Aujourd’hui, je vous parle d’un essai, avec ce texte :

Résumé de l’éditeur
L’étau des obsessions identitaires, des tribalismes d’exclusion et des compétitions victimaires se resserre autour de nous. Il est vissé chaque jour par tous ceux qui défendent l’idée d’un « purement soi », et d’une affiliation « authentique » à la nation, l’ethnie ou la religion. Nous étouffons et pourtant, depuis des années, un homme détient, d’après l’auteure, une clé d’émancipation : Émile Ajar.
Cet homme n’existe pas… Il est une entourloupe littéraire, le nom que Romain Gary utilisait pour démontrer qu’on n’est pas que ce que l’on dit qu’on est, qu’il existe toujours une possibilité de se réinventer par la force de la fiction et la possibilité qu’offre le texte de se glisser dans la peau d’un autre. J’ai imaginé à partir de lui un monologue contre l’identité, un seul-en-scène qui s’en prend violemment à toutes les obsessions identitaires du moment.
Dans le texte, un homme (joué sur scène par une femme…) affirme qu’il est Abraham Ajar, le fils d’Emile, rejeton d’une entourloupe littéraire. Il demande ainsi au lecteur/spectateur qui lui rend visite dans une cave, le célèbre « trou juif » de La Vie devant soi : es-tu l’enfant de ta lignée ou celui des livres que tu as lus ? Es-tu sûr de l’identité que tu prétends incarner ?
En s’adressant directement à un mystérieux interlocuteur, Abraham Ajar revisite l’univers de Romain Gary, mais aussi celui de la kabbale, de la Bible, de l’humour juif… ou encore les débats politiques d’aujourd’hui (nationalisme, transidentité, antisionisme, obsession du genre ou politique des identités, appropriation culturelle…).
Le texte de la pièce est précédé d’une préface Delphine Horvilleur sur Romain Gary et son œuvre. Dans chacun des livres de Gary se cachent des « dibbouks », des fantômes qui semblent s’échapper de vieux contes yiddish, ceux d’une mère dont les rêves l’ont construit, ceux d’un père dont il invente l’identité, les revenants d’une Europe détruite et des cendres de la Shoah, ou l’injonction d’être un « mentsch », un homme à la hauteur de l’Histoire.
Ce que j’en pense :
Comme beaucoup d’entre nous, je vous une admiration particulière pour Roman Kacew alias Romain Gary, alias Emile Ajar, alors ce texte ne pouvait que me réjouir à l’avance. Il s’agissait au départ d’un texte destiné à être lu, sur une scène, devant des spectateurs à la manière d’une pièce de théâtre. Dans un premier temps, l’auteure revient sur sa fascination pour Romain Gary, le tour de force de recevoir deux fois le prix Goncourt, la première en son nom pour « Les racines du Ciel » (je ne vous cacherai pas que ma préférence va au magnifique « Les promesses de l’aube » il en méritait 3 finalement!) la deuxième sous une autre identité, pour « La vie devant soi » tout aussi magistral, en brouillant bien les pistes : une belle mystification !
Puis, Delphine Horvilleur donne la parole au fils présumé d’Émile : Abraham Ajar, double A comme s’il s’agissait d’une identité primordiale, Abraham pour le père des Hommes, dans les religions monothéistes. Abraham se livre à un monologue très intéressant sur l’identité, les pseudos, les revenants alias « dibbouks », et ce qui fait l’identité d’un être humain, homme ou femme.
L’auteure nous livre une réflexion truculente sur l’identité, sur les dérives vers l’identitaire, le communautarisme, l’appropriation culturelle (vérifier que l’auteur a le droit de se mettre dans la peau d’un autre). Truculente est le terme adéquat, à mon sens, car ce texte, sur fond de colère, est teinté d’humour, notamment quand Abraham reprend la notion de « Trou juif » : au départ la cave dans laquelle s’était réfugiée sa mère, avec une interprétation freudienne à la clé qui m’a beaucoup plu.
La préface, déjà, se déguste avec plaisir, et déborde de belles citations… Un seul bémol: le résumé révèle trop de choses…
Ce texte est très fort, comme toujours avec Delphine Horvilleur, que j’aime retrouver dans ses livres comme lors de ses apparitions télévisées. Je n’ai pas appris à lire avec Romain Gary car je suis plus âgée, mais comme elle, j’aime lire et revoir ses apparitions à la télévision, notamment « Apostrophes »
Un grand merci à NetGalley et aux éditions Grasset qui m’ont permis de découvrir ce roman et de retrouver la plume de son auteure.
#IlnyapasdeAjar #NetGalleyFrance
8/10
Rabbin de Judaïsme en Mouvement, Delphine Horvilleur dirige la rédaction de la revue Tenou’a. Elle est notamment l’auteur de : En tenue d’Eve : féminin, pudeur et judaïsme (Grasset, 2013), Comment les rabbins font des enfants : sexe, transmission, identité dans le judaïsme (Grasset, 2015), Réflexions sur la question antisémite (Grasset, 2019) et Vivre avec nos morts (Grasset, 2021).
Extraits :
« J’avais 6 ans lorsque Gary s’est suicidé, l’âge où j’apprenais à lire et à écrire. Il m’a souvent semblé, dans ma vie de lectrice puis d’écrivaine que Gary était un de mes « dibbouks » personnels… Et que je ne cessais de redécouvrir ce qu’il a su magistralement démontrer : l’écriture est une stratégie de survie. Seule la fiction de soi, la réinvention permanente de notre identité est capable de nous sauver. L’identité figée, celle de ceux qui ont fini de dire qui ils sont, est la mort de notre humanité. »
Je m’appelle Ajar. Abraham Ajar. Initiales « A.A. ». Mon père y tenait absolument. Il voulait que ma signature ressemble au commencement de tout, « A.A. ». Faire comme si y’avait rien eu avant moi.
Un idolâtre, tu sais, c’est quelqu’un qui croit que Dieu s’intéresse vraiment à ses problèmes, qu’il peut lui demander de l’argent, du succès ou un vélo électrique, du moment qu’il ne le vexe pas et le caresse avec ferveur dans le sens du poil.
Les juifs ont un contrat très spécial avec tu-sais-qui. Il s’est engagé formellement à ne pas intervenir dans l’Histoire et surtout pas dans la leur.
Avant, on rencontrait des gens qui étaient plein de choses à la fois : pied-noir, fils d’immigrés et homosexuel, communiste et gymnaste… ou alors juif-athée-joueur d’échecs et goyophile ; et ben là, c’est fini. Chacun n’est plus qu’un seul truc ; catho, gay, vegan qu’importe, mais exclusivement l’un ou l’autre…
Tu savais qu’en hébreu, le verbe être, ça n’existe pas au présent ? Tu ne pas dire je suis ceci ou je ne suis pas cela…
… Tu as été et tu deviendras, mais tu es forcément en plein dans ta mutation. En clair, l’hébreu c’est la langue des trans.
Ça veut dire que tu transmets à tes enfants un morceau de ton histoire, qui n’est pourtant pas la leur ! C’est absent de ton génome mais eux, ils le récupèrent quand même. Ça s’appelle l’épigénétique. C’est une filouterie, une arnaque à la génétique.
On n’a pas bougé d’ici, elle et moi. On n’a jamais quitté le « trou juif » de ma mère. C’est comme ça qu’elle voulait qu’on appelle cette planque, en dessous de son immeuble : le « trou juif’. Bien sûr, c’est juste un nom de code. Il n’a rien de juif ce trou. A part peut-être son inventeur, un médecin viennois qui fumait des cigares pour s’abîmer la langue. Lui, il appelait cet endroit autrement, « l’inconscient », je crois, ou quelque chose comme ça. A chacun son délire. Mais la vérité, c’est qu’il ne savait pas mieux que les autres comment on y entre, ni ce qu’on y planque, ni même pourquoi.