Je vous parle aujourd’hui d’un livre témoignage, hommage au père décédé, d’un auteur que j’affectionne particulièrement :

Résumé de l’éditeur :
« Je suis le fils ordinaire d’un homme ordinaire. Ceci est parfaitement évident. Mais au fur et à mesure que j’ai approfondi cette réalité, j’ai été convaincu que nous sommes tous le fruit du hasard, et que ce qui a eu lieu dans ma vie, dans celle de mon père, tout a été accidentel. Et pourtant, nous les humains, ne vivons-nous pas en considérant comme la seule réalité possible ce qui n’est après tout qu’un simple fait dû au hasard ?«
Dans ce texte inédit en France, superbement illustré, Haruki Murakami se livre comme jamais. Au gré de ses souvenirs teintés d’une poignante nostalgie, il remonte le fil de l’histoire de son père, interroge la responsabilité de ce dernier pendant la guerre et lève le voile sur leur relation complexe…
Ce que j’en pense :
Tout commence par une anecdote, une histoire vraie en fait, un moment passé avec son père : ce dernier avait décidé de se débarrasser du chat en l’emmenant assez loin, pour l’abandonner sur la plage, au grand désarroi de l’enfant. Ô surprise, en arrivant à la maison, le chat les attendait, il avait réussi à revenir avant eux. Abandonner un chat ! choquant, mais on sait la lace qu’occupe les chats dans l’œuvre comme dans la vie de l’auteur !
Il y a toujours eu des chats à la maison. Je crois que nous vivions heureux avec eux. Pour moi, ils ont toujours été des amis merveilleux. Étant fils unique, mes compagnons de jeu les plus précieux étaient les livres et les chats.
Haruki Murakami nous propose un court texte (environ quatre-vingt pages) où il raconte son père décédé, sa relation difficile avec lui, les sentiments que l’on éprouve et que le cache par pudeur, l’ombre tutélaire qui plane au-dessus de nos têtes lorsque la personnalité de l’un semble plus forte que l’autre, rendant difficile l’aptitude à être un adulte à part entière.
Il retrace d’abord le parcours : son père a fait des études pour être prêtre bouddhiste puis a réussi, à force de travail, à intégrer l’université impériale, après un concours difficile. Il a été mobilisé à trois reprises au cours de ses études, dans des combats lointains où beaucoup de ses camarades ont laissé leur vie. Il leur rend hommage chaque matin en récitant des sutras devant un autel qu’il leur a consacré.
Haruki Murakami revient sur la rencontre et le mariage arrangé entre son père et sa mère, mariage qui s’est quand même caractérisé par une entente entre eux, un respect mutuel à défaut d’amour fort ou de tendresse. Son père était professeur de japonais lorsque leur unique enfant est né en 1949, à Kyoto.
S’il savait que son père était un excellent professeur, spécialiste des haïkus, du poète Bashô, il ne se Haruki n’avait vraiment conscience de l’admiration que lui vouaient ses élèves. Il s’en est rendu compte seulement en voyant qu’ils étaient nombreux à assister à son enterrement. I fait souvent allusion à un recueil de haïkus, cher à son père : l’anthologie « les mots de saison » qui était peut-être pour lui aussi précieuse que la Bible pour les chrétiens.
L’auteur nous propose une autre réflexion, en revenant sur le passé de son père: se celui-ci avait réussi sa vie comme il le désirait au départ, aurait-il rencontré et épousé la même femme et quid de Haruki?et par voie de conséquence, à quoi tient notre existence?
Les relations entre le père et le fils, qui n’étaient déjà pas très chaleureuses (doux euphémisme !), se sont distendues au fil des années, et Haruki s’est éloigné, ils ne se sont vus que rarement, et ce qui ne s’est pas construit laisse un vide, sinon des regrets. Il s’est toujours senti inférieur à ce père, doué pour les études alors que lui-même ne s’y intéressait guère. On remarque quand même au passage, qu’il est devenu, sinon professeur reconnu spécialiste en poésie, un écrivain lui aussi reconnu, donc deux domaines qui se rejoignent.
Pour la petite histoire, Haruki Murakami nous propose aussi dans ce livre l’histoire d’un chaton qui a voulu grimper très haut dans un arbre et n’a pas pu en redescendre, paralysé par la peur ; quand l’homme veut tutoyer les étoiles, ne risque-t-il pas de se brûler les ailes comme Icare ? l’anecdote sert de base à des réflexions plus philosophiques…
Lorsque l’auteur évoque la guerre et les ravages que celle-ci opère sur les hommes, sur leur mental comme sur leur physique, imprégnant à jamais leur présent et leur avenir, comment ne pas faire un parallèle avec ce qui se passe en Ukraine ces derniers jours quand un esprit dérangé, paranoïaque décide qu’il a droit de vie et de mort sur un autre. Comment ne pas penser à Hiroshima et Nagasaki et à tous les ravages engendrés sur plusieurs générations…
Il s’agit donc d’un texte court, mais très intense, que l’auteur a illustré d’images superbes, à la manière des estampes, et qui permet de connaître Haruki intime, humain avec ses forces et ses faiblesses. J’ai éprouvé beaucoup de plaisir à lire ce texte, car il s’agit d’un auteur que j’aime beaucoup, que j’ai découvert avec le sublime « Kafka sur le rivage », gigantesque coup de cœur il y a quelques années, qui me surprend toujours et dont, fort heureusement il me reste encore pas mal de romans à lire.
Je mettrais peut-être un petit bémol,: quatre-vingt pages, c’est un peu juste j’aurais aimé en apprendre davantage sur le père de l’auteur. Mais, c’est vraiment un tout petit bémol. J’ai lu la version numérique, mais je pense me le procurer pour pouvoir profiter pleinement des « images » dont la douceur évoque aussi certains tableaux d’un peintre que j’aime beaucoup : Edward Hopper.
Un grand merci à NetGalley et aux éditions Belfond qui m’ont permis de découvrir ce roman et de retrouver la plume de son auteur.
8,5/10
Extraits :
Son propre père, mon grand-père donc, Benshiki Murakami, était né dans une famille de paysans de la préfecture d’Aichi. Comme c’était souvent le cas avec les fils cadets, il avait été envoyé dans un temple voisin afin de suivre une formation pour devenir prêtre.
Mon père aimait étudier. C’était aussi ce qui donnait de la valeur à sa vie. Il avait toujours aimé la littérature et, après être devenu professeur, il a passé énormément de temps à lire. Notre maison était pleine de livres. Ce qui a pu m’influencer durant mon adolescence, quand j’ai moi-même développé une passion pour la lecture.
Réussir le difficile concours d’entrée à cette université, surtout après avoir reçu une formation de prêtre bouddhiste, n’a certainement pas été facile.
Mais pour mon père, être encore en vie alors que ses anciens camarades étaient presque tous morts sur ces lointains territoires du Sud (pour beaucoup d’entre eux, on ne récupéra même jamais leurs ossements), c’était un motif de grande souffrance et un lourd fardeau moral ? Je comprends beaucoup mieux à présent pourquoi, chaque matin, en pensant à eux, il fermait les yeux et, dans une attitude de profond recueillement, récitait longuement des sutras.
Je n’ai pas la mentalité des gens de cette ville. Je me sens plutôt proche des habitants de la région située entre Osaka et Kobe. Même si toutes ces villes ou localités font partie du Kansai, chacune possède ses propres particularismes, par exemple dans la façon de parler, de penser et de voir les choses. En ce sens, je peux dire que l’atmosphère dans laquelle s’est construite ma personnalité est différente de celle qu’on connue mon père, originaire de Kyoto et ma mère, originaire d’Osaka.
Il avait publié plusieurs ouvrages de Haïkus, mais je ne les ai pas retrouvés ? Où ont-ils bien pu disparaître. Dans son lycée, il avait mis en place une sorte de club de haïkus qu’il présidait, repérant les élèves doués afin de les entraîner.
En conclusion, je dirai que, comme je me suis marié jeune et que j’ai rapidement commencé à travailler, les relations avec mon père se sont pour ainsi dire interrompues. Et à partir du moment où je suis devenu écrivain, la situation entre nous s’est encore compliquée, au point de nos rapports sont devenus inexistants.
Je me souviens encore aujourd’hui du bruit des vagues, du parfum du vent soufflant à travers les pins. C’est l’accumulation de ces choses minuscules qui m’a formé, qui a fait de moi l’homme que je suis à présent.
En tout cas, il y a une chose, une seule, que je voudrais ajouter à ce texte : je suis le fils ordinaire d’un homme ordinaire. C’est parfaitement évident. Mais au fur et à mesure que j’ai approfondi cette réalité, j’ai été convaincu que nous sommes tous le fruit du hasard, et que ce qui a eu lieu dans ma vie et dans celle de mon père a été accidentel.
Autrement dit, chacun de nous n’est qu’une goutte de pluie, anonyme parmi la multitude de gouttes qui tombent sur une vaste étendue de terre. Juste une petite goutte. Une goutte unique, qui possède son individualité, mais qui peut être remplacée. Et chacune de ces gouttes a ses propres sensations, elle a sa propre histoire et elle a la responsabilité de transmettre ce dont elle a hérité. Nous ne devons pas l’oublier.
Lu en février 2022
