« La mer Noire dans les Grands Lacs » d’Annie Lulu

Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’ai découvert via une opération Masse critique spéciale organisée par Babelio :

Quatrième de couverture :

La Mer Noire, c’est cette Roumanie où elle est née, ce « coin pourri d’Europe » gangréné par le racisme et la honte. Les Grands Lacs, c’est ce Congo supplicié, le pays de ce père qu’elle n’a jamais connu. Parce qu’elle ne se sent nulle part à sa place, Nili se met en quête de ses racines. A son enfant à naitre, la jeune métisse raconte son voyage – ce long voyage d’une barbarie à l’autre, d’une tyrannie à l’autre – où elle retrace le fil des origines entre guerre et paix, exil intérieur et renaissance à soi-même…

Ce que j’en pense :

Nili est née en Roumanie, à Iasi, d’une mère roumaine, Elena et d’un père congolais, Exaucé Mabasi Motembé, venu y faire ses études : nous sommes sous l’ère Ceaucescu, le conducator, autoproclamé Génie des Carpates, qui voulaient enseigner le communisme à des étudiants africains pour qu’ils puissent l’instaurer en Afrique, après la fin du colonialisme.

Nili est le fruit de leurs brèves amours, elle est reconnue par son père qui veut construire une vraie famille, alors qu’Elena ne l’entend pas de cette oreille. Elle rejette le bébé, essaie même de s’en débarrasser, « la jeter aux ordures », d’autant plus que les « grandes oreilles » du gouvernement tracent tout le monde (pas besoin de smartphone à l’époque !), les employées de l’État, la harcelant chaque jour, durant la grossesse pour qu’elle avorte.

J’aurais dû te noyer quand tu es née, j’aurais dû t’écraser avec une brique. Cette phrase entendue enfant me revient sans cesse en tête. C’est ainsi qu’a commencé cette histoire de parias, parce que, d’une façon ou d’une autre, elles nous ont détruites, nos mères. Elles nous ont donné tout ce qui les consume, la haine qu’elles nourrissent pour leur propre désir, elles nous ont refourgué le paquet en nous disant : Démerde-toi.

Elena finit par accepter Nili, mais refusera toujours de lui parler de son père, renvoyant toutes les lettres qu’Exaucé lui a écrites (à elle-même et à Nili) et chaque fois que cette dernière osera demander où est son père, elle recevra une correction, donc elle finira par ne plus rien demander, vivant son statut de métis, sa couleur de peau comme une tare dans ce pays dont le passé est hanté par les pogroms.

Des phrases impossibles à oublier qu’il faudrait qu’on raconte, pour qu’un jour les gens sachent, ce que c’est qu’être le rare enfant d’un Noir dans une province du monde où la lune est encore pleine de pogroms.

Ce roman évoque la difficulté d’être métisse mais aussi, celle de vivre sans père, finissant pas croire qu’il est un salaud, tant sa mère diffuse son venin. Difficulté de se construire, sans image paternelle avec une mère qui lui répond de chercher la solution à ses interrogations dans la lecture, (point de salut sans études supérieures et sans avoir rédigé une thèse !)

À défaut de se perdre, Nili va partir à la recherche de ses racines, tenter de retrouver son père, sa famille, le Congo, ce qui n’est pas simple quand on ne dispose que d’un nom et d’un pays, chercher une aiguille dans une meule de foin.

On découvre avec elle l’histoire de ce pays : l’époque du Congo belge, puis la naissance du Zaïre qui deviendra Congo Kinshasa, puis la RDC, ainsi que tous ces hommes et femmes qui se sont battus pour vivre en démocratie, mais coups d’état, présidents à vie, arrestations et tortures à la moindre velléité de révolte, et en même temps on revisite aussi la Roumanie sous Ceausescu… Les dictatures ont de beaux jours devant elles.

Annie Lulu a choisi une forme de récit originale : elle s’adresse à son futur bébé, pour lui raconter l’histoire familiale. Elle évoque des noms célèbres, notamment Patrice Lumumba, Thomas Sankara, Samora Machel, Blaise Compaoré mais bien d’autres encore, les révoltes dans des pays voisins, revenant sur la guerre d’Angola contre le Portugal, le Mozambique, l’Éthiopie, le génocide du Rwanda…

L’écriture est belle, pleine de poésie et d’érotisme, émaillée de mots dont les consonances chantantes font rêver et on s’attache à Nili qui va se trouver entraînée dans la grande Histoire. Annie Lulu nous propose un glossaire, avec la signification des mots, mais aussi des détails sur la vie des hommes et des femmes (Kimpa Vita) qui ont fait l’Afrique.

Ce livre, le premier de l’auteure, contient tous les thèmes qui m’intéressent : famille, relation mère-fille toxique, quête de l’identité, exil et bien sûr, l’Histoire, il  a tenu ses promesses et j’espère qu’on pourra retrouver bientôt l’auteure.

Un grand merci à Babelio et aux éditions Pocket qui m’ont permis de découvrir ce roman qui a reçu le Prix Senghor, le Prix de la littérature de l’exil et a été finaliste du Prix du livre Orange et la belle plume de son auteure.

9/10

L’auteure :

Annie Lulu est née à Iasi, en Roumanie, d’un père congolais et d’une mère roumaine. Arrivée très jeune en France, elle étudie la philosophie, puis se consacre pleinement à l’écriture. « La Mer Noire dans les Grands Lacs » est son premier roman, publié en 2021.

Extraits :

Alors moi, je te parle entre les côtes, depuis ce bord de lac calme, depuis l’odeur qui s’y est accrochée et toi, mon fils, écoute bien tout ce que je vais te dire, je ne pourrai pas répéter, ce sera dur de dire deux fois cette histoire jusqu’au glissement lent de ton père dans le plein de la nuit.

Les absents, tu vois, mon chéri, on n’y peut pas grand-chose. Tu l’apprendras plus tard, ce n’est pas souvent qu’ils choisissent de partir. Il ne faut pas en avoir après eux. Quand j’ai fini par réaliser combien disparaître n’est pas toujours un choix, en venant ici au Congo, c’était trop tard : la haine avait déjà fait son œuvre dans mes entrailles.

Et surtout, ce qu’Elena n’a jamais compris, c’est que le corps, on ne peut pas le laver de ce qui l’a taché de façon indélébile, c’est-à-dire, la tristesse et la peur. Ma mère, elle avait beau me frotter, m’éponger et me frotter encore, ça ne servait à rien, derrière sa dureté, elle avait toujours peur elle était toujours triste. Elle était triste d’être une femme et elle avait peur que j’en sois une aussi.

Mon fils, tu sais, jamais des livres n’ont pu remplacer un père pour qui que ce soit. J’ai vraiment essayé qu’ils le fassent et qu’ils substituent la moelle grise de leurs pages à la poitrine d’un homme. Pourtant, je le sais bien, j’ai vécu dans la folie d’Elena, une folle que personne n’enfermera jamais.

En traversant le monde pour rencontrer mon père, le blues des Carpates s’est métamorphosé en spleen Kongo. A force d’essayer et d’essayer encore, je ne crois pas que j’y sois vraiment arrivée, à être une Africaine. Une vraie Congolaise. Je te l’ai dit, je ne crois pas qu’on puisse se connaître dans les livres, en tout cas pas quand on vient, même de façon lointaine, de la terre des léopards, comme mon père.

En réalité, je ne suis pas partie de mon propre chef. C’est ce monde pourri là-bas, qui m’a déguerpie, sans aucun ménagement, vers la voix de ma grand-mère, vers la tombe de mon père.

Impossible de fermer l’œil dans cette odeur, avec toutes ces images, dans cette pièce mystérieuse, ma première nuit à Kinshasa. Je commençais à comprendre qui était Exaucé Makasi Motembé, à deviner sa stature, découvrir l’ampleur de sa force. Mais moi, as fille, jamais je ne m’étais engagée, dans une association, un parti, un groupe, en Roumanie rien n’existait d’intéressant, enfin, c’est ce que je me disais.

Ceux qui nous précèdent, ils attendent de nous que nous continuions quelque chose d’eux pour pouvoir revenir. Toi aussi, mon fils, quand tu auras des enfants, tu les verras comme une articulation d’étoiles au segment de ta vie, tu attendras d’eux qu’ils miroitent qui tu as été.

Lu en avril 2022