« L’enfant réparé » de Grégoire Delacourt

Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’ai choisi pour le thème et la couverture et  dont la lecture m’a pris du temps :

Résumé de l’éditeur :

« J’ai compris depuis ce qui motiverait mon chemin d’écrivain. Présenter à l’adulte que je suis devenu l’enfant que je fus. »


 
Dans Mon père, publié en 2019, Grégoire Delacourt peignait un père venu demander des comptes à un prêtre coupable d’abus envers son jeune fils. Catalyseur d’émotions enfouies, le livre allait faire ressurgir des souffrances muettes et conduire son auteur a une enquête introspective profonde. Remontant enfin à la source de son enfance saccagée, Grégoire Delacourt la fait revivre dans Son fils, poignant récit autobiographique où il se livre pour la première fois.


  Son fils raconte un corps abîmé et les livres qui l’ont réparé, ce corps qui très jeune a subi l’étourdissement dans le Valium ou autres médicaments et se perçoit comme un déchet. L’écriture lui permet d’abord de subsister, de fuir sa famille et ses souvenirs, avant de devenir une démarche créatrice jalonnée des traces cachées de ses douleurs enfantines.


  Pourquoi le petit garçon qu’il était rêvait-il au soulagement de sauter par la fenêtre ? Qui était ce père, absent et bourreau ? Cette mère adorée fuyait-elle son propre enfant, ou bien faisait-elle tout pour le protéger ?

 
 
Son fils est l’histoire d’une enfance abusée, d’une famille où l’on porte le déni comme une armure, et un éclairage unique sur le parcours d’un écrivain. « Le jour où j’ai appris que j’étais une victime, je me suis senti vivant. » Dans un style acéré, précis, un regard sur soi d’une rare lucidité. Bouleversant.

Ce que j’en pense :

Comme c’est dur de refermer un tel livre ! Et comment en parler, quand c’est un uppercut qu’on vient de se prendre en pleine face ?

Je précise, avant de commencer ma chronique, que je n’ai pas lu « Mon père », donc je suis entrée dans le livre sans connaissance de la vie de l’auteur, ni idée préconçue.

L’auteur nous parle de son enfance abusée, abus qu’il avait pris soin d’enfouir le plus profondément possible. Des bribes revenaient, le retour de sa mère de la maternité après l’accouchement et qui retrouve son fils de trois ou quatre ans, transformé : il hurle dès qu’on le touche ! Elle a certes compris ce qui s’était passé, mais à cette époque-là, il est malvenu d’en parler, et comment en parler d’ailleurs ?

Elle va se contenter de mettre de la distance entre l’enfant et son père, une chambre au grenier : un « comble » c’est lui qu’on isole ! puis internat, colonies de vacances… Mais pas, de communication, de gestes tendres, encore moins mettre des mots.

Grégoire Delacourt nous raconte son parcours dans la vie, son mariage, son analyse, ses livres qui chaque fois révèle une petite partie de l’histoire, mais il s’agit toujours d’un autre. En revisitant son œuvre, on découvre l’auteur qui se cache derrière.

Les découvertes sur le divan sont truculentes et ne pouvaient que me plaire :

J’avais déjà décrit dans un autre livre, cette gamine que son père tire. Ça m’avait cassé la tête.

Je voulais dire sur laquelle son père tire…

ou encore:

Ma mère m’avait un jour appris que j’étais né violé, parce que j’avais le cordon ombilical autour du cou, à deux doigts d’être étouffé. Violet. Violé. Une voyelle muette d’écart…

Grégoire Delacourt raconte ce corps mutilé mais sans blessures apparentes, cette envie de se jeter par la fenêtre, sa difficulté à se trouver, à se retrouver, à se reconnaître victime, et à avancer, avec des mots qui percutent, des phrases parfois très courtes, lapidaires.

Il parle aussi très bien du déni, de la possibilité ou non de pardonner, d’aimer.

J’ai vraiment aimé ce livre percutant, déchirant parfois, mais où espoir et résilience avancent lentement mais sûrement. J’ai eu un peu de mal à passer à une autre lecture alors j’ai eu recours à ma bonne vieille méthode : un polar, en alternance d’ailleurs car il faut respirer de temps en temps pour cheminer avec cet enfant qui se répare.

Un petit mot encore pour évoquer la belle couverture, avec cet enfant blond, souriant, innocent, avant que sa vie ne bascule.

Je suis impressionnée par les ordonnances du médecin de famille: Valium, Mogadon, et tant d’autres, dès son plus jeune âge: masquer pour ne pas faire de vagues…

Je n’ai lu que « Un jour viendra couleur orange » de l’auteur que j’avais classé en fait dans la littérature légère, quasi « feel good » à cause d’un de ses titres : « La liste de mes envies ». Colossale erreur, mais je ne regrette pas de ne pas les avoir, finalement car je vais les découvrir à travers le prisme de celui-ci…

Décidément, cette rentrée littéraire a été riche en coups de cœur (ou presque) après « Enfant de salaud » de Sorj Chalandon notamment j’ai lu beaucoup sur le thème de la maltraitance intrafamiliale, inceste, abus … sans oublier le magnifique « S’adapter » de Clara Dupont Monod récompensé par le prix Femina ainsi que le Goncourt des lycéens.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Grasset qui m’ont permis de découvrir ce roman et de retrouver son auteur dont je vais certainement lire les autres romans ! c’est ma PAL qui va être ravie, déjà qu’elle est en surcharge pondérale depuis des lustres, voilà que je la leste de plusieurs romans d’un coup.

#LenfantréparéGrégoireDelacourt #NetGalleyFrance !

L’auteur :

Grégoire Delacourt a publié neuf romans dont, aux éditions Jean-Claude Lattès : L’Ecrivain de la famille (2011, 150 000 ex, Prix Marcel Pagnol 2011, Prix Rive Gauche à Paris 2011, Prix Carrefour du Premier Roman 2011, Prix Cœur de France 2011) ; La liste de mes envies (2012, 1,2 million d’ex, Prix Méditerranée des Lycéens 2013, Prix Livresse de Lire 2013) traduit en 35 langues, adapté au cinéma par Didier Le Pêcheur en 2014 ; 

On ne voyait que le bonheur (2014, 300 000 ex, Prix des Lectrices Edelweiss, Meilleur roman de l’année 2014), adapté au Festival d’Avignon. Chez Grasset, il est l’auteur d’Un jour viendra couleur d’orange (2020).

Extraits :

J’ai souvent regardé l’avenue en contrebas en me demandant quelle sensation ce serait de voler avant de m’écraser –le voilà, mon rêve d’enfant qui souffrait.

Dans cette maison, j’ai cent fois inhalé du trichloréthylène sur un mouchoir en coton, jusqu’à l’évanouissement. On m’a gavé de Valium et de Mogadon. Je n’ai jamais écrit dans cette maison.

Je n’ai pas été mordu. Je n’ai pas été brûlé, ni coupé. C’est pire. Il ne reste rien. Aucune preuve. Mon corps n’est pas un témoin. Il est l’ennemi du mal qui m’a été fait. Une neige immaculée. Mon corps est l’acquittement du coupable.

C’est la faim qui m’a poussé à écrire. A dix-neuf ans, j’avais faim et la faim ôte l’envie de danser. Elle est un vide qui se dévore lui-même.

Mon chagrin est épineux et ma mémoire estropiée. Je voudrais retrouver mes mots d’enfant pour me retrouver, mais je ne connais pas celui que je fus. Il a été tu.

Il faut du temps pour faire corps avec sa douleur ; prendre un jour le risque de l’aimer afin de ne pas mourir.

Je sais que nommer ne guérit pas. Nommer permet juste de s’identifier. De faire encore partie des hommes… On est ce qu’on a tamisé de nos héritages.

Car écrire, c’est parler une langue posthume. C’est se souvenir de l’oubli et se traduire en verbe. Ecrire, c’est se jeter sans avoir vu aucun fond, écouter se briser ses mots comme des os ; prendre le risque de mourir mais aussi celui de vivre.

Mes livres me racontaient mais je ne les lisais pas.

Le jour où j’ai appris que j’avais été une victime, je me suis senti vivant.

En écrivant sur mon père, j’ai trouvé l’amour de ma mère.

Avoir honte, c’est être son propre esclave.

Voilà pourquoi il y a tant de trahisons dans mes livres. Voilà pourquoi j’étais perdu. J’ai peur désormais. Les mots ne guérissent pas. N’effacent pas. Ils tracent juste d’autres vies.

Lu en novembre 2021

« Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes » de Lionel Shriver

Le titre du roman dont je vous parle aujourd’hui, le dernier livre d’une auteure que je découvre peu à peu, m’a suffisamment intriguée pour que je tente l’expérience :

Résumé de l’éditeur :

Porté par une plume incisive et un humour ravageur, un roman explosif sur un couple en crise dans nos sociétés obsédées par la santé et le culte du corps. Une bombe de provocation qui prouve, s’il le fallait encore, que Lionel Shriver est l’une des plus fines observatrices de notre temps.

Un beau matin, Remington fait une annonce à son épouse Serenata : cette année, il courra un marathon. Tiens donc ! Ce sexagénaire, certes encore fringant mais pour qui l’exercice s’est longtemps résumé à faire les quelques pas qui le séparaient de sa voiture, profiterait de sa retraite anticipée pour se mettre enfin au sport ? Un projet d’autant plus ironique que, dans le couple, la sportive a toujours été Serenata – avant ses problèmes de genoux.

Enfin, c’est certainement une passade.

Sauf que Remington s’accroche. Les week-ends sont désormais consacrés à l’entraînement, sous la houlette de Bambi, sa très sexy et très autoritaire coach. Et quand Remington envisage de participer à un triathlon, Serenata réalise que son mari, jadis débonnaire et vaguement empoté, a laissé place à un être arrogant et impitoyable.

Quoi, ce serait donc ça, vieillir à deux ? Finalement, qu’aime-t-on le plus, la personne ou les habitudes qu’on a créées ensemble ? A la retraite ou avant, le couple est-il soluble dans le sport ?

Ce que j’en pense :

Après avoir été congédié manu militari, ou presque, de son travail, alors qu’il avait plus de 20ans d’ancienneté, Remington s’est décidé brusquement à faire un marathon, alors qu’il n’a jamais fait de sport. Il s’entraîne via une application (vive Internet et les réseaux sociaux), sous le regard incrédule de Serenata son épouse qui, elle, s’entraîne depuis des nombreuses années : vélo pour se rendre au travail, exercices dans une des pièces de sa maison.

Inutile d’être devin pour comprendre que cela va mal tourner dans le couple : Remington se met au sport précisément au moment où Serenata doit subir une double arthroplastie du genou. Tout ce qu’elle peut dire, est forcément vécu comme de la jalousie, du moins de l’envie, ou de la frustration.

Contrairement aux prévisions, il arrive à terminer le marathon en question, bon dernier, mais une jeune bimbo du nom de Bambi (sic !), via ses encouragements frénétiques, arrive à le convaincre qu’il peut faire mieux, surtout en la prenant comme coach sportif, moyennant 1200 dollars mensuels !

Exit le marathon, place au triathlon, et comme ce n’est pas suffisant, le mettle-man (on multiplie les distances par 3). Commencent alors les entrainements intensifs, en faisant fi des douleurs, il faut transcender, n’est-ce pas ? exit le vélo payé pourtant très cher six mois auparavant, pour un vélo en titane à 10 000 dollars, (alors qu’il ne travaille plus !) sans compter les inscriptions aux compétitions… Mais Bambi veille au grain envahit le foyer, traitant Serenata comme une imbécile, ironisant sur l’état de ses genoux, elle ne devrait continuer à faire du sport, ne pas s’écouter, alors qu’elle n’a plus de cartilages !  et son rôle se limite désormais à faire la cuisine, servir à table, pour tous les mordus de l’équipe.

Voilà pour le pitch. Ce roman démarre plutôt bien, racontant avec humour le licenciement de Remington, au nom du racisme, de la nécessité de la mixité (sa supérieure, jeune afro-américaine, de vingt ans de moins que lui, embauchée sans diplôme pour prouver qu’on est bien dans l’intégration, la non-discrimination…

Lionel Shriver décrit bien le côté secte de ses sportifs de l’extrême, obsédés par leur performances, leurs chronos, leur matériel, au point de ne plus éprouver le moindre plaisir en dehors de la douleur transcendée, et le refus de vieillir. De Gaulle disait que « la vieillesse est un naufrage », certes mais il reste encore des choses à faire, du plaisir, on n’est pas mort quand on franchit la barre des soixante ans, foi de septuagénaire débutante, et le sport extrême ne va repousser la mort, il risque même de l’avancer ou de rendre le corps inutilisable, et il ne faut pas oublier qu’on n’en a qu’un !

Détail croustillant : notre couple a voulu élever ses enfants dans le respect de la liberté (68 est passé par là) et bien sûr, ils se font traités de maltraitant, d’indifférent ce qui conduit Valeria leur fille dans une secte ultra-catho, tandis que leur fils flirte avec l’illégalité, donc des scènes plutôt drôles et une phrase que j’aime beaucoup: « j’ai essayé d’être la mère que j’aurais voulu avoir »…

La critique des sexagénaires, qui refusent de vieillir et se mettent tardivement au sport extrême pour tenter de donner un sens à leur vie, commence bien, on rit sincèrement, puis on commence à rire jaune, car cela devient crispant !!! chacun campe sur ses positions, et je me suis demandée pourquoi Serenata acceptait d’être maltraitée par tout le monde, Remington étant tellement sous la coupe de folle de coach que cela devenait insupportable. La fin de l’aventure du trail est prévisible, celle du roman moins, il faut le reconnaître…

Je suis un peu partagée, en refermant ce livre, car certains protagonistes m’ont vraiment irritée, et même si je suis assez d’accord avec Serenata, sa façon de s’y prendre en a fait tout autant. En fait, j’ai bien aimé être irritée, il faut le reconnaître, alors je retiendrai surtout l’humour de l’auteure qui m’a permis d’arriver au bout. Il y a des romans qui vous insupportent au point de les jeter contre le mur (et bien oui, je ne suis pas du genre calme) et il y a ceux dans lesquels l’humour avec lequel le sujet est traité vous laisse une certaine joie.

Il faut absolument que je lise « Il faut qu’on parle de Kevin » qui est dans ma PAL depuis des lustres, même si ce roman, comme d’ailleurs « Propriétés privées » me laisse un peu sur ma faim, mais pas au point de renoncer à poursuivre ma découverte de l’auteure.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions qui m’ont permis de découvrir ce roman et de retrouver la plume de son auteure.

#LionelShriver #NetGalleyFrance

7,5/10

L’auteure :

Née en 1957 en Caroline du Nord, Lionel Shriver a fait ses études à New York. Diplômée de Columbia, elle a été professeur avant de partir parcourir le monde. Elle a notamment vécu en Israël, à Bangkok, à Nairobi et à Belfast.

Après Il faut qu’on parle de Kevin lauréat de l’Orange Prize en 2005, La Double Vie d’Irina, Double faute, Tout ça pour quoi, Big Brother, Les Mandible, une familleet Propriétés privées, Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes est son huitième roman traduit en français.

Lionel Shriver vit entre Londres et New York avec son mari, jazzman renommé.

Extraits :

Une bucket list, a-t-elle répété en reculant sa chaise. Où j’ai été pêcher ça ?

Le fait d’utiliser une expression à la mode était l’illustration même de ce manque d’originalité, de ce comportement moutonnier qui la mettait en rage. Et ce n’était pas vraiment rendre justice aux moutons. Comment ces pauvres bêtes étaient-elles devenues la métaphore du conformisme.

Il ne m’a pas échappé, commença-t-il, que tu as vécu ma découverte du sport d’endurance comme quelque chose qu’on te retirait. J’aimerais donc que nous nous penchions sur ce que je ne peux appeler autrement que ton sens de la propriété sur l’exercice physique.

Malheureusement, l’amertume et l’aigreur sont des sentiments qui se propagent comme la rouille sur les pommes de terre.

Tu dis qu’on « glorifie » la pratique sportive. Le terme est pertinent. Mais moi, je n’ai jamais considéré l’exercice comme quelque chose de glorieux. C’est du ménage biologique, comme passer l’aspirateur sur le tapis du salon. De nos jours, on atteint un état de grâce en s’épuisant. Tous ces petits nouveaux ont l’air de croire qu’ils ont fait le grand saut du statut d’homme à celui de dieu…

… Je ne veux pas que tu sois contaminé par ce narcissisme pseudo-nazi sacralisé.

Aucun homme de plus de soixante ans ne devrait continuer à attendre l’approbation de son papa.

Par conséquent, pour élever sa fille, elle s’était efforcée d’être le genre de mère qu’elle aurait voulu avoir…

… Serenata était finalement arrivée à la conclusion que ce qui pour elle relevait de la liberté était pour Valeria (sa fille) pure négligence.

Car l’église de l’effort physique offrait de la clarté. C’est-à-dire qu’elle mettait en avant toute une série de vertus dénuées d’ambiguïté – effort physique, épuisement, négation de la douleur, mépris des limites ressenties, aucune distance qui ne soit supérieure à la précédente, aucune cadence qui ne soit soutenue – ce qui avait le mérite d’éviter toute confusion sur ce qui répondait aux critères d’une journée productive.

Adepte des extrêmes, l’Église de l’effort physique promettait alors, non seulement de mettre un terme à tout vieillissement et toute infirmité – sinon de les inverser – mais aussi la vie éternelle.

La douleur vous isole, car si on ne la ressent pas, on n’y pense pas et si on la ressent, on ne peut pas pense à autre chose. Cet état vous sépare à ce point des autres qu’on peut l’assimiler à une forme ce confinement solitaire.

D’une certaine façon, la tristesse que le spectacle de l’affaiblissement et de la dégradation de cette charge robuste et depuis toujours à son service avait engendrée n’était pas de même nature que celle ressentie à l’idée qu’elle aussi périrait bientôt. Même si cela en avait tout l’air, affirmer qu’elle habitait une créature bien faite n’était pas de la frime. Ce corps était venu à elle. Ce n’était pas elle qui avait fabriqué la créature. Elle lui avait été confiée…

Mais l’aspect le plus mystérieux de cette espèce distincte était son absence de sex-appeal. Personne n’avait envie de baiser avec un homme qui se désirait si fort lui-même…

Elle ne se battait plus contre la misanthropie de plus en plus joyeuse, voire fantasque, et qui, à mesure qu’elle approchait de son propre néant, perdait de son hypocrisie. La meilleure chose dans le fait de vieillir était de se vautrer dans ce grand rien-à-cirer.

Lu en novembre 2021

« Poussière dans le vent » de Leonardo Padura

Cela doit faire une semaine, au moins, que je peaufine la chronique du livre dont je vais tenter de parler aujourd’hui, ce fût presque plus rapide de le lire, et pourtant j’ai fait durer le plaisir :

Résumé de l’éditeur :

Ils ont vingt ans. Elle arrive de New York, il vient de Cuba, ils s’aiment. Il lui montre une photo de groupe prise en 1990 dans le jardin de sa mère. Intriguée, elle va chercher à en savoir plus sur ces jeunes gens.

Ils étaient huit amis soudés depuis la fin du lycée. Les transformations du monde et leurs conséquences sur la vie à Cuba vont les affecter. Des grandes espérances jusqu’aux pénuries de la « Période spéciale » des années 90, après la chute du bloc soviétique, et à la dispersion dans l’exil à travers le monde. Certains vont disparaître, certains vont rester, certains vont partir.

Des personnages magnifiques, subtils et attachants, soumis au suspense permanent qu’est la vie à Cuba et aux péripéties universelles des amitiés, des amours et des trahisons.

Depuis son île, Leonardo Padura nous donne à voir le monde entier dans un roman universel. Son inventivité, sa maîtrise de l’intrigue et son sens aigu du suspense nous tiennent en haleine jusqu’au dernier chapitre.

Ce très grand roman sur l’exil et la perte, qui place son auteur au rang des plus grands écrivains actuels, est aussi une affirmation de la force de l’amitié, de l’instinct de survie et des loyautés profondes.

Ce que j’en pense :

Le livre s’ouvre sur la rencontre de deux jeunes gens, Adela et Marcos, âgés d’une vingtaine d’années qui sont tombés amoureux.

Adela Fitzberg est née à New-York, d’un père psychanalyste qui a fui la dictature argentine et d’une mère, Loreta, vétérinaire Cubaine en exil qui rejette systématiquement tout ce qui a trait à son île natale.

Marcos vient de quitter Cuba pour tenter sa chance, gagner sa vie le mieux possible à Miami, chacun fuit pour une raison qui lui est propre…

Ils se sont rencontrés parce que Adela a décidé de faire des études de lettres hispaniques et a choisi une université à Miami au grand dam de sa mère. On imagine la réaction de cette dernière quand elle lui a annoncé leur décision de vivre ensemble : elle a disparu de la circulation, purement et simplement.

Un jour, Adela tombe sur une photographie de la famille de Marcos et de leurs amis, prise lors d’un anniversaire et une jeune femme enceinte attire son attention car il s’agit probablement de sa mère. Et l’histoire peut commencer.

Retour à Cuba, où le communisme (le castrisme) bat son plein, des amis sont réunis à la villa Fontanar qui appartient à Clara, ingénieure et son mari Dario, neurochirurgien et leurs deux enfants Marcos et Ramsès. Il y a là Irving, et son compagnon Joël, Elisa Correa, fille de diplomate ayant beaucoup voyagé et son époux Bernardo, Horacio, docteur en physique, dont lepère Renato a fui Cuba dès la révolution, et Walter, artiste peintre ayant étudié à Moscou dont il s’est fait renvoyer, Liuba et son mari Fabio. Ils constituent « le Clan ».

On fête l’anniversaire de Clara et la préparation du départ de Dario en Espagne, alors que Walter, persécuté qui se dit espionné par le gouvernement tente de persuader Dario de l’aider à fuir.

Le lendemain, Walter est retrouvé mort : il se serait suicidé en sautant d’un toit. Mais, cela semble étrange donc, vont survenir les interrogatoires musclés, notamment pour Irving, homosexuel donc forcément louche. Et, tout aussi étrange, Elisa disparaît sans rien dire à personne.

L’URSS est en train de s’effondrer, exit le mur de Berlin, donc Cuba perd un allié de poids et va sombrer dans la pauvreté, la faim, car tout manque, malgré « les longues queues » qu’il faut faire pour trouver quelque chose à manger ou autres denrées de première nécessité.

Tout le monde finit par s’exiler : Dario à Barcelone, en 1990, puis Irving et Joël à Madrid, Horacio à Miami en 1994, puis San Juan, Liuba et son époux Fabio, à Buenos Aires, obligés de laisser derrière eux leur fille Fabiola…

Bien-sûr, on se demande si Elisa et Loreta sont une seule et même personne, et si oui, qui est le père d’Adela ? mais également qui est a trahi qui ? Walter s’est-il suicidé ou a-t-il été assassiné ? Mais, le roman va beaucoup plus loin…

Leonardo Padura nous raconte les liens qui se sont formés entre tous les membres du Clan, leur évolution, comment ils sont arrivés à se construire une autre vie, et à travers chacune de ces vies, on se rend compte que chacun détient une part de la vérité, sur Elisa, sur son père, fonctionnaire en vue du régime, sur Walter et c’est ce qui fait la force du récit, avec en fond sonore cette chanson de Kansas :

« Poussière dans le vent,

Nous ne sommes que de la poussière dans le vent. »

Et, encore et toujours cette même phrase lancinante, autant que la chanson de Kansas, « que nous est-il arrivé ? »

Leonardo Padura parle tellement bien de l’exil (vous savez à quel point ce thème m’est cher !), de la difficulté de se reconstruire ailleurs, car on ne se sent chez soi nulle part, comme Dario qui milité pour l’indépendance de la Catalogne, pour pouvoir avancer, alors qu’il a réussi sa nouvelle vie, ou comme Irving qui ne supporte pas la chaleur de Madrid, comme si le soleil n’était supportable qu’à Cuba.

Il évoque la douleur de partir alors que les autres restent comme si on les abandonnait lâchement, et aussi le pourquoi : pourquoi certains partent alors que d’autres décident de rester et voient les départs successifs telle Clara qui voit partir son mari, Dario puis ces deux fils, l’un après l’autre. Les premiers sont partis pour des raisons surtout politiques et pour avoir la liberté, ou encore à cause de la peur, alors que pour les plus jeunes, il s’agit surtout de raisons financières, s’acheter une voiture par exemple…

L’analyse de la situation économique et sociale de Cuba est terrible : les hôpitaux à l’agonie, les prescriptions de bilans biologiques gratuits certes, mais il n’y a plus de réactifs, pour les réaliser. On assiste à l’effondrement d’une idéologie à laquelle beaucoup ont cru avec enthousiasme, avec l’envie de participer à l’effort de créer une nouvelle société, plus égalitaire, mais corruption, suspicion, surveillance ont fini par faire des ravages.

Une scène émouvante : le repas où ils se retrouvent tous pour fêter l’anniversaire de Clara et le départ de Dario, que Ramsès leur fils est chargé de « fixer sur la pellicule » alors que chacun a le moral au plus bas. Quand se reverront-ils, s’ils se revoient un jour ?

« La fête se déroula, et ils burent, chantèrent, s’amusèrent parce qu’ils avaient besoin de boire, de chanter et de s’amuser pour ne pas pleurer ou se couper les veines. »

Il y a longtemps que je veux découvrir les romans de Leonardo Padura dont deux sont dans ma bibliothèque depuis un bon moment : c’est la lecture de « Viva » de Patrick Deville sur l’assassinat de Trotski qui m’a orientée vers « L’homme qui aimait les chiens » et plus tard « Hérétiques » … Le coup de cœur que je viens d’avoir pour « Poussière dans le vent » va me permettre de précipiter les choses…

L’écriture est très belle, pleine de poésie, de sensibilité, et de lucidité, pour évoquer la douleur l’exil, l’émigration, la désillusion, la nostalgie, le retour fantasmé…

Vous l’avez compris, j’ai vraiment adoré ce roman, pavé de 600 pages environ, que j’ai fait durer le plus possible, alors que la lecture était addictive.J’ai encore des étoiles plein les yeux…J’espère ne pas avoir trop radoté, sous l’effet de l’émotion! en résumé: il faut le lire…

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Métailié qui m’ont permis de découvrir ce roman et de me plonger enfin dans l’univers d’un auteur magistral.

#Poussièredanslevent #NetGalleyFrance

L’auteur :

Leonardo PADURA est né à La Havane en 1955 où il vit. Diplômé de littérature hispano-américaine, il est romancier, essayiste, journaliste et scénariste pour le cinéma. Traduit dans 15 pays, best-seller en Espagne et en Amérique latine, il fait partie des grands noms de la littérature mondiale.

Pour l’ensemble de son œuvre, il a reçu le prix Raymond Chandler en 2009, le Prix national de littérature cubain en 2012, et le prestigieux prix Princesse des Asturies en 2015.

On lui doit notamment : L’homme qui aimait les chiens, L’automne à Cuba, Les brumes du passé, Hérétiques…

Extraits :

La réaction disproportionnée de sa mère lui semblait absurde, déplacée, excessive. Que Loreta ne veuille rien savoir de Cuba ni des Cubains relevait de son libre arbitre et elle pouvait le respecter, mais cela ne l’autorisait pas à critiquer de cette façon la décision d’Adela, qui avait passé l’âge de solliciter la bénédiction de ses parents pour prendre des décisions sur sa vie, à plus forte raison s’agissant de sa vie sentimentale. Mais, pourquoi cette aversion, cette répulsion viscérale envers tout ce qui avait trait à son pays d’origine ?

Une mauvaise année (1990) qui allait rapidement briser tout ce qui semblait solide et qui surpasserait dans les grandes largeurs les pires prédictions.

Quelque chose s’était brisé, et il (Irving) avait eu très vite la conviction qu’il s’agissait d’une cassure définitive. Ils en étaient arrivés au point où ceux d’alors ne redeviendraient plus jamais les mêmes ni la même chose ? C’était plus ou moins ainsi qu’un poète l’avait formulé. Et c’était ainsi qu’Irving le voyait.

Une gigantesque incertitude recouvrait tout, tandis qu’un monde connu et ordonné se défaisait. Le présent les asphyxiait avec ses pénuries et ses dilemmes douloureux, et l’avenir s’estompait dans un brouillard impénétrable…

Un mélange explosif de joie et de tristesse habitait Irving. Mais il se sentait poussé, par-dessus tout, par une détermination plus puissante que le sentiment d’appartenance ou de déracinement, que la famille ou les amis : le désir de vivre sans peur.

Il sentait que sa condition d’exilé, d’émigré ou d’expatrié – peu importe, le résultat pour lui était le même – l’avait empêché de penser même à un bref retour et l’avait condamné à vivre à vivre une existence amputée, qui lui permettait d’imaginer un avenir où il ne pouvait pas se défaire du passé qui l’avait mené jusque-là et à être qui il était, ce qu’il était et comme il était. La conviction de ne plus jamais avoir d’appartenance ne le quittait jamais.

… Retourner pour la première fois depuis plus de dix ans dans ce pays lointain appelé l’Argentine, le même dont il (Bruno) était parti épouvanté par la capacité des humains à créer de la terreur et où il n’était revenu que pour y amener quinze jours sa fille adolescente… « en fait j’ai peur de tout…Je crois que j’ai plus peur qu’avant. Je sens que je ne suis plus de là-bas, mais qu’aussi je ne peux être de nulle part ailleurs.

Renato (le père d’Horacio), qui avait fait ses études aux États-Unis à l’orée des années 1950, considérait le communisme comme une aberration politique et pensait que, dans un pays communiste, même s’il était un homme paisible, il ne pourrait avoir que deux destins : la prison ou le peloton d’exécution.

Les exilés étaient des apatrides, et la Patrie, incarnée par la Révolution, devait toujours être au-dessus de tout, y compris de la famille.

Plus que des exilés, tous deux (Horacio et son beau-père) avaient la complicité des réfugiés perpétuels, nourris de la mémoire affective et de la douce illusion d’un rêve de retour. Vivants ou morts.

Quel pouvoir Elisa avait donc sur elle (Clara) pour la déstabiliser à ce point et pour avoir, avec sa disparition, provoqué un tel sentiment de perte et de vide, ce qu’elle n’éprouverait pas ensuite avec l’absence de Dario ?

J’ai découvert que si je me soûlais la gueule, que si, depuis dix ans, j’ai été plus souvent inconscient que lucide, c’est parce que je refusais de penser. Aussi simple que ça. Et je refusais de penser parce que la sobriété peut être un état horrible pour quelqu’un comme moi qui se rend compte qu’il n’a rien à quoi se raccrocher. (Bernardo)

Pourquoi étaient-ils si nombreux à partir ? Tous savaient que, même en rêves, malgré leurs efforts et leurs talents, ils ne seraient jamais ni riches ni vraiment puissants, si telles étaient au bout du compte les aspirations secrètes qui les encourageaient depuis le fond de leurs âmes. Clara pouvait comprendre les motivations de chacun d’eux, y compris les aspirations à la richesse économique.

Mais l’autre face de la question l’obsédait aussi, parfois encore plus, et compliquait ses conclusions : pourquoi d’autres restaient-ils ? Pourquoi, alors qu’il y en avait tellement qui partaient, des centaines de milliers d’autres restaient-ils ? Pourquoi Bernardo ? Pourquoi elle et d’autres comme elle ?

Une fracture profonde avait fini par les éparpiller dans toutes les directions, après des décennies parcourues en sens unique, suivant le chemin que d’autres leur avaient tracé, assigné. Et qu’ils avaient suivi, presque toujours sans objections, car il n’y avait pas de place pour l’objection, seulement pour l’obéissance…

En fait, ce n’était pas être accepté comme Catalan qui lui importait, en fait il voulait seulement devenir autre chose, un autre Dario, Catalan ou Martien, c’était pareil, mais toujours plus loin du Dario original. Enterrer le passé, compter les gains, jamais les pertes. Écraser tout soupçon de nostalgie. Quel était donc ce mot, nostalgie ? A quoi sert la nostalgie ?

Tous ceux que le pouvaient volaient. Ceux qui avaient de l’argent achetaient ? Ceux qui ne pouvaient ni voler ni avoir d’argent restaient dans la merde. Clara avait le cœur brisé en voyant ceux qui fouillaient dans les poubelles pour en tirer quelque chose, n’importe quoi, dans un pays où personne ne jetait rien qui ne soit déjà un vrai rebut.

Parce que la mort existait et gagnait toujours à la fin ; la survie de l’âme, le prix du paradis ou même l’horreur de l’enfer n’étaient que des consolations avec lesquelles les humains avaient tenté de soulager leur grande défaite.

Irving le dit toujours, à Cuba on se fiche que le soleil brille, qu’il ne fasse pas trop chaud et que la journée s’annonce splendide ; il y aura toujours quelqu’un à un moment qui viendra tout foutre en l’air. Tu crois que c’est un châtiment historique ?

Lu en octobre 2021

« Son fils » de Justine Levy

Je vous parle aujourd’hui d’un livre curieux qui ne me tentait pas forcément au départ, mais qui vaut le détour :

Résumé de l’éditeur :

Un journal imaginaire de la mère d’Antonin Artaud. Sa vie, qu’elle consacre à essayer de sauver son fils, à comprendre son génie et sa folie. Son courage pour essayer de le sortir des différents hôpitaux psychiatriques où il est envoyé et enfermé ; des électrochocs et des drogues qui, pense-t-elle, l’abîment toujours un peu plus.

Ce que j’en pense :

Le journal imaginaire d’Euphrasie Artaud s’ouvre en 1920 lorsque son fils Antonin quitte Marseille pour aller conquérir Paris. Elle nous livre ses angoisses de mère devant les souffrances mentales et physique de son Nanaqui comme elle l’appelle.

Antonin a souffert de maux de tête très tôt dans sa vie, à l’âge de quatre pour être précise. On a évoqué alors le diagnostic de méningite. Donc très vite il a utilisé des « drogues » licites ou non, avec une consommation de laudanum impressionnante, avec la complicité de sa mère qui voulait éviter qu’il souffre.

C’est le début d’un parcours difficile pour notre poète, car très vite il est interné en milieu psychiatrique… on le suit en Afrique, au Mexique, ou quand il fait la manche dans les rues de Paris…

« Quelqu’un me dit que, s’il est parti au Mexique, c’est pour y renaître. Je ne comprends pas. Je suis indignée. Inquiète, mais surtout indignée. Cette histoire de renaître m’offense. »

A travers ce journal imaginaire, Justine Levy nous propose d’étudier le ressenti d’une mère devant une telle situation : l’amour qu’elle porte à son « petit » qu’elle considère toujours comme un bébé sur lequel elle doit veiller, sa culpabilité devant les décisions à prendre (et à assumer), et très vite elle endosse le rôle de mère toxique, hyper-protectrice, voire castratrice.

La manière dont elle parle des femmes, notamment Anaïs Nin, et de leur influence néfaste sur Nanaqui, se situant elle-même uniquement des mères, des génitrices et son aversion pour ce qu’elle appelle « la chose » sont parfois exaspérantes, on oscille entre l’empathie et le dégoût.

L’auteure aborde au passage, la consanguinité : Euphrasie et Antoine-Roi (difficile d’assumer de tels prénoms n’est-ce pas ?) sont en effet cousins germains, les grands-mères sont sœurs. Antonin a même été traité pour suspicion de syphilis congénitale avec les traitements qui vont avec.

On se demande quel rôle joue le père, Antoine-Roi, dans cette famille ! il a réagi un peu lors de la première prise de laudanum, mais s’est fait traiter de rétrograde alors c’est plus simple de rester en dehors…

Il faut retenir au passage qu’il a passé plusieurs années en asile psychiatrique, avec un nombre ahurissant d’électrochocs (58 !) à l’époque c’était fréquent, camisole, entrave, bains d’eau glacée, sondes à divers endroits, également étaient au programme !

Ce qui m’a frappé, c’est le côté ambivalent d’Euphrasie : elle surprotège son fils, lui trouve toutes sortes d’excuses au nom du génie, puis devient plus ou moins complice des soins prodigués qu’elle justifie, donnant l’impression d’un syndrome de Münchhausen…

Elle fustige ces « femmes » qui polluent son fils, mais aussi tous les amis surréalistes d’Antonin Artaud: Desnos, Breton, Balthus,Paulhan ou Picasso qui, pour elle, l’exploitent, profite de son nom, de sa notoriété des débuts pour attirer la lumière sur eux. Pour eux, tout s’expliquait parce qu’Antonin était un génie, donc un grain de folie, alors que pour elle la folie était la plus importante.

J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce roman, non seulement parce que l’idée du journal imaginaire me plaisait au départ, mais aussi parce que Justine Levy a réussi à me faire connaître davantage Antonin Artaud dont je n’ai jamais lu aucun poème et dont je savais très peu de choses. Elle réussit à modifier ce que l’on ressent envers cette mère abusive, car en refermant le livre, toute empathie avait presque disparu (ce qui est difficile à obtenir de moi !)

J’ai découvert ce roman grâce à la chronique enthousiaste de Matatoune, alors qu’au départ j’hésitais à me lancer… c’est le premier livre de Justine Levy que je lis et c’est une bonne surprise.

https://vagabondageautourdesoi.com/2021/09/10/justine-levy/

Un petit mot, également, sur la couverture du livre qui nous propose une magnifique photo d’Antonin Artaud.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Stock qui m’ont permis de découvrir ce livre ainsi que son auteure.

#Sonfils #NetGalleyFrance

8/10

L’auteure :

Justine Lévy est l’auteure, entre autres, de Rien de grave (2004), de Mauvaise fille (2009) chez Stock, et de Histoires de famille (Flammarion, 2019).

Extraits :

Je sais bien qu’il ne reviendra pas, je ne suis pas sotte, une mère n’élève pas ses enfants pour les garder pour elle seule. Il a quitté le nid. Il croit qu’il peut se passer de moi ? C’est bien, oui, c’est très bien. 1920

Retrouver un fils gentil, sociable, la parole claire, les pensées désengourdies, oui, je peux le dire, les drogues l’ont rendu à la vie, à lui-même, à moi – et, moi aussi, je revis.

Personne ne le comprend comme moi, personne ne l’aime par cœur comme moi. J’ai toujours été là pour lui. Celle qui n’a pas compris sa douleur ne peut pas prétendre l’aimer. C’est mon Antonin, le mien, à moi, et s’il n’est pas à moi, alors il n’est à personne d’autre, ah voilà que moi aussi je deviens folle de douleur, pourquoi un fils doit-il partir, quitter sa mère, personne ne sait le soigner comme elle, comme moi, comme une mère, personne n’a besoin de lui comme moi, ni de moi comme lui, personne ne me volera mon Antonin. 1930

Je ne comprends même pas comment un fils peut préférer une femme à sa mère.

Je répète qu’il n’est pas fou, qu’il n’a rien à faire dans cet établissement, que tout allait bien avant ce maudit voyage en Irlande, ou au Mexique, et que personne ne devient aliéné comme ça, du jour au lendemain.

Je me souviens de ses colères. Il avait trop de pensées, trop d’intelligence, et personne pour le comprendre, et personne pour le suivre, et il se roulait par terre, et il trépignait, les mots essayaient de sortir, mais il était trop petit, il ne savait pas encore parler, et ça le rendait fou…

Je n’arrive pas à lire tous ses livres. J’ai essayé. Mais ils sont trop habités pour moi, trop charnels, c’est comme aller dans les bas-fonds, ça ma met mal à l’aise. Et puis parfois, surtout depuis l’enfermement, ou depuis la crise de Dublin, je ne comprends pas tout ce dont il parle…

Antonin s’est remis à travailler. Je prie pour le bon docteur Ferdière et sa nouvelle méthode de thérapie par l’art, et pour mon Nanaqui, qui avale des quantités astronomiques d’hosties pour laver son organisme des péchés du monde.

Antonin n’en finit pas de rameuter (de manipuler) ses amis qui maintenant s’appellent « le comité des amis d’Antonin Artaud ». Il en parle comme de ses âmes choisies…

… ça gronde, à Saint-Germain-des-Prés. On parle d’exil, d’incarcération ou, sans rire, de déportation.

Le docteur Ferdière, qui, avec sa science, est d’accord avec moi, dit qu’il a le « complexe d’Hamlet ». Il l’aime, sa folie. Il la chérit. Elle est à lui. Il ne supporte pas que qui que ce soit tente d’en prendre le contrôle.

Lu en novembre 2021

« L’unique goutte de sang » d’Arnaud Rozan

Place à un premier roman puissant et étonnant, aujourd’hui avec :

Résumé de l’éditeur :

Quand, dans le sud des États-Unis, la plupart des médecins refusaient de soigner les Noirs et que le lynchage restait une pratique courante… Un pan glaçant de l’histoire américaine, évoqué de façon magistrale.

 
L’Unique goutte de sang s’ouvre dans le Tennessee des années vingt : Sidney, un jeune Noir, est pris dans l’engrenage de la violence. Il se réveille amnésique dans un hôpital réservé à des enfants blancs handicapés. Qui est-il ? Que lui est-il arrivé ? De Memphis à Harlem, en passant par l’Arkansas et Chicago, un lien invisible le relie au shérif adjoint Whyte, qui lui a évité la mort. C’est à Chattanooga, la ville natale de Sidney, que l’histoire a dérapé lorsqu’il s’est trouvé pris au piège du désir de deux jeunes Blanches, à l’origine d’un déchaînement de violence implacable et dévastateur. Après deux ans passés dans l’hôpital pour enfants, Sidney part pour Chicago où il fait la connaissance de Turner, un garçon errant irlandais, du même âge que lui.

 Le colored et le Blanc se lient d’amitié, dans ce Chicago traversé par les émeutes de l’été rouge 1919 qui embrasent le quartier noir de South Side, mis à sac par les Irlandais, sans que la police n’intervienne. Sidney suit comme son ombre cet être révolté contre les siens, dans un périple qui les mène de l’Arkansas à Manhattan. Ce voyage va les confronter à la mort et les rapprocher un peu plus chaque jour du cœur de Harlem. Quel mystère unit Sidney et Turner ? Quel rôle vont jouer ici Robert Abbott, le créateur du Chicago Defender, porte-voix de la cause des Noirs ? Stéphanie Saint-Clair, la femme colère, gangster ? Bessie Smith, la voix bleue, cogneuse ? Ce roman est né d’une interrogation. Mesure-t-on à quel point des liens de sang se sont créés au cœur de la haine entre les Noirs et les Blancs, de génération en génération, au-delà de l’inimaginable ?

Ce que j’en pense :

Nous sommes à Chattanooga dans le sud des États-Unis au début des années 20 lorsque le drame commence.

Sydney et ses parents et les deux petites sœurs habitent dans une petite maison que le père a retapée, un peu à distance de celles des Blancs qui les tolèrent à peine. Le père est bucheron, et Sydney lui donne un coup de main. Deux petites filles l’espionnent en cachette et un jour l’une d’elle tombe. Elles décident, pour ne pas se faire réprimander de dire qu’elles ont été victimes d’une agression sexuelle et désigne le père de Sydney comme en étant l’auteur.

Le père des fillettes décide de se venger et un lynchage atroce se met en route, sans que le shérif et son équipe daigne intervenir. Sydney est laissé pour mort, mais l’adjoint Whyte décide de l’emmener loin du village car il est bien sûr hors de question qu’un médecin blanc soigne un Noir…

Sydney est pris en charge dans l’institution par le Dr Willis Campbell dont le père appartenait au KKK et l’obligeait à assister lorsqu’il était enfant à des lynchages, au cours desquels il s’emparait de trophées : main, bras, oreille, et plus si possible pour les collectionner dans des bocaux ! Willis décide de faire dessiner puis apprendre à lire à Sydney (pour que les souvenirs remontent à la surface ?)

« Si le père de Willis Campbell avait su que son fils apprenait à lire à un nègre, il se serait retourné dans sa tombe ; en ce temps-là, c’eût été une infraction à la loi, et Willis aurait pu être puni pour ce délit. »

Mais, un incident survient et Sydney doit quitter l’institution, Willis lui conseillant d’aller vers le nord. Il choisit Chicago, où il rencontre Turner, immigré irlandais.

L’auteur, à travers le « voyage » de Sydney jusqu’à New-York, nous fait revisiter l’Amérique du début de XXe siècle, le racisme, la violence sans limites des lynchages, la haine qui dévore ces Blancs pur jus, qui n’ont jamais admis Appomattox et l’abolition de l’esclavage. Un bon Noir est un Noir mort, pour eux et plus ils les torturent plus c’est jouissif ! les émeutes de 1919, les personnalités qui s’érigent en porte-parole des Noirs : Robert Abbott et son « journal » Chicago Defender que Sydney distribue, Bessie Smith…

On retiendra au passage que les Irlandais n’ont pas été bien mieux accueillis que les Noirs à leur arrivée, les uns au fond des cales de bateaux négriers les autres dans des bateaux tout aussi branlants…

Ce livre est un double, voire triple uppercut ! déjà, il faut arriver à lire jusqu’au bout l’horrible scène de lynchage de la famille de Sydney dont je vous passe les détails. Sydney doit sa survie à l’agent Whyte, (« sang mêlé », qui a la fameuse goutte de sang noir dans les veines) à la recherche de son aïeule (esclave noire victime d’un viol). Une fois la terrible scène du lynchage digérée, (après une longue pause salutaire dans la lecture !) on suit la vie terrible du jeune homme, ses rencontres…

Arnaud Rozan décrit très bien la manière dont l’effet meute se met en place, la haine qui entraîne cette violence inouïe, où les gens sont enivrés par l’odeur du sang et de la mort.

Dans chaque chapitre l’auteur nous propose l’œuvre d’un artiste peintre pour illustrer le thème. Au départ il voulait proposer l’œuvre elle-même mais, ayant peur d’alourdir le texte ou de le vider un peu de sa substance, il y a renoncé mais nous livre en postface tous les détails pour aller jeter un coup d’œil. La couleur joue un rôle dans le récit, via la robe bleue de la mère de Sydney, robe qu’elle tenait de son aïeule et que l’on retrouvera sous la forme d’un chiffon bleu dans un main par exemple.

Ce livre est d’une telle puissance qu’on n’en sort pas indemne et cette société états-unienne me sidèrera toujours, tant les choses ont peu évolué, une nation qui s’est construite sur le génocide des Amérindiens et l’esclavage, en marchant sur les autres, totalement décomplexée (merci Mister Trump !) peut-elle vraiment changer ?

Un livre à lire, même si certains passages sont insoutenables, car je suis passée très, très près du coup de coeur ! Pour un premier roman, c’est une réussite, et c’est prometteur. En plus, l’écriture est belle, envoûtante, alors on ne lâche plus le récit et la manière de raconter l’histoire aussi, donc auteur à suivre !

Un immense merci à NetGalley et aux éditions Plon qui m’ont permis de découvrir ce beau roman et son auteur.

#Luniquegouttedesang #NetGalleyFrance

9/10

L’auteur :

Arnaud Rozan est né en 1968. Il travaille à Paris dans le secteur public, sur les questions sociales. L’unique goutte de sang est son premier roman. 

Extraits :

Ce jeune Noir devait avoir seize ou dix-sept ans. Sa date de naissance était aussi imprécise que le début du siècle. Comment il s’appelait, quand et où il était né, personne ne le savait. Lui-même était le dernier à pouvoir le dire, sa mémoire s’étant effacée au fil des événements qui l’avaient conduit ici.

Depuis toutes ces années, l’adjoint Whyte n’avait jamais cessé de vouer chacune de ses pensées à retrouver l’origine de la goutte de sang noir qui avait coulé sur les fleurs de magnolia ouvertes près de lui comme un calice. Cette goutte de sang le hantait.

Le fer rouge n’étant plus dans les usages, la règle de l’unique goutte de sang visait les faux Blancs dont l’ascendance noire pouvait être prouvée pour un seizième. Quand était établie la preuve qu’un sang-mêlé abâtardi coulait dans les veines de celui qui se prétendait blanc, une pluie de restrictions s’abattait sur sa tête, en vertu des règles que la plupart des États du Sud modulaient à loisir selon les lois de Jim Crow dans l’esprit de parer l’arbitraire du juridisme.

Enfant, Willis Campbell avait assisté à plusieurs lynchages, juché sur les épaules de son père, fervent sudiste, issu de cette lignée restée pure jusqu’au bout, jamais remise de la défaite d’Appomattox qui avait sonné le glas de l’esclavage.

Les Irlandais avaient dû aussi affronter la haine. La haine de ceux qui vous regardent d’un œil malveillant, parce que vous êtes un immigré, pauvre, causant avec un fort accent, et surtout parce que vous êtes catholique. Le Ku Klux Klan les avait longtemps pris pour cible et leur tendait parfois encore des guet-apens. Un bon Américain se devait d’être protestant.

Les Irlandais avaient su se tirer des épreuves. Ils avaient repris possession de leurs corps. Pire, après avoir été des victimes, ils participaient à l’œuvre de destruction des Noirs. C’était peu avant que ne se déclenchent les émeutes de l’été 1919.  

Il ne voyait de salut à la cause des Noirs que les Noirs eux-mêmes. Dieu, le progrès de l’histoire, la fraternité de certains Blancs ne seraient jamais d’aucun secours. Harrison tonnait cela inlassablement. Il avait fondé le New Negro Movement pour rassembler ses sympathisants.

Une vie brisée ne se répare pas. Elle se raccommode tout au plus, mais les fausses coutures sont lâches et toujours prêtes à craquer à la première eau. Nous ne devons rien oublier, rien, absolument rien.

Pour ce qui était du noir et du blanc, il croyait aussi en la séparation, dans le but d’assainir la société. Cette entreprise était nécessaire pour retrouver la pureté de l’homme originel…

Lu en octobre 2021

« 907 fois Camille » de Julien Dufresne-Lamy

Je vous parle aujourd’hui du dernier livre d’un auteur que j’ai toujours beaucoup de plaisir à retrouver :

Résumé de l’éditeur :

« Camille naît le 7 octobre 1987 dans le 14e arrondissement de Paris et tout de suite, elle a côtoyé l’impossible. Camille est la fille de Marie, une femme grande, souriante, fragile et de Dominique alias Dodo, un homme grandiloquent et imprévisible qui aime à se prénommer la Saumure »


C’est l’histoire de Camille, fille de. Fille d’un acteur ? D’un chanteur ? Non, de Dominique Alderweireld alias Dodo la Saumure, proxénète. Camille qui doit composer avec l’absence d’un père désintéressé de son sort, trop occupé par la gestion de ses maisons closes et ses allers-retours en prison. Camille grandit et doit construire son identité, celle d’une femme moderne et indépendante, qui cherche à donner un sens aux silences et aux non-dits qui projettent une lumière trouble sur son univers familial. Sans cesse tiraillée entre la colère et le pardon, l’abandon et le désir de tisser un lien avec son père.

L’expérience de Camille est à la fois personnelle et universelle car elle est aussi celle de toutes ces femmes qui ont pour seule figure masculine un homme qui ne les voit que comme des biens, des objets dont on se sert pour satisfaire son ego et réussir. Mais c’est aussi l’histoire d’un auteur, Julien Dufresne-Lamy, qui veut raconter Camille, son amie, et ce que c’est d’écrire vrai, ce processus qui l’entraine sur le chemin tortueux des souvenirs enfouis, des résistances, des scrupules, des pudeurs, des choix que doit faire celui qui narre la vie d’une autre. « Il y a une histoire vraie qui me confisque. Ce doit être un livre sans fausseté et sans silence, je le dois à mon amie Camille d’abord, je le dois à l’écriture avec qui il est bon quelquefois de cesser les coups de triche. Alors depuis que ce livre existe, une peur pointille : comment faire de longues confidences un livre vrai, un vrai livre ? Comment faire de mon amie une héroïne ? »

Ce que j’en pense :

Alors que j’ai terminé ce livre depuis une quinzaine de jours, j’ai du mal à rédiger ma chronique. Peur qu’elle ne soit pas la hauteur du texte ? De le dénaturer voire de l’abîmer ?

Bon, je me lance. L’auteur nous raconte l’histoire de Camille, fille de Dodo la saumure, proxénète, mafieux sur les bords que l’on connaît mieux depuis les affaires de DSK. Originaire du Nord de la France, il tient des « maisons closes » qu’il appelle bars à filles, organise des « soirées » de l’autre côté de la frontière, car la législation est différente en Belgique.

On fait la connaissance de la matriarche, Antoinette, la mère de Dodo, en extase avec son fils et qui divise pour régner, des femmes qui ont compté ( ?) dans sa vie ou du moins avec lesquelles il a eu des enfants, dont Marie, la mère de Camille. Son rôle de père se limite à leur donner un prénom, et ensuite il ne s’intéresse plus à elles, et le choix est inspiré de personnes peu recommandables : Camille tient le sien d’un mafieux corse.

Julien Dufresne-Lamy nous propose des périodes de la vie de Camille, comme des instantanés : Camille à 12 ans 9 mois et 28 jours et ce qu’elle ressentait à l’époque vis-à-vis de son père, qui pour asseoir son autorité la dévalorisait sans cesse. On va la voir grandir, faire remonter ses souvenirs, ce qui n’est pas toujours simple, auto-censure oblige. Elle fait ses confidences à l’auteur, qu’elle connaît bien dans son salon par exemple.

Je ne vous explique pas le titre, car avec tout ce que je viens de dire, c’est assez facile à deviner….

C’est sidérant, mais pas trop surprenant, de voir le déni dans lequel s’enferment toutes ces femmes. On ne peut qu’admirer la manière dont Camille a réussi à se construire, à surmonter cette forme de maltraitance psychologique qu’exerce le père sur la tribu. Pour lui ses trois filles sont :

« Des filles inutiles, qui ne lui rapportent rien, qui ne servent à rien, sinon à montrer inlassablement son jeu de mauvais père, si mauvais qu’on ne pourrait même pas le qualifier d’indigne. »

J’ai apprécié la tendresse avec laquelle Julien Dufresne-Lamy évoque Camille, ses réticences parfois, ses peurs, ses interrogations quand elle va devenir mère à son tour, mais aussi le questionnement autour de l’écriture, comment naît et se construit un livre avec des coupures, dans lesquelles il nous propose des extraits du discours de Patrick Modiano, lorsqu’il reçoit le prix Nobel.

L’auteur est attentif, tout au long de son livre, à ne pas faire la part belle à Dodo pour plusieurs raisons : il ne n’agit pas de faire un livre sur lui et aussi, il redoute et Camille aussi les possibilités de plaintes pour diffamation car Dodo est toujours à l’affût de se faire de l’argent.

Je redoutais un peu cette lecture, au départ, car on sait grâce à l’affaire DSK, aux divers procès qui ont défrayé la chronique, la manière dont Dodo la Saumure traite les femmes y compris ses filles. Mais, le récit est axé sur Camille, la fille, la femme puis la mère, et rien n’est sordide, et on ressent l’amour fraternel que l’auteur lui voue.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Plon qui m’ont permis de découvrir ce roman et de retrouver la plume de son auteur que l’ai découvert avec « Jolis, jolis monstres » puis « Mon père, ma mère et mes tremblements de terre » et que j’apprécie toujours autant, dans des registres différents.

#907foisCamille #NetGalleyFrance

9/10

Extraits :

Il y a deux sortes de souvenir qui nous fabriquent. Les souvenirs qu’on se raconte à soi-même, indélogeables, peu importe la vie et les drames, et ceux que les autres racontent à nos intentions tels des contes, des petites fables anciennes que tous décrivent, enjolivent, parfois déforment, pour se visser en nous, implacables tirefonds.

C’est ainsi que j’envisage tout d’abord Dodo. Un pater bienfaiteur baptiseur, droit saint patron qui ne sais rien de la vie de ses filles, mais qui y croit. Parce qu’il s’est offert lui-même ce premier cadeau-là : le prénom de ses gamines…

Quand Dodo part, il reste, rôde dans les parages, hante comme un fantôme voilé d’un drap blanc criant des « ouh ! ouh ! » à qui pourrait avoir peur. Parce que pour cet homme, hanter est une question d’orgueil. Une affaire de pouvoir qu’il ne supportera jamais qu’une femme exerce à sa place.

Mais dans le calme de mon appartement, Camille s’active. Elle retrouve son passé, son enfance, ses souvenirs et ce sont des rendez-vous intérieurs qu’elle gardera toute sa vie. Revenir à son histoire, ouvrir les vieux tiroirs, je sais ce que ça implique, alors prends ton temps, lui dis-je et va à ton rythme.

Je veux écrire un livre vivant, bien vivant, sur une femme, des femmes réunies de gré ou de force autour d’un violateur.

Les livres existent bien plus tôt qu’on ne les pense. Ils se nichent en soi, dans le ventre et dans l’ADN, au son pavlovien d’un geste, d’un remous, comme le bruit d’une vague, une palpitation quelque part, cœur, tête, doigts, tout dépendra … pourvu qu’on drape.

Comment être une bonne mère, un bon père. Comment être un homme, une femme. Ces rôles qui sans cesse se troublent, se brouillent, qui ne disent rien d’autre que ce que les gens décident. Être alors suffisamment une bonne mère. Mère et fille. Fille et femme. Être reconnu.e, connu.e comme ce que l’on n’est pas. Comment être la fille de quelqu’un de narcissiquement non satisfaisant ?

Car elle se cache pour ne pas être montrée. Ne pas être (re)connue comme la fille d’un monstre. Dans un simple témoignage, elle restera la fille du monstre. Prise dans mes mailles, elle existera telle qu’elle est. L’héroïne que j’imagine trait pour trait.

Si l’écriture est un couloir, je devine qu’écrire une histoire vraie est pareil à une gare, un hangar, un lieu obscur à mille portes. Au bout, il y a Camille et je ne peux pas me permettre n’importe quoi.

Chez Camille, le déguisement est là depuis la nuit des temps comme il l’est chez moi, comme il l’est chez tous les gamins sortis d’une enfance blanche et cabossée.

Toute vie est processus de démolition. Cette phrase de Fitzgerald que j’ai longtemps cru fausse me saute maintenant aux yeux…

Semaine après semaine, je prends conscience d’une chose évidente pour la suite du livre : on ne raconte jamais absolument tout ce que l’on a vécu et d’où l’on est ; Sauf à deux reprises : au début d’une rencontre amoureuse, comme ce fut le cas entre Camille et Thomas – j’y viendrai. Parfois aussi chez le psy. Pour le reste, on garde pour soi. On comprime. On résume sa vie à de grandes lignes.

Et quand bien même Camille voudrait que sa mère le lise, se lise, que Marie empiète une fois n’est pas coutume de l’autre côté de la ligne, Camille refuse depuis longtemps d’espérer, parce qu’elle sait depuis sa naissance que Marie refuse de vivre dans le vrai.

Depuis le début, l’homme idéal pour Camille, est le parfait contraire de son père. L’anti-lâche, l’anti-indic qui ne joue pas dans les deux camps pour se garantir une vie pépère aux séjours de prison raccourcis.

Il n’y a jamais d’insulte. Jamais de main levée. Ce sont des mots qui griffent doucement et qui confortent dans la peur, la honte et le sentiment de médiocrité, dans la hantise d’elle-même tout autant que dans la croyance d’être exactement ce que dit d’elle son paternel.

Lu en septembre-octobre 2021

« Artifices » de Claire Berest

Je vous parle aujourd’hui d’un livre qui m’a attirée de manière irrésistible par sa magnifique couverture :

Résumé de l’éditeur :

Abel Bac, flic solitaire et bourru, évolue dans une atmosphère étrange depuis qu’il a été suspendu. Son identité déjà incertaine semble se dissoudre entre cauchemars et déambulations nocturnes dans Paris. Reclus dans son appartement, il n’a plus qu’une préoccupation : sa collection d’orchidées, dont il prend soin chaque jour. 
C’est cette errance que vient interrompre Elsa, sa voisine, lorsqu’elle atterrit ivre morte un soir devant sa porte. 

 C’est cette bulle que vient percer Camille Pierrat, sa collègue, inquiète de son absence inexpliquée. 
C’est son fragile équilibre que viennent mettre en péril des événements étranges qui se produisent dans les musées parisiens et qui semblent tous avoir un lien avec Abel. 
Pourquoi Abel a-t-il été mis à pied ?

 Qui a fait rentrer par effraction un cheval à Beaubourg ? 

Qui dépose des exemplaires du Parisien où figure ce même cheval sur le palier d’Abel ? 

À quel passé tragique ces étranges coïncidences le renvoient-elles ? 

 Cette série de perturbations va le mener inexorablement vers Mila. Artiste internationale mystérieuse et anonyme qui enflamme les foules et le milieu de l’art contemporain à coups de performances choc.

 Pris dans l’œil du cyclone, le policier déchu mène l’enquête à tâtons, aidé, qu’il le veuille ou non de Camille et d’Elsa.

Ce que j’en pense :

Abel émerge d’un cauchemar récurrent, qui le laisse à la limite de la suffocation, tant cela paraît réel, et entend gratter à sa porte. Entrée fracassante d’Elsa, la voisine du dessus qui tente de d’entrer chez lui car en état d’ébriété avancé elle s’est trompée d’étage…

Abel est un policier, bien noté, du genre solitaire et bourru qui se retrouve étrangement suspendu, à la suite d’une dénonciation anonyme bien sûr… Camille, sa collègue tente de comprendre ce qui se passe mais devant le silence buté d’Abel, elle va procéder autrement et tomber sur un problème lié au passé.

Pendant ce temps, un cheval est retrouvé au musée Beaubourg, puis un tag représentant le même cheval sur un mur. Elsa accompagne Abel à Beaubourg pour tenter s’en savoir plus. Ce n’est que le début : un triptyque « artistique » se met en place, impliquant le musée d’Orsay, Pierre Arnaud… Et de manière concomitante, Abel trouve régulièrement un exemplaire du journal « Le Parisien » auquel quelqu’un l’a mystérieusement abonné.

On parcourt Paris, à pied, le jour et la nuit, selon les envies d’Abel qui oublie un passé douloureux en marchant, tentant d’apaiser ses angoisses, ses TOC… et ses interactions avec Elsa et Camille, ou ses rencontres d’un soir. Abel est attachant avec ses centaines d’orchidées qui remplissent son appartement, et dont il prend un immense soin. Ce sont ses amies, ses colocataires….

En même temps, immersion dans le domaine de l’art contemporain, avec les prouesses d’une mystérieuse artiste, Mila, dont l’avocat s’occupe de la publicité autant que de la publicité liée à ses œuvres éphémères mais souvent sujettes à caution, œuvres qui, entre parenthèses, se monnaient des millions d’euros chez Sotheby’s ou Christie’s.

On devine assez vite qui se cache derrière qui, en revisitant Jean de La Fontaine au passage, avec « Le loup, le renard et le cheval », dont les vers servent de titre de chapitre.

Claire Berest revient souvent dans son récit, comme un hommage, à Marina Abramovic, artiste plasticienne, ce qui à la longue finit par devenir pesant, car on se sent voyeur…

Le récit démarre lentement, mais on finit par s’accrocher, par avoir envie de savoir, de connaître la clef de l’énigme, car on se doute bien qu’il y a eu un drame à l’origine de tout cela et que chacun réagit comme il peut à un traumatisme profond, sur fond de feux d’artifice de 14 juillet, et de quels artifices s’agit-il en fait dans ce roman ? l’histoire nous le dira.

Mon avis est assez mitigé, l’intrigue est intéressante si on la regarde comme une enquête policière, avec des personnages compliqués, pour ne pas dire complètement barges, pour certains, mais je suis peu réceptive à l’art contemporain en général : des œuvres temporaires qui font le buzz et se revendent des millions voire plus, cela me laisse perplexe.

L’écriture veut faire « jeune » avec du verlan, souvent alors versus La Fontaine il y a de quoi déranger aussi (cf. les deux derniers extraits)

La couverture est magnifique et c’est elle qui m’a donné envie de lire ce livre. C’est ma première incursion dans l’univers de Claire Berest, surtout connue pour ses biographies et ses essais alors que j’ai toujours en prévision dans ma PAL, « Rien n’est noir ».

Un grand merci à NetGalley et aux éditions qui m’ont permis de découvrir ce roman et son auteure dont j’ai prévu de lire « Gabriële » qu’elle a coécrit avec sa sœur Anne Berest dont j’ai beaucoup aimé « La carte postale » et « Sagan, 1954 » …

#Artifices #NetGalleyFrance

7/10

L’auteure :

Après une maîtrise de Lettres à la Sorbonne, Claire Berest publie son premier roman, Mikado, à 27 ans. Suivront deux autres romans, L’orchestre vide et Bellevue (Stock, 2016) et deux essais, La lutte des classes, pourquoi j’ai démissionné de l’Éducation nationale, et Enfants perdus, enquête à la brigade des mineurs.

En 2017, elle écrit Gabriële avec Anne Berest. En 2019 sort Rien n’est noir, pour lequel elle reçoit le Grand Prix des lectrices du magazine ELLE.

Extraits :

On peut faire le même cauchemar pendant vingt ans, la terreur reste identique, jeune, cette terreur conserve au fil du temps la même fraicheur.

Tout se vendait avec son logo tatoué dessus, des sacs, des tasses, des trousses, des casquettes, des paires de chaussettes. Elle était too high to fall

…Trop haute pour tomber. Masson et elle avaient écrit l’histoire à quatre mains, mêlant à la démesure le génie du markéting. Deux enfants distors aux moyens illimités qui s’amusent à mettre le feu au coffre à jouets.

Mila n’avait pas été de ces adolescents qui dès le lycée se promettent de l’art, se revendiquent ainsi faits, s’espèrent déjà doués, regardant de haut tout autour d’eux, avec l’incandescent orgueil de la jeunesse – la jeunesse n’est pas humble ou elle n’est pas jeunesse.

Elle était disponible. Parce qu’elle avait l’assurance et l’argent pour entrer n’importe où, mon chou. Il n’y avait pas un rideau qu’elle ne sache tirer. Elle était devenue une great Gastsby. Quand on n’existe pas vraiment, tout est plus simple. L’excentricité devient un accessoire naturel.

Mais, pour une fois, elle voulait mieux qu’un spectateur, mieux que des millions de spectateurs ! Elle voulait un partenaire. Quelqu’un qui serait au centre de son œuvre sans le savoir. Mais qui ferait corps et âme avec elle. Un complice.

D’habitude, Bac est bourrin mais il est poli. Elle ne demande pas qu’on la complimente, mais quand même il pourrait ne pas la tèje sans arrêt, comme si elle n’était rien ou pire, qu’elle n’existait pas vraiment.

Elle y était allée parce qu’elle avait senti une ouverture, elle n’était pas une cassos non plus, les mecs en général ne se faisaient pas prier. Camille avait entendu une chanson à l’autoradio, où une meuf avec une voix joliette disait un peu minaude qu’elle avait perdu ses baisers, ça l’avait frappée. Perdre ses baisers comme on perd ses clefs, ou qu’on perd son temps. Elle avait ressenti un truc comme ça Camille, assez pointu, quand Bac l’avait snobée….

Lu en septembre-octobre 2021

« Marie-Blanche : Au fil de la vie » de Jim Fergus

Je vous parle aujourd’hui d’un livre plutôt autobiographique qui me tentait beaucoup sur NetGalley, et sur les blogs :

Résumé de l’éditeur :

1995, région des Grands Lacs. Jim Fergus rend visite à sa grand-mère, Renée, 96 ans. Fille d’aristocrates français désargentés, mariée trois fois, celle-ci a connu un destin hors du commun qui l’a menée de son petit village natal de la région de Senlis jusqu’aux États-Unis, en passant par les sables de l’Égypte. D’un caractère entier, froide et tyrannique, elle a brisé la vie de sa famille, en particulier celle de sa propre fille, Marie-Blanche, la mère de Jim. Pour essayer de comprendre cette femme, et peut-être de lui pardonner, l’écrivain va tenter de retracer son parcours. Puis celui de Marie-Blanche, dont la vie a commencé comme un conte de fées avant de prendre des allures de tragédie.

Jim Fergus s’inspire ici de son histoire personnelle pour nous offrir une bouleversante saga familiale. À la façon de Dalva, de Jim Harrison, il inscrit l’intime dans l’Histoire et nous présente d’inoubliables portraits de femmes dans la tourmente. On retrouve surtout dans cette fresque qui s’étend sur un siècle et trois continents toute la puissance romanesque de l’auteur de Mille femmes blanches associée à une force d’émotion rare.

Ce que j’en pense :

Après avoir rendu visite à sa grand-mère, Renée, atteinte de la maladie d’Alzheimer et qu’il ne porte pas vraiment dans son cœur, Jim essaie de retracer l’histoire de cette branche maternelle de sa famille. On va ainsi suivre dans un premier temps l’enfance de Renée, dans une famille qui se dit de la noblesse (son père est comte). Henriette, sa mère, est amoureuse de son beau-frère, le ténébreux Gabriel qui a une propriété en Égypte, dont il revient de régulièrement pour filer le parfait amour avec elle !

Dès la petite enfance, Renée se cache pour assister à leurs ébats et se promet de séduire plus tard son oncle… et comme Gabriel n’aime que les très jeunes filles, on comprend très vite ce qui va arriver…

En fait, il s’avère qu’Henriette et Pierre ne sont pas les parents biologiques de Renée (elle serait la fille d’une danseuse de revue parisienne, accessoirement une des maîtresses du comte). Ils auront un autre enfant (merci Gabriel) mais ne s’intéresseront guère plus à lui. Famille de noble, fin du 19e début du 20e siècle avec toutes les caractéristiques de l’époque : adultère, jalousie, parents qui ne pensent qu’à eux…

On va suivre l’évolution de Renée, sa liaison avec Gabriel alors qu’elle a à peine quatorze ans : que l’on se rassure : elle est aussi tordue et manipulatrice que lui. Elle finira par épouser quelqu’un de son rang qu’elle s’empressera de « plaquer » après deux grossesses…

Fille indigne, mère indigne, Renée a tout pour elle ! et ne peut que manipuler ses enfants qu’elle n’aime pas et Marie-Blanche sa fille va payer le prix fort. Dès sa plus tendre enfance, Renée assènera sans relâche à sa fille, qu’elle n’est pas intelligente, qu’elle est moche (elle a le même nez que son père ! et elle va aller jusqu’à le lui faire remodeler par la chirurgie esthétique !). Mais stop, ne divulgâchons pas…

Jim Fergus a déjà écrit une première mouture de son histoire familiale, et cela lui a permis de rencontrer Marie-Antoinette, une cousine qui a pu lui révéler davantage de choses sur cette branche maternelle de la famille. Jim est le troisième enfant de Marie-Blanche, dont l’aîné est mort tragiquement d’un accident. Leurs parents n’ont jamais fait le deuil et ont décidé d’avoir deux autres enfants pour continuer à avancer, on devine aisément ce que cette décision a pu provoquer, on ne remplace pas un enfant par un autre…

C’est le deuxième « roman » de Jim Fergus que je lis : j’ai aimé « Mille femmes blanches » mais je n’ai pas lu les suivants. J’ai adoré détester Renée, bien sûr, comme mère toxique, on en fait pas mieux et j’admire l’auteur quand il dit qu’il lui a pardonné, car on ne sait pas si on en serait capable à sa place, mais on comprend le fait qu’il n’ait pas voulu avoir d’enfant…

Ce fut un plaisir de lecture, même si les pages consacrées à Renée sont difficiles à encaisser, tant la première partie, que dans le reste de cette autobiographie « romancée » comme le dit Jim Fergus himself.

L’auteur nous propose de nombreuses photographies de Renée, Marie-Blanche, Billy, entre autres, ainsi que des différents châteaux, demeures de la famille, ce qui en fait un beau livre et donne envie de tenter la version papier…

J’ai lu ce livre via ma tablette et c’est toujours aussi compliqué, la liseuse est tellement plus pratique et moins lourde à transporter, (mais, à sa décharge, elle permet d’apprécier les photographies) … Mais il n’était disponible que via adobe… Il y a des supports qui ne me conviennent pas trop : j’ai récemment tenté un livre audio et mon attention s’envole très vite, j’ai besoin de l’écrit…

Un grand merci à NetGalley et aux éditions du Cherche midi qui m’ont permis de découvrir ce roman et de retrouver la plume de son auteur.

#MarieBlanche #NetGalleyFrance

8/10

L’auteur :

Jim Fergus est né à Chicago en 1950 d’une mère française et d’un père américain. Il vit dans le Colorado.

On lui doit, entre autres, « Mille femmes blanches », « La vengeance des mères », « Les Amazones », ou encore « La fille sauvage »

Extraits :

La comtesse fut la première à noter l’intérêt soudain de son amant pour sa fille. Bien des mères redoutent secrètement ce jour où les hommes, se détachant d’elles, regardent plutôt vers leurs filles et c’est avec un sentiment d’horreur qu’Henriette voyait Gabriel considérer Renée avec l’œil inquisiteur du mâle.

Aussi jeune fut elle, elle prît conscience de sa force innée et de sa supériorité. D’instinct, elle comprenait que les femmes n’avaient de pouvoir que dans le monde des hommes et que leur survie, leur prospérité dépendaient de leur aptitude à manœuvrer DANS ce monde, à s’approprier une partie des prérogatives masculines.

Après tout Renée avait tenu sa promesse, quelques semaines plus tard elle quittait Guy de Brotonne et ses deux enfants – Marie-Blanche et Toto, âgés respectivement de deux et un ans – s’enfuyant en pleine nuit avec le sémillant comte de Fleurieux.

Je garde un souvenir précis de ma conception, du premier bref accouplement de mes parents, dans un lit à baldaquin, sur des draps de dentelle, par une douce nuit de printemps 1920, en Bourgogne. Le sperme enivré de papa, semence de ma propre destruction, cerne l’ovule amer et froid de maman. Je serai le fruit de ces ébats. Quelle mauvaise étoile m’est donc réservée ?

Bien que Louise me nourrisse et me berce depuis toujours, je suis parfaitement consciente – un bébé le sait d’instinct – que ma mère m’a abandonnée. Je ressentirai cette absence jusqu’à la tombe, tel un membre fantôme après l’amputation.

Quand chacun a un verre en main, que les rires fusent de tous les côtés, je ne vais quand même pas me priver. La vie est tellement plus drôle dans les brumes accueillantes de l’alcool, dans cette bulle de bonne humeur qui se forme autour de vous. S’exclure en restant sobre, en braquant sur les autres un jugement froid et distant, très peu pour moi. Au contraire, j’ai envie de les rejoindre et de m’amuser…

Je suis une garce immature et ingrate qui n’aurait jamais dû se marier ni enfanter ! Maman avait raison, j’aurais au moins pu me choisir quelqu’un de fortuné avec une ribambelle de domestiques pour s’acquitter des corvées.

Il a tellement aimé son premier petit garçon qu’il ne peut s’empêcher de le comparer. Oui, même si nous n’en parlons pas, la vérité est que nous sommes déçus par la petite sœur et le petit frère. Leur présence n’arrange rien et, au lieu de nous aider à l’oublier, ils nous rappellent sans cesse leur aîné.

Lu en septembre 2021

« Le dernier tribun » de Gilles Martin-Chauffier

Je vous parle aujourd’hui d’un livre qui va occuper une place particulière parmi tous ceux de cette rentrée littéraire que j’ai eu la chance de découvrir :

Résumé de l’éditeur :

Nous sommes à Rome, juste à l’heure où elle va dominer le monde, au septième siècle, au temps de César.

C’est la capitale du monde, une ville immense et monstrueuse où s’observent et se haïssent Crassus, Cicéron, Catulle, Pompée, César ou Caton.

Spartacus vient d’être tué, Cléopâtre est en ville, l’ambition et la violence sont en ménage, l’art et le sexe s’entendent comme la vis et l’écrou.

Tous les vices qui rendent la vie irrésistible s’épanouissent quand les vertus qui la rendent pénible s’évanouissent.

Cicéron a fait de la morale son fonds de commerce, se présentant comme la voix du peuple alors qu’il est un défenseur acharné du Sénat et des intérêts de l’aristocratie.
Publius Claudius Pulcher, héritier de la famille la plus noble de Rome, se fait adopter par un esclave, change son nom en Clodius, se fait élire tribun de la plèbe et chasse Cicéron de Rome.
Cicéron prend le parti de Pompée, Clodius celui de César. La guerre entre eux dura dix ans et la République n’y survécut pas.

Leur lutte est racontée ici par un philosophe grec, Metaxas, l’ami le plus brillant et le plus sarcastique de Clodius qui le fait venir d’Athènes à Rome pour lui écrire les discours qui lui permettront d’affronter Cicéron à armes égales dans des joutes oratoires où il oppose la démocratie réelle de Clodius à la démocratie formelle de son adversaire.

Metaxas tombe sous le charme de cette ville merveilleuse, accueillante, féminine et effrayante. Puis il va découvrir le sort des capitales qui règnent sur le monde : quand elles n’ont plus d’ennemis étrangers à leur mesure, elles se suicident.


Voici ses Mémoires, qui racontent la chute de la République romaine et la mort de Cicéron.

Ce que j’en pense :

Metaxas, philosophe grec reconnu quitte la Grèce et sa femme Tchoumi, pour aller rejoindre à Rome, à la demande de ce dernier, son ami Clodius, héritier d’une famille noble. Sa mission : rédiger les discours que Clodius doit lire au sénat, pour affronter l’homme de tous les dangers : Cicéron.

Il est accueilli par Diana Metella, noble famille elle-aussi, et une relation assez particulière va s’installer entre eux, basée sur la philosophie, la politique puis …

Rome est au faîte de sa gloire : Elle a conquis la Grèce, César écrase la Gaule, les Gaules serait plus exact (cf. Ses souvenirs !!!). Trois hommes se partagent le pouvoir, chacun rêvant de renverser les deux autres : Crassus, Pompée, et donc César…Spartacus a été assassiné. On rencontre Catulle, Caton et bien sûr Cicéron, alias Pois Chiche, chantre de la République, du moins de ses ors, dont il défend les valeurs en se gardant bien de les respecter, avec moultes effets de manche.

Mission galvanisante, qui va lui faire rencontrer tout ce que Rome recèle comme esprits influents, complotistes, les grandes familles n’ont aucun scrupule à faire et défaire les réputations.

Les intrigues et les complots se nouent, sur fond de riches villas, de femmes qui ne sont pas en reste côté manipulation. Diana, Clodia, la sœur de Clodius dont l’époux a rendu l’âme dans d’étranges circonstances, contribuant ainsi aux rumeurs :

« Comme lui, elle avait changé les lettres de son nom pour lui donner une orthographe plébéienne. Chez elle tout continuait pourtant à trahir la patricienne nichée sur la plus haute branche de la noblesse romaine… »

Tous les moyens sont bons pour accéder au Sénat, alors la plèbe en ces temps-là était du meilleur effet pour les patriciens.

J’ai adoré me retrouver dans la Rome de l’époque qui vit ses derniers instants de valeurs républicaines, puisque César ne tardera pas à mettre fin à près de 500 ans de République, sur fond de combats de gladiateurs, de mercenaires prêts à tout pour défendre son camp. Rome est tellement bien décrite (mais on peut dire autant du village de Grèce dont est originaire Metaxas) qu’on s’y croirait : j’ai déambulé dans les rues étroites, dans les villas, dans le luxe de l’époque, comme du côté des plus pauvres sans oublier les Jeux du Cirque, les gladiateurs …

En même temps, cette belle histoire est tellement proche de ce qui se passe à l’heure actuelle, qu’elle incite à la réflexion.

J’ai bien aimé, au passage, les phrases célèbres de philosophes grecs que Gilles Martin-Chauffier propose, de Démocrite à Pythagore, en passant par Socrate !

L’auteur a réussi à me redonner envie de lire « de Bello Gallico » de César : j’étais rester sur les cours de latin à l’époque on étudiait César le mardi et « L’Enéide » de Virgile le samedi de 8h à 10h, et à la fin de la seconde j’ai renoncé définitivement au latin. Le bon vieux Gaffiot est toujours dans ma bibliothèque… peut-être qu’avec l’âge et la lecture en français, cela se passerait bien…

J’ai énormément apprécié le ton amusé, teinté d’ironie de Gilles Martin-Chauffier, que j’ai longtemps suivi les « prestations » lorsqu’il était invité au magazine 28 minutes le club sur ARTE (je regarde moins qu’avant car il y a des intervenants que je n’apprécie guère). On retrouve ce même ton malicieux dans son écriture, on imagine le sourire charmeur du journaliste derrière les traits de Metaxas… (en grec, Metaxa désigne un vin sirupeux mais aussi un dictateur grec pro-nazi, ou une famille d’avocats ! inutile de préciser que j’ai opté pour le vin !)

C’est le premier livre que je lis de l’auteur, (« La femme qui dit non » me nargue sur une étagère de ma bibliothèque, en bonne compagnie…) et j’ai bien l’intention de continuer, même les essais.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Grasset qui m’ont permis de découvrir ce roman et la plume de son auteur ainsi que son érudition et la manière dont il donne au lecteur l’envie d’approfondir !

#Lederniertribun #NetGalleyFrance

L’auteur :

Journaliste à Paris Match, Gilles Martin-Chauffier est l’auteur d’une dizaine de romans sur la société française. Les Corrompus a obtenu le prix Interallié en 1998.

Il a aussi publié plusieurs essais historiques, parmi lesquels Le roman de Constantinople, Prix Renaudot de l’essai en 2006.

Extraits :

Je n’aime pas Aristote. Ce besoin de faire savoir qu’il a des lueurs sur tous les sujets. Les animaux, les insectes, les plantes médicinales, l’architecture, la stratégie militaire, les dieux, la rhétorique, la formation des nuages, la culture des fraises lui inspiraient des commentaires. De l’eau de source, sans goût. Il a beau écrire sans fin, dix mulets ne vaudront jamais un étalon…

Si, à Athènes, un paravent de virilité masque un brouillard de lâcheté, chez les Romains, une fine couche de bienséance cache un océan de brutalité.

Les dieux ne m’intéressent pas. S’ils ont voulu les malheurs des hommes, ils sont méchants. S’ils ne les ont pas prévus, ils sont incompétents. S’ils n’ont pas pu les empêcher, ils sont impuissants. A quoi servent-ils ? Nul ne le sait et je n’en fais jamais un sujet de cours.

Luisantes et noires de grosses dalles de basalte ou de lave glissaient à travers la campagne, comme un immense serpent à la carapace de tortue. Tout le long, douze ou treize ans plus tôt, ils avaient crucifié les six mille survivants de l’armée de Spartacus…

Le fameux Catulle ! Je ne connaissais que lui. Ses poèmes licencieux parlaient d’amour sans faux-semblants, ni prête-noms. Son audace était parvenue jusqu’à Athènes. Où on appréciait son style brutal et soyeux, viril et tendre…

Chez les puissants à Rome, on ne se mettait pas en colère. La mauvaise humeur faisait « peuple » …

Aucun empire ne survit si les juges donnent gain de cause à tous les gens qui ont raison.

C’est l’inconvénient des étoiles filantes de la haute société : avant la satisfaction de glisser dans la conversation qu’on les connaît, il faut endurer leur sans-gêne…

Depuis des générations, les intrigues autour de la répartition des provinces et des commandements se nouaient et se dénouaient dans les salons des matrones. On y discutait avec autant d’ardeur que dans les assemblées ou sur le Forum.

Rien n’importe plus aux Romains que la loi. C’est ce qu’ils ont offert au monde. Les Égyptiens ont créé la civilisation, les Grecs ont inventé la culture, mais Rome se targue d’avoir mis au point le cadre qui permet à la première de durer et à la seconde de prospérer…

Rome méprisait la terre entière, sauf l’Égypte. L’étiquette pharaonique datait déjà de deux mille ans quand une louve allaitait encore Romulus et Remus. Personne ne l’avait oublié sur les bords du Tibre.

Rome sait aussi bien se faire aimer que craindre. Autant que latine, la Ville se rêve universelle. Une fraternité que la Grèce n’a jamais connue, ni même imaginée. Et que j’ai mis plusieurs mois à comprendre. Être Grec ne faisait pas de moi un étranger. On est romain si on se comporte en romain…

Réduite à une façade en carton, la République masquait le pouvoir de trois hommes qui attendaient, chacun dans son repaire, d’éliminer les deux autres. Caton vociférait, Cicéron intriguait et, à des dates aléatoires, des élections avaient lieu pour remplacer questeurs ou censeurs mais plus rien ne suivait le cours régulier de la vie démocratique instituée depuis des siècles.

On n’épousait pas une femme, on se mariait avec un clan. Et on en changeait selon les humeurs de l’heure.

La liberté ne se voit pas, ne se touche pas, ne se sent pas, ne se mange pas. Elle ne nous manque pas. Ce qui nous manque, ce sont l’égalité, la justice et le pain qui les accompagne. Le Sénat décrit la République et ses institutions comme un banquet auquel vous êtes tous conviés.

Cicéron avait un défaut impardonnable : chez les autres, il voyait d’abord les faiblesses et les défauts. Ensuite, les avantages qu’il en tirerait. Quand on lui arrachait un masque, on tombait sur un autre. Le temps malheureusement ne révélera jamais son vrai visage.

Lu en septembre 2021

« Le rire des déesses » d’Ananda Devi

Petit voyage en Inde, aujourd’hui et première immersion dans l’univers de l’auteure, avec ce roman :

Résumé de l’éditeur :

Au Nord de l’Inde, dans une ville pauvre de l’Uttar Pradesh, se trouve La Ruelle où travaillent les prostituées. Y vivent Gowri, Kavita, Bholi, ainsi que Veena, et Chinti, sa fille de dix ans. Si Veena ne parvient pas à l’aimer, les femmes du quartier l’ont prise sous leur aile, surtout Sadhana. Elle ne se prostitue pas et habite à l’écart, dans une maison qu’occupent les hijras, ces femmes que la société craint et rejette parce qu’elles sont nées dans des corps d’hommes. Ayant changé de sexe et devenue Guru dans sa communauté, Sadhana veille sur Chinti.


Leurs destins se renversent le jour où l’un des clients de Veena, Shivnath, un swami, un homme de Dieu qui dans son temple aime se faire aduler, tombe amoureux de Chinti et la kidnappe. Persuadé d’avoir trouvé la fille de Kali capable de le rendre divin, il l’emmène en pèlerinage à Bénarès. Comment se douterait-il que sur ses pas, deux représentantes des castes les plus basses, une pute et une hijra, Veena et Sadhana, sont parties pour retrouver Chinti, et le tuer ?


Des bas-fonds de l’Inde où les couleurs des saris trempent dans la misère à sa capitale spirituelle, Ananda Devi nous entraîne dans un roman haletant et riche pour fouiller, à sa manière, les questions brûlantes de notre époque : la place des femmes et des transsexuels, le règne des hommes et la sororité ; les folies de la foi, la pédophilie ; la religion, la colère et l’amour. Avec son style incisif et poétique, elle brise le silence des dieux pour faire entendre et résonner le cri de guerre des femmes – le rire des déesses.

Ce que j’en pense :

Veena est une prostituée comme tant d’autres qui vit dans « La Ruelle », dans un taudis. Elle a eu une fille dont elle ne voulait pas et pour nier son existence, vue l’absence d’avenir qui la guette, elle ne lui a même pas donné de nom.

A 9 ans, l’enfant qui a grandi tant bien que mal dans cet univers sordide, rabrouée par sa mère, mais un peu choyée quand même par les autres prostituées, observe derrière une fente, dans le réduit où elle est cachée pour ne pas susciter la convoitise de hommes, ce que ceux-ci font subir à sa mère, telle une fourmi, qui passe inaperçue. Elle décide de s’appeler Chinti, c’est-à-dire fourmi.

Dans la maison d’en face, vit Sadhana, jeune homme transgenre qui a dû fuir sa famille maltraitante (il est une honte pour eux !). Recueillie par d’autres « Hijra » comme elle, elle se fait émasculer… ce qui donne une scène terrible. Sadhana s’attache à la petite fille.

Shivnath est un homme de Dieu, un Swami, qui entre jeûne et ascèse va voir les prostituées et Veena et sa colère lui plaisent bien, quel plaisir de les dompter ! mais, il est plutôt du genre « fou de Dieu » et pédophile : quand il voit Chinti pour la première fois, il en tombe amoureux, (traduire pas la mettre dans son lit, bien sûr). Tellement mégalo qu’il s’est fait construire une statue gigantesque (le représentant lui-même bien sûr) dans son temple où l’or coule à flots. Il si bien su manipuler les gens, surtout les riches que tout le monde le craint.

Pour arriver à ses fins, après des travaux d’approche qui lui ont permis de faire croire à la fillette qu’il lui prête l’attention que sa mère ne lui porte pas, il décide de prouver à tout le monde qu’elle est une réincarnation de Kali et il organise un pèlerinage à Bénarès pour le prouver à tout le monde et surtout arriver à ses fins.

Quand le danger s’approche de Chinti, Veena et Sadhana avec leurs compagnes de misère vont unir leurs forces pour empêcher le pire.

J’ai choisi de découvrir ce roman car l’Inde est un pays que j’aime malgré son système de castes, le statut qu’elle réserve aux femmes, des transgenres, ses inégalités depuis des lustres. Et, on ne peut pas dire que les choses se soient arrangées pour elles avec l’arrivée au pouvoir d’un intégriste hindouiste. J’aime ce pays dont je connais un peu quelques régions, mais je ne baigne pas dans l’angélisme à son sujet.

Ce roman m’a saisie aux tripes, j’ai ressenti la colère de Veena, et aimé sa transformation au cours des évènements, j’ai eu envie de trucider maintes fois ce religieux cinglé pédophile qu’est Shivnath… Les intégristes de tout poil me hérissent, ce n’est pas nouveau et on en trouve hélas dans toutes les religions. « La religion est l’opium du peuple » comme l’a dit si justement qui vous savez…

J’aime la manière dont l’auteure évoque les pèlerinages, avec notamment cette phrase :

« Les pèlerinages n’ont jamais conduit vers autre chose que soi – un soi blessé, tourmenté par les visions qui dansent hors de notre portée, par nos rêves faussés. Les pèlerinages mettent à nu nos échecs, nos mirages. Ils sont l’éternel piétinement de ce rien qui nous réclame, nous aspire, nous noie : la mort vers laquelle tout le monde chemine, et rien d’autre. Aucune promesse d’un bonheur quelconque tandis que nos pieds creusent notre propre tombe. »

Le statut (enfin l’absence de statut) des Hijras m’a beaucoup touchée et notamment le personnage de Sadhana, sa vie, sa souffrance et sa capacité d’amour. On se sent proche, en tant que femme, de ce qu’elles vivent ainsi que les prostituées, tandis que résonne, comme un cri de guerre, le rire des déesses, joli titre soit dit en passant…

Ananda Devi décrit très bien la situation des femmes dans ce pays, avec une écriture imagée, on sent les odeurs, l’encens, les fruits autant que les ordures, on perçoit la ferveur lors du pèlerinage vers Bénarès et la purification dans le Gange et à côté ces pèlerins qui ne perdent jamais une occasion de profiter des prostituées. Où sont passées la dévotion ? La purification ?

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Grasset qui m’ont permis de découvrir ce roman et la plume de son auteure dont je lirai probablement les autres livres si ma PAL me la permet.

#Leriredesdéesses #NetGalleyFrance

8/10

L’auteure :

Ethnologue et traductrice, Ananda Devi est née à l’île Maurice. Auteur reconnue, couronnée par le Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises en 2014, elle a publié des recueils de poèmes, des nouvelles et des romans, notamment Ève de ses décombres (prix des Cinq Continents, prix RFO, Gallimard, 2006), Le sari vert (prix Louis Guilloux, Gallimard, 2009), et dernièrement Manger l’autre (Grasset, 2018).

Extraits :

Rien ne révèle la beauté aussi parfaitement que l’annonce d’une fin imminente. Bénarès est la ville de la fin, de toutes les fins. Ici, on abandonne aussi bien les espoirs que les terreurs…

Les hommes sont simples à lire. Les filles, elles, le sont moins, mais elles sont infiniment pliables. C’est presque la même chose. Elles savent cacher leurs pensées, réprimer leurs instincts et, surtout, survivre.

Le ressentiment de Veena s’est ainsi intensifié de jour en jour. Mais, elle ne sait pas par quelle voie l’évacuer, pour peu que cela soit possible. Comment faire sortir de soi une telle fureur ? Cette cascade, cet océan, ce séisme ? Impossible ! Elle dort avec, vit avec, respire avec.

Leur existence est une longue suite d’abandons. Pas besoin de mots, ni de larmes, ni de nom. Peut-être l’existence de la petite est-elle le symbole de leur destinée : mourir en faisant semblant de vivre.

S’il y a des hommes dont on ne peut pas dire qu’ils sont civilisés, ce sont les hommes de Dieu.

Chinti acquiert une personnalité toute neuve. Elle sera celle qui se glissera dans les interstices, verra tout et ne sera vue de personne.

La possibilité du choix : le grand pouvoir des hommes.

Grâce à cette pièce, à cet écrin précieux, Shivnath est parvenu à se diviniser de son propre vivant, sans que cela choque qui que ce soit. Au contraire, les croyants se prosternent aussi volontiers devant sa statue que devant celle des autres. D’ailleurs, la religion hindoue a depuis toujours été une religion inclusive, syncrétique, prête à accepter tous les prophètes et les saints et à leur faire une place dans sa hiérarchie infiniment complexe.

Oh, ce rire ! C’est lui qui les reconstruit et les rassemble, ce rire de la colère et de la nuit, des rêves détruits et des espoirs amputés : il est leur seul pouvoir.

Ce pays a trop de tout : d’hommes, de femmes, d’enfants, de pauvres, de faibles, d’animaux, d’insectes, de tristesses, de mémoires, d’histoires, d’illusions. Long fleuve de corps abandonnés, rendus inutiles par cet inconcevable excès : tout y existe et tout y est détruit. Tout y est donc dispensable…

Mais, lorsqu’elles perçoivent la présence de Chinti, une autre musique se fait entendre : son rire d’enfant qui triomphe de toutes les peurs, vient à bout de toutes les tristesses.

Les autres femmes de la Ruelle deviennent ainsi des mères de substitution ; ou peut-être est-ce Chinti qui finit par devenir leur ange gardien ? Qu’importe. L’obscurité qui les entoure se dissipe à son passage. C’est pour cela qu’elles l’aiment.

Aujourd’hui, Kali est devenue une divinité comme une autre, un prétexte, soyons francs, un symbole qui rassemblent les imbéciles et permet de maîtriser les foules.

Ce que nous refusions d’appeler émasculation n’est était pas moins un traumatisme dont peu se remettent entièrement. Notre culture et nos rituels nous apprenaient à renaître et à redevenir. Mais le corps lui, s’accrochait à ce passé et refusait de lâcher prise…

Les gens croient que nos vêtements, nos cheveux, notre maquillage, nos bijoux sont un déguisement ; mais non : seul le corps hérité à la naissance est un déguisement dont nous tentons de nous débarrasser.

Il n’y a rien de plus faux que la sainteté des hommes dits saints, et ça, Shivnath ne le sait que trop bien. Les êtres vraiment saints ne le crient pas sur tous les toits, ils risqueraient de mourir sur une croix.

Lu en septembre 2021