"Fuir et revenir" de Prajwal Parajuly

Namasté ! Petit détour en Inde aujourd’hui avec ce roman :

Résumé de l’éditeur :

Dans le but de célébrer les 84 ans de leur grand- mère, Chitralekha, événement important selon la tradition népalaise, ses petits-enfants se rendent à Gangtok, dans l’État lointain du Sikkim, en Inde du Nord-Est. Ils vivent tous à l’étranger et chacun d’eux, pour des raisons différentes, redoute l’inquisition familiale. Comment sortir indemne de cet anniversaire ? Au fur et à mesure qu’avancent les célébrations, l’affaire se complique, d’autant plus qu’une servante acerbe et un autre invité inattendu se joignent à cette épique réunion de famille.

Ce que j’en pense :

Chitralekha fête son anniversaire (84 ans, un chiffre riche en symboles et ses petits-enfants doivent venir à la fête à Gangtok. Ce devrait être la fête des retrouvailles mais rien n’est simple dans cette famille…

Du côté des petits-enfants, nous avons l’aînée : Bhagwati qui est la honte de la famille parce qu’elle s’est « enfuie de la maison » pour épouser un Indésirable. Elle a connu l’exil car indésirable au Bhoutan comme au Népal, après être restée pendant des années dans des camps de réfugiés pour être enfin envoyée aux USA, où elle fait la plonge, tandis que son époux cherche du travail. Juste avant de partir, elle est congédiée car elle a osé se rebeller quand un « chefaillon » lui a mis les mains aux fesses. Inutile de dire qu’elle prend l’avion la peur au ventre…

Le deuxième, Agastaya, médecin aux USA, qui est censé avoir réussi mais toujours pas marié au grand désespoir de la grand-mère qui veut profiter de la fête pour lui présenter des partis intéressants. Mais, il y un hic, il est homosexuel, et vit avec Nicky qui voudrait qu’ils adoptent un enfant alors qu’il n’assume déjà pas son homosexualité…

La troisième, Manasa qui a fait un beau mariage selon les critères de Chitralekha (dans la même caste) qui vit à Londres, avec son époux Himal et son beau-père paraplégique dont elle est devenue l’auxiliaire de vie, son beau diplôme d’Oxford remisé au placard. Pas d’enfant, acariâtre…

Nous ferons la connaissance du quatrième, Ruthwa, bien plus tard, car il est banni lui aussi pour avoir publié un livre jugé scandaleux par sa famille… on imagine très bien ce que va déclencher son arrivée en fanfare, de même que celle, imprévue, de Nicky…

Un autre personnage important dans l’histoire : Prasanti, eunuque, « hijra » (personne du troisième sexe), domestique de la grand-mère et qui n’en fait qu’à sa tête et vit très bien sa sexualité. Mais, c’est loin d’être aussi simple.

Ce roman aborde les castes, les mariages arrangés, le statut des femmes, les problèmes de l’homosexualité ou des transgenre, sur fond d’Histoire de l’Inde, des guerres entre Sikkim, Bhoutan, Népal, le statut des intouchables, des réfugiés, les relations compliquées entre la grand-mère rigide et ses petits-enfants sur lesquels elle règne en tyran, mais qui réagissent chacun à sa façon, la rébellion pour l’une, le désir d’être enfin reconnue pour l’autre petite-fille, entre autres.

Prajwal Parajuly évoque de manière très forte le statut des Hijras à travers l’histoire familiale compliquée de Prasanti car toutes ne vivent pas de la même manière qu’elle et souvent la prostitution est au bout de la route.

J’ai beaucoup aimé ce roman, haut en couleurs, qui surfe aussi sur la corruption en politique, les tentations « indépendantistes » des uns, les rivalités ethniques et aussi religieuse même si l’Hindouisme et ses rituels, comme la fête des lumières, ses malas constitués d’œillets d’Inde, est le véritable terreau.

L’Inde est un pays qui me fascine, dont je connais un tout petit peu deux régions où se sont réfugié les Maîtres tibétains, notamment SS le Dalaï Lama à Dharamsala (le Petit Tibet) dans l’Himachal Pradesh où est réfugié le gouvernement tibétain en exil. C’est un choc culturel dont je parlerais peut-être bientôt…

J’ai retrouvé avec ce roman la culture indienne ainsi que les relations familiales compliquées qui m’avaient beaucoup plu dans « Deux vies » de Vikram Seth dont il me reste encore à lire le superbe pavé « Un garçon convenable ». J’ai aussi V. S. Naipaul à découvrir (que l’auteur évoque notamment avec le roman « La moitié d’une vie »

L’écriture de Prajwal Parajuly est riche en couleurs, en nuances, et il fait des portraits sans concession. Au début, étant donné la manière dont il exprime les choses, j’ai pensé que c’était une femme…C’est son premier roman et c’est une réussite. Auteur à suivre donc.

Un immense merci à NetGalley et aux éditions Emmanuelle Collas qui m’ont permis de découvrir ce roman et son auteur.

9/10

#FuiretrevenirEmmanuelleCollasPrajwalarajuly

L’auteur :

Prajwal Parajuly, fils d’un père indien et d’une mère népalaise, partage son temps entre New York, Londres et Gangtok, sa ville natale dans l’Himalaya indien.

Son premier recueil de nouvelles, The Gurkha’s Daughter(2012) a été plébiscité par la critique et nominé pour le Prix Dylan Thomas.

Son premier roman, Fuir et revenir, est paru en 2013.

Extraits :

J’ai choisi des extraits correspondant à chacun des personnages, pour donne une idée du roman, sans divulgâcher…

Lorsqu’ils avaient été conduits à la frontière Bhoutanaise sous prétexte qu’ils n’étaient pas assez Bhoutanais pour être Bhoutanais, ses concitoyens népalophones et elle n’avait cesser d’espérer que le Népal les accueillerait, mais leurs ancêtres avaient déserté la Népal et vécu au Bhoutan trop longtemps pour être Népalais…

Les réfugiés avaient du mal à savoir quelle était leur patrie, mais Bhagwati bien plus encore.  Qui était-elle ? A sa naissance : une Indienne népalophone, dont le défunt père était originaire du Sikkim et la défunte mère, du Népal…

… Après son mariage : une Bhoutanaise népalophone qui avait juridiquement renoncé à la citoyenneté indienne afin de se sentir chez elle au Bhoutan. Après l’expulsion de six cent mille népalophones du Bhoutan : l’habitante d’un corps apatride échoué dans un camp de réfugiés au Népal. Après le geste magnanime des Etats-Unis : une réfugiée cette fois en Amérique….

Main dans la main, ils contemplaient avec un émerveillement silencieux la majesté de cette ville dans laquelle ils se sentaient chez eux. Toute parole aurait altéré la valeur de ces moments. New York avait la capacité de les rendre muets…

… Quand une telle émotion vous envahissait il était facile de se laisser convaincre que les épreuves sont passagères, comme le reste d’ailleurs. L’impermanence est une chose magnifique.

Son existence était régie par une paraplégie sévère – non la sienne, mais celle de son beau-père. Vue la façon dont cette maladie l’avait privée de tout contrôle sur sa vie, on aurait pu croire que c’était Manasa la paralysée, ce qui n’était pas faux en réalité car la paralysie de son beau-père était devenue la sienne ; tandis qu’elle faisait de son mieux pour donner du mouvement à la vie de son bua, son existence à elle s’était arrêtée.

Leurs ancêtres reléguaient les femmes indisposées dans les étables de sorte qu’elles ne souillent pas la maison de leur ignoble contact. Une version de cette pratique – moins draconienne, mais encore très rigide pour l’époque actuelle – avait toujours cours sous le toit de Chitralekha : La femme « souffrante » devait demeurer dans certaines zones limitées, dont étaient exclus la cuisine et l’autel…

Riches ou pauvres, les gens se ressemblaient tout là-bas, à quelques exceptions près. En Inde, n’importe quel millionnaire était repérable au milieu d’une foule, quels que soient ses efforts pour se fondre dans la masse. C’était un peu ce qui leur arrivait ici, à Bhagwati et lui, la réfugiée et le médecin de retour d’Amérique. Aux États-Unis, grâce à l’égalitarisme de la tenue jean-T-shirt, la population était uniforme.

Le mariage a fait de Manasa la personne la plus culottée au monde.

« Ne t’imagine pas que je me laisserai approcher par tes enfants métis un jour. »

Gangtok était une ville avec des rues truffées de nids-de-poule grands comme des cratères, des chemins de terre et une route à deux voies qui s’élargissait peu à peu, mais la ville était surtout envahie par les escaliers. Les gens d’ici les préféraient aux routes. Ils vous emmenaient souvent aux mêmes endroits qu’elles mais créaient des raccourcis.

Comme l’âge adulte était compliqué ! il comptait tant de chemins dangereux, de zones réglementées dont on ne parvenait plus à s’échapper si on y entrait par mégarde.

Quel courage avait cette domestique eunuque de vivre la vie qu’elle voulait !  Elle incarnait sa sexualité, se délectait de son état intermédiaire, désirait ouvertement, vivait sans s’excuser. Le genre, le sexe, la sexualité, cela ne signifiait rien pour elle. Quelle chance elle avait d’être transgenre de façon aussi transparente, flagrante, incontestable.

Pourtant, Prasanti était un être supérieur. Elle aimait la personne qu’elle était, ne changerait pour rien au monde la façon dont elle était faite et se fichait de l’opinion qu’on avait d’elle. Lorsqu’il serait comme cette domestique eunuque, aussi sûr de lui, aussi impénitent, aussi désinhibé qu’elle, Agastaya se considérerait comme un être à son égal.

Lu en mars 2020