ne dit-on pas que les Sauvages ne sont pas tout à fait aussi humains que les gens du Vieux Continent ? P 67

 

Valère était vaincu. Ces coquins d’hommes en soutane parvenaient d’un regard à vous accabler de culpabilité. En leur dissimulant des choses, vous aviez l’impression que c’était à Dieu que vous faisiez des cachotteries. Cela faisait des siècles qu’ils faisaient danser le pauvre monde et ce n’était pas encore aujourd’hui que cela allait cesser. P 106

 

Les innombrables cas d’abandons d’enfants ne suscitaient jamais la moindre curiosité. Ces être étaient les fruits du péché, de la misère, et portaient le poids de cette mauvaise fortune leur vie entière. Quelle folie aveugle s’était un jour emparée de ce couple pour qu’il vénère ce bâtard avec cette ardeur insensée ? P 159

 

… Les hommes ne naissent pas égaux, même au regard de leur aptitude à vivre, de leur besoin de chercher un sens derrière les choses. Beaucoup vivent et meurent sans se demander pourquoi, en ce contentant de la réponse des prêtres. P 161

 

Le père Simon Le Moyne était plus âgé qu’Armand et avait passé de longues périodes chez les Agniers. Peu de Français dans la colonie connaissaient aussi bien ce peuple et son pays. Il était un des rares jésuites à inspirer aux Iroquois une forme de respect. Ils l’appelaient Ondessonk, ce qui signifie « Oiseau de proie ». P 165

 

L’Indienne incarnait l’ailleurs absolu, l’ultime voyage. La vague de sensualité où la fascination d’Armand puisait sa source l’avait emmené plus haut, dans un élan de tout l’être vers un changement profond, un périple spirituel, le dernier sans doute avant la mort. P 167 

 

Il n’a jamais compris ce besoin effréné de prouver sa valeur par la résistance à souffrance physique. C’est au moins un trait de caractère que les Sauvages partagent avec les Blancs : une espèce de dévotion à la violence donnée et reçue. La capacité à infliger la douleur et à y faire face, considérée comme une preuve ultime de bravoure virile. P 197

 

Les indigènes ne portaient pas sur le monde qui les entourait le regard dominateur des hommes de l’Ancien Monde. S’ils étaient fiers, ce n’était pas de cette fierté confite de prétention si commune aux Français. P 198

 

Le roi voulait détruire l’Iroquoisie… Il ne désirait pas seulement mater ce peuple, mettre fin aux raids, aux meurtres, à la terreur ; Louis rêvait d’un massacre, d’une extermination pure et simple. Il voulait frapper comme la foudre et détruire de ses rayons aveuglants ceux qui ne se soumettaient pas à sa volonté. P 221

 

Elle n’avait aperçu le monarque que de loin. Il dansait au rythme des notes de cet Italien aussi sorcier que musicien ; drapé d’or et de pierreries, il était la vivante image de la gloire et de la beauté. P 221

 

Vieille Épée déclarait depuis des années que c’était inéluctable : les premiers habitants de ces terres seraient balayés par l’homme du Vieux Continent. P 222  

 

Lu en juin 2018

« L’enfant qui mesurait le monde » de Metin Arditi

Je vous présente aujourd’hui ce roman de Metin Arditi, un auteur francophone contemporain d’origine turque  que j’apprécie particulièrement :

 L'enfant qui mesurait le monde de Metin Arditi

 

Quatrième de couverture:

Sur l’île de Kalamaki, Yannis, un enfant autiste, mesure chaque jour l’ordre d’arrivée des bateaux, les quantités pêchées, le nombre de clients du café Stamboulidis. Il cherche à capter l’ordre du monde. Un projet de construction vient diviser l’île et menacer l’équilibre. Mais, il y a Eliot, un architecte américain qui étudie le Nombre d’Or. Une amitié bouleversante se noue entre l’homme et l’enfant.

« Sa plage était entourée d’une forêt de pins parasols qui montait en pente douce et présentait la baie comme on offre un bijou. »

 

Ce que j’en pense:

Eliot Peters, citoyen américain, apprend brutalement le décès accidentel de sa fille Evridiki (Eurydice) alors qu’elle effectuait des recherches sur les vestiges de théâtres, en Grèce, notamment sur l’île de Kalamaki. En se rendant sur place pour s’occuper des formalités, il va l’enterrer sur sur l’île, dans le petit cimetière face à la mer. Ensuite, il faut continuer à vivre…

Bien installé et intégré comme architecte  aux USA, car sa famille a dû quitter la Grèce autrefois,  il a presque malgré lui, inculqué l’amour de ce pays, sa philosophie, sa culture à sa fille qui a senti l’appel des racines familiales. Finalement il choisit de s’installer sur l’île, et de reprendre les recherches de sa fille.

C’est ainsi que sa route va croiser celle de Yannis, un enfant autiste, que sa mère a du mal à apprivoiser : il refuse les contacts corporels, (on imagine la frustration douloureuse de la mère), les seuls contacts se font dans la mer quand elle lui apprend à nager, ou sur le chemin du retour en scooter.

Yannis pique de violentes colères, cassant tout, dès que l’angoisse l’envahit : les relations compliquées entre Maraki, sa mère et Andréa, son père, le maire de la ville, car l’autisme les a poussés vers le divorce, par exemple. Cet enfant est une éponge pour les émotions des autres et a mis en place des rituels pour tenter de se rassurer : les bols doivent être jaunes, il fait des pliages pour tenter de maîtriser les situations, va compter les clients du bar, ou l’arrivée des bateaux et les kilos de poissons pêchés tous les jours et traduit tout en chiffres…

Tout changement le perturbe et provoque des crises, mais dans le village il occupe une place particulière, chacun vivant en fonction de lui, de son rythme…

J’ai adoré la complicité qui se noue, peu à peu avec Eliot, qui remarque très vite son intelligence, sa maîtrise des chiffres, du calcul et va l’initier aux grands mythes grecs.

La mère de Maraki est très attachante car elle se bat seule pour assumer son fils, financièrement et affectivement. Elle va pêcher à l’aube avec son matériel traditionnel et Metin Arditi explique la fabrication de la palangre, comment la fabriquer à la main, comment l’utiliser…

Tous les personnages sont intéressants : Andréas, le maire qui veut à tout prix faire passer un projet immobilier qui va défigurer l’île, le prêtre qui donne des conseils, Grigoris qui tient le café Stamboulidis, le tout dans ce qui ronge la Grèce, avec les magouilles, les comptes truqués pour accéder à l’euro, la rancœur contre Bruxelles qui étrangle les habitants…

Metin Arditi m’a fait rêver, aussi, avec la suite de Fibronacci et le Nombre d’Or qu’on utilise en architecture (répartir les gradins d’un amphithéâtre) ou dans les proportions d’une statue. Avec lui tout est simple et harmonieux.

L’Histoire de la Grèce, sa culture, son passé, sa haine des turcs qui l’ont occupée, les grecs d’’Asie Mineure chassés d’Istambul en 1955, en passant par les nazis, puis la dictature des colonels, se mêlent harmonieusement à la petite histoire de nos protagonistes, sur fond de philosophie, d’architecture, archéologie…

L’auteur pose une question importante : l’île doit-elle rester une réserve avec sa plage protégée, ses pêcheurs, sa vie simple ou doit-elle céder aux sirènes de la spéculation immobilière, en attirant des étrangers riches, dans un hôtel luxueux, et des bateaux de tourisme énormes, ou étudier un autre projet qui respecte davantage la culture grecque ancienne?

Une mention spéciale à Kosmas, le prêtre orthodoxe, qui est à l’écoute de ses fidèles et aide Eliot pour affronter son deuil, parlant de religion avec douceur, sans être rigide dans ses conseils, loin des dogmes ou des diktats et à sa théorie des trois ancrages que nous propose le Christ : le libre arbitre, la Résurrection « à chaque instant l’être recommence. La vie reprend ses droits » et la troisième ancre : la vie renaît par le travail.

J’aime beaucoup Metin Arditi que j’ai découvert avec « La confrérie de moines volants » et dont j’ai adoré « Le Turquetto » et une fois de plus l’enthousiasme est présent. L’histoire est belle, de même que l’écriture sobre, sans jamais pontifier, le soin apporté au style, à la présentation, chaque chapitre ayant un titre et non un simple numéro, et racontant une petite histoire.

 Son approche de l’autisme est très fine, de même que ses répercussions sur la famille, les autres en général, et l’auteur l’intègre de fort belle manière dans le scénario, dans la réflexion sur le temps qui passe, le nécessité ou non du changement, le deuil. Tout est harmonieux dans ce récit, et l’auteur réussit même à faire rêver, lorsqu’il parle du parfum  du Nombre d’Or.

 

Extraits:

 

Pourtant, le libre arbitre existe. Dans les choses petites ou grandes, nous avons toujours une part de liberté, petite ou grande elle aussi…

… à toi de chercher ce qui, dans ta vie, dépendra de ta seule volonté. Ne serait-ce qu’une promenade le long de la mer. C’est ta part de libre arbitre. P 33

 

Aucun travail ne pourra effacer ton immense douleur. Mais, il t’aidera à l’adoucir. Mets-toi au travail. Où tu le voudras, en faisant ce que tu jugeras opportun. Ne reste pas désœuvré. Ici commence ton libre arbitre. P 34

 

Alors qu’il lisait et relisait les notes de sa fille, il éprouvait un sentiment déroutant. Plutôt que de raviver sa douleur, chaque lecture lui procurait un apaisement. Au fil des jours, ce sentiment se renforçait. Il se retrouvait en communion avec elle. P 37

 

Ce que je te demande est difficile, j’en suis conscient. Mais n’oublie pas ceci. Extraire quelqu’un des enfers, c’est s’en extraire soi-même. P 42

 

La maison du diable. Du temps de la drachme, emprunter coûtait vingt-cinq pour cent. A ce taux, personne ne s’endettait. Avec l’Europe, l’argent ne coutait rien ou presque. Du coup le pays entier a emprunté à tout-va. Puis est venue la crise, il a fallu rembourser Satan. Des maisons ont été saisies. Des familles ont dû se regrouper, quelquefois sur trois générations… P 61

 

Chaque anniversaire était plus douloureux que le précédent. Le passé, elle l’oubliait volontiers. Les crises, les hurlements, les objets cassés, tout cela n’avait pas d’importance. Le présent, elle s’en chargeait. Le problème, c’était demain. Yannis grandissait… P 110

 

Elefthéria i thanatos, disait la devise de l’île. La liberté ou la mort. Chacun était l’égal de chacun, et dans ce dialogue entre fiers, l’État n’avait pas sa place. Il ne s’était jamais montré digne de ses citoyens, et toute réconciliation semblait exclue. P 134

 

Lu en février 2018