« Le mandarin » de José-Maria Eça de Queiroz

Je vous parle aujourd’hui d’un petit roman (ou une longue nouvelle) comme il vous plaira de choisir… Il s’agit de :

 

Le Mandarin de José-Maria Eça de Queiros

Quatrième de couverture   

 

« Tuer pour du fric ? Ça jamais ! mais si la victime se trouve au bout du monde, au fin fond de la Chine, par exemple, et qu’il s’agit d’un mandarin décrépit et goutteux… Si l’on vous assure, outre l’impunité, un héritage qui vous permettra, devenu millionnaire, de jouir chaque jour d’un romanée-conti et d’un Chambertin ; et si, en plus, vous n’avez pour tuer le mandarin, qu’à accomplir un geste anodin, gracieux même, par exemple, appuyer sur une sonnette, là… sans doute personne n’hésiterait à faire tin-tin…

« La touche d’Eça de Queiroz est comme un zeste d’angustura qu’on ajoute à un bloody-mary : ça change le goût du tout. »    Severo Sarduy in  le Nouvel Observateur

 

Ce que j’en pense   

 

Quand j’ai vu ce livre proposé par Masse critique de Babelio, c’était évident qu’il était pour moi. Je lorgne sur cet auteur portugais du XIXe siècle, depuis plusieurs années ; je voulais commencer par « Le crime du Padre Amaro » mais je ne le trouvais pas… J’étais pratiquement sûre d’être sélectionnée pour le recevoir car il était noyé dans une grande liste de romans attirant l’œil… Et Bingo !

José-Maria Eça de Queiroz (ou Queiros ) nous propose un conte philosophique, qui tutoie le fantastique Teodoro, ce petit homme ordinaire qui signe un pacte avec le diable : il suffit de tirer sur une sonnette et à l’autre bout du monde un mandarin chinois meurt, et il hérite de ses biens. Bien sûr, il provoque la mort mais, c’est si loin que cela a moins d’importance, après tout, il ne le connaissait pas, ce vieil homme, juste son nom : Ti Chin-Fu.

Teodoro profite de ses nouvelles richesses, quitte la pension de famille (qui rappelle la pension Vauquier dans « Le père Goriot ») pour emménager dans un hôtel particulier où tout le monde vient se prosterner à ses pieds pour entrer dans ses bonnes grâces : du Clergé en passant par les politiques, les pauvre, toutes les classes de la société. « Pendant ce temps-là, tout Lisbonne se traînait à mes pieds… » peut-on lire P 40

Mais, la conscience de Teodoro n’est pas tranquille et le regret, voire le remords s’insinue peu à peu, lui faisant perdre le goût à sa nouvelle vie : « l’œil était dans la tombe et regardait Caïn ». Et il commence à voir le mandarin mort partout :

« Allongé à travers de la couche, sur le dessus-de-lit, gisait la silhouette ventripotente d’un mandarin foudroyé, vêtu de soie jaune, avec une grande natte qui pendait, et, dans ses bras, il tenait un cerf-volant de papier qui semblait mort lui-aussi » P 35

Qu’importe, il va aller visiter Paris pour se changer les idées, jetant un clin d’œil à « L’Assommoir » et Zola au passage ;

« Puis je voulus descendre encore plus bas, m’encanailler, m’abandonner aux turpitudes alcooliques de « L’Assommoir » ; combien de fois, revêtu d’une blouse, la casquette sur la nuque, donnant le bras à Mes Bottes ou à Bibi-la-Gaillarde, n’allai-je pas, dans un charivari d’ivrogne, tituber sue les boulevards extérieurs en rotant et en hurlant : « allons enfants de la patrie-e-e… » P49

Mais cela ne suffit pas, il a besoin de réparer et s’embarque pour la Chine tenter de retrouver la famille du Mandarin…

J’ai adoré ce petit roman, d’une centaine de pages, d’une écriture remarquable; je rends hommage au passage à l’excellent travail de traduction de Michelle Guidicelli.

José-Maria Eça de Queiroz connaissait Paris, les autres capitales d’Europe car il était diplomate, mais il n’a jamais mis les pieds en Chine, alors il a lu beaucoup d’ouvrages, sur la culture, la géographie et tracé un vrai itinéraire de son périple en Chine, seule la ville de Tien-Ho a été inventée de toutes pièces.

Il nous livre, à travers son héros, Teodoro, profondément athée malgré son nom, (Encore une facétie !), ses réflexions sur Dieu, l’Église, la politique, l’argent qui rend tout puissant et les relations des hommes entre eux.

Il était proche du mouvement naturaliste au départ et peu à peu, il l’a trouvé trop rigide, (trop « trash » dirait-on de nos jours) et il s’est orienté vers plus de fantaisie, de fantastique, pour le plus grand bonheur du lecteur. On retrouve des allusions fréquentes à Zola, Rousseau ; on pense aux « Tribulation d’un Chinois en Chine » mais aussi à « La peau de chagrin », ce roman de Balzac que j’adore, et bien sûr, comment ne pas penser aussi à « crime et châtiment » ….

J’aime énormément le style de José-Maria Eça de Queiroz, ce roman est un véritable coup de cœur, et un coup de foudre pour l’auteur.

Il semblerait que j’ai bien fait d’attendre car « Le crime du Padre Amoro » semble ressembler beaucoup à « La faute de l’abbé Mouret » écrit dans sa période naturaliste… je vais donc privilégier les romans qui ont suivi : « Les Maïas » « Le cousin Bazilio ».

Je remercie vivement les éditions Chandeigne qui m’ont offert ce roman et envoyé leur catalogue, (ainsi que des marque-pages) qui propose des livres portugais, en version bilingue (j’ai repéré ainsi deux livres de Fernando Pessoa…) mais aussi des livres de langue portugaise : Brésil, Cap Vert, Mozambique….

J’aime beaucoup la postface de Michelle Guidicelli car elle propose une analyse très pointue du texte, je me suis contentée de dire mon ressenti…

J’espère vous avoir vraiment donné envie de lire ce roman-nouvelle, car il est magistral. J’ai fait durer le plaisir au maximum, tant l’écriture est belle et je n’exagère pas (malgré cette envolée lyrique) car José Luis Borges considérait José-Maria Eça de Queiroz comme « un des plus grands écrivains de tous les temps ».

Vous l’aurez compris : un livre à découvrir absolument….

 

L’auteur   

 

Né le 25 novembre 1845, Maria de Eça de Queirós ou Queiroz est le romancier portugais du XIXe siècle.

Après des études de droit, il entre dans la diplomatie et sera consul à Bristol après l’avoir été à La Havane et à Newcastle.

On le présente souvent comme le Balzac ou le Flaubert portugais. Son rêve était d’écrire « Scènes de la vie portugaise »…

Lorsqu’il écrit le Mandarin », entre 1879 et 1880, il est On lui doit, entre autres, « Le crime du Padre Amaro » « Le cousin Bazilio », « Les Maia » ou encore « La relique »

Il meurt à Neuilly le 16 août 1900.

 

Extraits

 

Bossu, malheureusement, à force d’avoir courbé l’échine à l’université en reculant comme un moineau effrayé devant ces messieurs les professeurs et de m’être incliné jusqu’à terre devant mes supérieurs. C’est d’ailleurs une attitude qui sied aux bacheliers en droit : elle maintient la discipline devant un état bien organisé, et en ce qui me concerne, elle m’assurait des dimanches tranquilles. P 14

 

Il se peut bien que cet homme, inutile en tant que mandarin de l’Empire du Milieu, devienne utile sous d’autres cieux, métamorphosé en rose parfumée ou en chou délectable. Tuer, mon fils, revient presque toujours à équilibrer les besoins universels. P 22

 

Alors, volupté du luxe, plaisir de l’amour, orgueil du pouvoir, je jouis de tout cela par la pensée, en un instant et d’un seul trait. Mais aussitôt mon esprit fut peu à peu envahi par une grande lassitude et, voyant le monde à mes pieds, je baillai comme un lion rassasié. P 31

 

L’horreur suprême résidait dans cette pensée à jamais ancrée dans mon esprit, comme un poignard que l’on ne peut arracher : j’avais assassiné un vieillard…

… Que veux-tu donc ? Ton grand nom de conscience ne me fait pas peur ! tu n’es qu’une perversion de ma sensibilité nerveuse. Je peux t’éliminer avec de la fleur d’oranger ! P 41

 

Enfin, reconnaissant que ma conscience était en moi comme un serpent irrité, je décidai d’implorer l’aide de Celui dont on dit qu’Il est supérieur à la conscience parce qu’Il dispose de la grâce. P 45

 

Nous conversâmes longtemps sur l’Europe, le nihilisme, Zola, Léon XIII et la maigreur de Sarah Bernhard… P 54

 

Et, çà et là, nous apercevions des bouddhistes décrépits, desséchés comme des parchemins et noueux comme des racines, assis en tailleur sous les sycomores, immobiles comme des idoles, perpétuellement occupés à se contempler le nombril dans l’attente de la perfection du nirvana… P 75  

challenge portugal

 

Lu en septembre 2018

« Tous ces gens, Mariana » de Maria Judite de Carvalho

 

J’ai acheté ce petit livre, il y a quelques années, pour connaître davantage la littérature portugaise, ce pays où est né mon mari, et il est resté pendant quelques années, sur une étagère, en bonne compagnie, entre Fernando Pessoa et José Saramago… J’ai même constitué une liste sur Babelio: « En route vers la Lusitanie ». Mais, je n’étais pas encore prête…

 

tous ces gens Mariana... de Maria Judite de Carvalho

 

QUATRIÈME DE COUVERTURE

 

Lisbonne, fin des années 50.
Une femme, seule, attend la mort.
«Pour la première fois, quelqu’un vient me chercher, quelqu’un se penche vers moi. Pourquoi ne serais-je pas heureuse, moi, l’élue ?» Et cependant, non : « Je voudrais vivre. Comme je sais. Comme je peux. »

Avec Tous ces gens, Mariana…, son premier récit publié au Portugal en 1959, Maria Judite de Carvalho atteint les sommets d’un art fait de désespoir et de lucidité.

 

CE QUE J’EN PENSE

L’auteure nous raconte l’histoire de Mariana, une femme confrontée à la mort qui fait repasser toute sa vie, en faisant un bilan de cette existence… Elle a toujours eu envie de mourir, et lorsqu’un médecin lui dit qu’elle est très malade, paradoxalement l’espoir montre le bout de son nez.

Mariana a perdu sa mère, alors qu’elle était enfant et son père ne s’est jamais vraiment consolé, laissant traîner dans la maison une mélancolie profonde. Leurs chagrins sont parallèles, ils pleurent seuls, ne partagent pas la douleur de cette mort tragique. Une seule fois, son père tentera de la consoler, et on ne peut pas dire que ce fût efficace :

« Nous sommes tous seuls, Mariana. Seuls avec une foule de gens autour de nous. Tous ces gens, Mariana ! et personne ne fera rien pour nous. Personne ne peut rien faire. Et si on le pouvait, personne ne voudrait. C’est sans espoir. » P 16

Elle va repenser à Antonio, l’homme qu’elle a épousé, pratiquement en cachette, car elle n’était pas assez bien pour la famille, à Paris, où ils ont vécu un peu tous les deux et où il a rencontré une artiste, Estrela qui va le lui enlever. Mariana les voit tomber amoureux, mais ne fait rien pour empêcher les choses, tant pour elle c’était inéluctable…

Elle subit sa vie, ne se révolte jamais, rencontre des gens, accepte qu’ils la délaissent, ou la traitent mal. Elle est fataliste, en amour comme en amitié.

Je retiens au passage la manière dont Mariana parle des cartes postales que lui envoie son ami Luiz Gonzaga, un homme que sa famille destinait au séminaire et qui est en proie au doute en ce qui concerne sa vocation:

« Comme lorsque arrivent ses cartes postales. Elles ne disent rien de particulier, mais c’est son écriture, et il est doux de me dire que quelqu’un a pensé à moi, ne serait-ce que deux minutes. » P 56

J’ai eu un vrai coup de cœur pour ce récit (court roman de quatre-vingt treize pages ou longue nouvelle comme on veut), tant l’histoire est belle, empreinte de tristesse voire de mélancolie. L’écriture est rapide, jouant avec les espaces, la ponctuation, et d’une précision presque chirurgicale. Lire ce texte à haute voix procure beaucoup de plaisir.

Une très belle réflexion sur la vie et ce qu’on en fait, sur ce qui nous échappe, sur la résignation, et surtout la mort dans ce qu’elle a de fascinant, quand on la côtoie de près depuis longtemps, quitte parfois à jouer avec elle.

Une auteure, trop peu connue hélas, que j’ai beaucoup appréciée et dont je vais continuer à explorer l’œuvre.

♥ ♥ ♥ ♥ ♥

 

 

L’AUTEUR

Maria Judite de Carvalho (1921-1998) est l’auteur d’une dizaine de livres. Malgré leur succès, elle reste peut-être l’écrivain portugais le plus secret.

Parmi ses livres, on trouve des récits : « Tous ces gens, Mariana… », « Les mots qu’on retient » ou encore « Paysages sans bateaux », des romans : « Les armoires vides », « Le temps de grâce » ou encore des nouvelles : « Anica au temps jadis », « Chérie ? »

 

EXTRAITS

 

Penser à l’espoir, c’est idiot ! c’est même comique. L’espoir… Il y a vraiment des gens… Et l’espoir se cache, comme le sable, dans les plis et les ourlets de l’âme. Il se passe des années, des vies, puis vient le dernier jour, et la dernière heure, et alors il surgit, fait paraître inattendu ce à quoi l’on s’attendait, rend plus amer ce qui l’était déjà. Tout est plus difficile à cause de lui.   P 11  

 

Tout est exact, ce que le médecin a dit et ce qui est écrit. Et l’espoir qui ne veut pas céder, qui s’accroche à la moindre brindille, si fragile, si inconsistante qu’elle soit. P 15  

 

Ma vie est comme un tronc, dont toutes les feuilles et toutes le branches, l’une après l’autre, se sont desséchées. Et maintenant, il va s’abattre, faute de sève. P 17 

 

Le pire, ce sont les nuits. Longues. Sans fin. Peuplées de fantômes. Les uns anciens, bien que récents, des corps légers qui n’ont pas commencé à se décomposer, qui n’en sont pas là, malgré le temps qui passe. P 26 

 

Je sais que je vais mourir, et cette certitude me suffit, c’est comme un calmant. Tout s’efface devant elle. Mais parfois aussi, tout ressurgit, cela dépend de la couleur des jours. Les gris sont mous, tristes, pétris de larmes. Les noirs, je les passe à faire défiler devant moi toute mon existence ratée. P 49  

 

Je parlais haut, quand les usages les plus élémentaires exigeaient de parler tout bas, je me taisais quand j’aurais absolument dû dire quelque chose, je n’ai jamais su « être ». J’ai toujours tout confondu, tout mélangé, au point de ne pas me retrouver. P 51 

 

Que pèse l’amitié quand la réputation est en jeu ? P 57 

 

C’est bizarre, mais les années passent et nous nous souvenons de détails anciens avec une netteté presque photographique, nous entendons une phrase dite par la voix même qui l’a prononcée, mais ce que nous avons éprouvé à un moment donné est resté en arrière, dans le passé, est mort en même temps que l’instant. P 58

 

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LU EN MAI 2018

« Les hommes n’appartiennent pas au ciel » de Nuno Camarneiro

Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’ai découvert grâce à des babeliotes, et dont l’auteur m’était totalement inconnu. Il s’agit de:

 

les hommes n'appartiennent pas au ciel de Nuno Camarneiro

 

 

QUATRIÈME DE COUVERTURE

En 1910, le passage de deux comètes au-dessus de la terre propagea une onde de panique. Partout dans le monde des hommes devinrent fous, se suicidèrent ou simplement observèrent, silencieux et vaincus, ce qu’ils croyaient être la fin du monde.

Karl, un jeune émigré, nettoie les vitres des gratte-ciels de New-York. En Argentine, Jorge, un petit garçon, s’invente des mondes imaginaires. Fernando déambule à Lisbonne sans savoir comment vivre. Ils sont liés par leur sensibilité, le regard qu’ils portent sur les hommes qui les entourent et les lieux où ils ont grandi. Alors que leurs contemporains se laissent emporter par la peur au passage des deux comètes, Karl, Jorge et Fernando le sont par le génie. Cent ans plus tard, tous trois demeurent dans nos mémoires.

Un premier roman époustouflant, la nouvelle voix de la littérature portugaise, qui rend hommage à sa manière à trois figures littéraires majeures du XXe siècle : Borges, Pessoa et Kafka.

 

CE QUE J’EN PENSE

Dans ce roman, l’auteur nous raconte trois destins, à des endroits différents du monde, en 1910, lors du passage de deux comètes. Nous avons ainsi l’histoire de Karl (censé être Kafka), à New-York, celle de Fernando (Pessoa) principalement à Lisbonne et celle de Jorge (on aura reconnu Borges), ce dernier étant enfant.

Je suis passée par différents états d’âme en lisant ce roman. Tout d’abord un enthousiasme débordant lié à l’écriture de l’auteur. Puis, mes grosses lacunes, car je n’avais rien lu encore de Borges, seulement quelques poèmes de Pessoa, et « Le procès » de Kafka, à l’adolescence,  ont provoqué la peur de passer à côté du livre. Donc, je l’ai refermé pour m’attaquer au « Banquier anarchiste » de Pessoa qui prenait la poussière depuis dix ans sur une étagère de ma bibliothèque. Bonne pioche d’ailleurs…

Je suis ensuite revenue sur ce roman et il m’est difficile d’en parler, tant j’ai pu passer, en alternance, de l’enthousiasme au blues en l’espace de quelques pages. Ce récit est envoûtant et en fait, il faut se laisser porter par l’histoire.

J’ai beaucoup aimé l’écriture, pleine de poésie, les descriptions des villes, l’atmosphère qui caractérise chacune d’elles, qu’il s’agisse de New-York, ou Lisbonne, si  les habitants qui y vivent  y sont proches ou indifférents les uns aux autres, ainsi que la manière dont l’auteur décrit les états d’âme des personnages.

La construction du roman est intéressante, alternant la vie de chacun des protagonistes, ce qui accentue probablement l’intensité et la labilité des émotions que j’ai ressenties durant cette lecture.

Nuno Camarneiro aborde très bien la manière dont les gens peuvent réagir lors du passage d’une comète, ce feu dans le ciel dont on savait peu de choses à l’époque, ainsi que toutes les peurs et les superstitions qui l’accompagne : la fin du monde, Dieu qui s’énerve…

Il rend un hommage vibrant à la littérature, la poésie et les livres en général :

« Maman m’a répondu que les livres servent à savoir tout ce que je veux en dedans, que je peux les lire et dialoguer avec eux sur toutes les choses dont je ne parle pas avec mes camarades. » P 89

Ainsi qu’à l’écriture : « Il (Jorge) aime regarder l’encre lorsqu’elle sort du stylo comme si elle sortait de l’intérieur de la tête pour venir se ranger en idées sur les phrases de son cahier. Les mémoires rangées dans les cahiers comme des chaussettes dans un tiroir ou des allumettes dans une boîte. » P 55

Par contre, on ne sait jamais si ce sont les pensées et les émotions de l’auteur, où s’il se met dans la tête des ses personnages, qu’il connaît tellement bien que leurs émotions sont devenues les siennes. J’ai découvert un Fernando mélancolique, perdu dans sa ville et sa vie (comme s’il avait écrit son banquier au cours d’une phase maniaque ?) mais,  c’est le personnage que j’ai le plus aimé, donc en route pour « Le livre de l’intranquillité » et je sais que cela ne va pas être simple.

Jorge est un enfant, un peu étrange, avec des relations difficiles avec ses camarades de classe, on ne sait jamais s’il est dans le rêve ou la réalité, s’il invente ou pas, et tout cas il est fascinant. Donc découvrir son œuvre est devenu une évidence.

Par contre, je n’ai pas eu d’atomes crochus avec Karl que j’ai eu des difficultés à cerner…

Je pense que je relirai sûrement ce roman pour la beauté de l’écriture et après avoir approfondi les œuvres des auteurs dont nous parle Nuno Camarneiro, dont c’est le premier roman, pour l’apprécier à sa juste valeur.

Un bon point également pour la couverture et le choix du titre, « les hommes n’appartiennent pas au ciel » No meu peito nao cabem passaros » dans la version originale) est très judicieux, empreint de romantisme et invite au voyage au propre comme au figuré…

 

L’AUTEUR

Nuno Camarneiro est né en 1977. Après des études de génie physique à l’université de Coimbra, il se consacre durant quelques années à la recherche. Il travaille au CERN (organisation européenne pour la recherche nucléaire) à Genève et achève un doctorat de sciences appliquées au patrimoine culturel à Florence.

Rentré en 2010 au Portugal il rejoint l’université d’Aveiro et enseigne à l’université de Porto. « Les hommes n’appartiennent pas au ciel » est son premier roman, couronné par de nombreux prix.

 

EXTRAITS

Ce bleu n’est la couleur de nulle part. Un lieu qui échappe aux sens par peur et finitude. Il se regarde comme si l’on ne le voyait pas, car il est tel que personne ne peut l’embrasser entièrement. Qu’on l’appelle mer ou qu’on l’appelle ciel, on donne des noms aux choses qui se moquent de nous et de Dieu. La mer nous inventa nous avant d’inventer Dieu. P 19  (Fernando)

 

Les rêves de Jorge sont des rêves sans temps, comme ceux de tous les enfants. Ce sont des rêves où tout le monde est présent simultanément à divers endroits sur la terre, dans la jungle par-delà la mer et sur les portraits accrochés au mur. Si Dieu est en tout lieu, les enfants sont en tout temps. P 27

 

Le Portugal est à cette image, diminutif et placide. Ceux qui s’y rendent s’adaptent à cette échelle et y demeurent, les petites Indiennes, les petites Américaines, les petits Noirs, pauvres petits. Les Portugais ne veulent rien qu’ils ne puissent ranger dans leur poche. Comment ont-ils pu découvrir autant le monde ? P 29

 

… Il y a de partout des gens qui remplissent les têtes avec des mots et des gestes. Les gens n’ont aucun respect pour les têtes, c’est pourquoi ils les remplissent indifféremment de choses importantes et d’âneries. P 35

 

Vivre dans un lieu, c’est être ce lieu, c’est lui prêter une âme et en recevoir une autre en échange. Les biographies devraient se classer par lieu et non par dates. Dans cette rue, je fus comme ceci, dans celle-là, je fus tout autrement. Personne ne sait décrire une ville, ce sont les villes qui nous décrivent. P 39

 

La ville (New-York) est pleine aussi d’éclat et de bruit, de machines et de corps et millions de verbes conjugués au présent. Une ville faite d’empilement de tribus venues de loin, d’Europe, d’Afrique, d’Asie, des hommes pauvres et désespérés qui donnent leur vie pour presque rien, qui usent leur corps sur les coins aiguisés des rues de la ville et qui, la nuit, se couchent dans ses entrailles. P 41

 

Il est des poètes qui dorment ainsi, passant d’un côté de la réalité à un autre sans s’en apercevoir, ils participent tous d’un grand poème qui a de la place pour beaucoup de vers. P 60

 

La densité mélodique de Lisbonne, l’une des plus élevée de l’hémisphère Nord, détermine quelques-unes des qualités de ses habitants. Certaines personnes sont incapables de supporter tant de mélodies, des gens vulnérables aux émotions, auxquelles ils se heurtent incessamment. P 61

 

 challenge portugal

 

LU EN AVRIL 2018

« Le banquier anarchiste » de Fernando Pessoa

Je vous parle aujourd’hui d’un livre qui a patienté longtemps sur une étagère de ma bibliothèque, jusqu’à ce challenge littérature portugaise :

 Le banquier anarchiste de Fernando Pessoa

 

 

QUATRIÈME DE COUVERTURE

 

Ce texte paru en 1922 sous le nom de Pessoa, est un véritable brûlot, aussi explosif, détonnant et jubilatoire aujourd’hui que lors de sa publication. Si ce banquier anarchiste nous enchante par son esprit retors, ses raisonnements par l’absurde et une mauvaise foi réjouissante, la véritable dimension du livre, cependant, n’est pas là : il s’agit en fait d’un pamphlet incendiaire contre la « société bourgeoise » (autrement dit la nôtre), ses hypocrisies et ses mensonges. C’est aussi une dénonciation du pouvoir de l’argent qui mine de l’intérieur le bien le plus précieux de l’homme : la liberté.

Pessoa déploie ici, pour sa démonstration, une rhétorique étourdissante alliée à une ironie féroce, révélant ainsi une facette encore peu connue de son génie multiforme.

Cette traduction inédite de Françoise Laye, l’auteure de la grande traduction du « Livre de l’intranquillité », a été faite à partir de l’édition définitive du « Banquier anarchiste » parue en 1999 chez Assirio et Alvim et établie par Manuela Parreira da Silva.

CE QUE J’EN PENSE

 

Magique, brillantissime, machiavélique…

L’auteur nous montre de façon magistrale comment la révolte contre l’injustice et les inégalités entraine l’anarchisme, en nous expliquant la notion de fiction sociale., que constitue la société dans laquelle on vie.

« De ce que vous avez dit, je conclus que vous entendez par anarchisme (et ce serait là une bonne définition) la révolte contre toutes les conventions, toutes les formules sociales, en même temps que le désir et la volonté de les abolir totalement. » P 19

Au passage Fernando Pessoa règle ses comptes avec la notion de Dieu, religion, devoir altruisme car ce ne sont que des tentatives d’explications pour contenir les gens. Il est également féroce avec la révolution russe, toute récente,  qu’il accuse de remplacer une dictature par une autre.

« Et vous verrez ce qui sortira de la révolution russe… Quelque chose qui va retarder de plusieurs dizaines d’années la naissance de la société libre… D’ailleurs que peut-on attendre d’un peuple d’analphabètes et de mystiques ? » P 27

Notre banquier explique son cheminement sur la nécessité de devenir soi-même, donc forcément égoïste pour arriver à la véritable anarchie qui ne peut être qu’individuelle, car sitôt que les hommes forment un groupe, certains veulent accaparer le pouvoir. A une tyrannie succèdera forcément une autre.

Il ne s’agit pas de détruire ce qui existe. L’anarchie ne peut donc être qu’une démarche individuelle, en tentant de changer la société, chacun dans son domaine, fût-il la bourgeoisie ou l’argent.

« Si la société anarchique, pour une raison quelconque, n’est pas réalisable, alors il faut bien qu’existe la société la plus naturelle après celle-là, c’est-à-dire la société bourgeoise. » P 48

Notre banquier s’en donne à cœur joie, étripant au passage la propagande et son inefficacité ainsi que  les anarchistes qui s’en prennent aux biens matériels et vont ainsi à l’encontre de leur objectif initial, car peuvent être arrêtés, jugés…

Il n’hésite pas à être provocateur, poussant le raisonnement à l’extrême, décortiquant chaque idée, pour la pousser dans ses moindres retranchements, ne reculant devant aucune affirmation péremptoire, prenant le risque de choquer le lecteur, tout en l’entraînant dans sa logique.

Il ne faut jamais perdre de vue, au cours de cette lecture, que Fernando Pessoa a publié ce texte retouché à maintes reprises, en 1922, ce qui était sacrément culotté à l’époque ! il est brillant, manie l’ironie avec dextérité et dénonce l’hypocrisie de la société de façon magistrale.

Ce livre mérite amplement le qualificatif de brûlot explosif, détonant et jubilatoire, que lui attribue Françoise Laye dans sa préface. J’ai dévoré ce livre, alors qu’il ne me semblait pas si simple d’accès au départ car je voulais absolument savoir où il allait m’entraîner et si j’allais le suivre dans son raisonnement ; c’est un véritable uppercut, il est difficile d’enchaîner tout de suite sur un autre roman ou essai.

Bravo Mr Pessoa, vous m’avez convaincue ! jusqu’à présent, je n’avais lu que quelques-uns de poèmes, par ci par là, mais il est temps que j’explore davantage votre œuvre avec, pour commencer, « Le Livre de l’Intranquillité « 

 

EXTRAITS

 

Je n’ai eu pour moi qu’une intelligence lucide et une force de volonté assez marquée. Mais c’étaient là des dons naturels, que mon humble origine ne pouvait me retirer. P 15

 

Or, qu’est-ce qu’un anarchiste ? C’est un homme révolté contre l’injustice qui rend les hommes, dès la naissance, inégaux socialement – au fond, c’est ça, tout simplement. Il en résulte, naturellement, une révolte contre les conventions sociales qui créent cette inégalité. Ce que je vous indique en ce moment, c’est le cheminement psychologique, autrement dit, la façon dont on devient anarchiste ; nous verrons plus tard l’aspect théorique. P 17

 

On devient ceci ou cela en vertu des fictions sociales. Et, ces fictions sociales, pourquoi sont-elles mauvaises ? Parce que ce sont des fictions, parce qu’elles ne sont pas naturelles. L’argent ne vaut pas mieux que l’État, et la famille que les religions. P 20

 

Mais si, à la suite d’un évènement soudain, la révolution sociale se trouve un jour réalisée, alors, à défaut d’une société libre (car l’humanité ne peut pas y être déjà préparée) on verra s’installer à sa place la dictature de ceux qui veulent précisément instaurer la société libre. P 25

… C’est l’argument que ces crétins qui défendent la « dictature du prolétariat » emploieraient pour la défendre, si seulement ils étaient capables de penser et de raisonner… P 26

 

Oui, cette même logique qui me démontre qu’on ne naît pas pour être marié ou Portugais, ou riche ou pauvre, me démontre aussi qu’on ne naît pas pour être solidaire, mais seulement pour être soi-même. Donc, le contraire d’un être altruiste et solidaire, c’est-à-dire quelqu’un exclusivement égoïste. P 36

 

On ne fait pas la révolution parce qu’on doit mourir, ou qu’on est petit alors qu’on aurait voulu être grand. P 48

 

En effet, on peut supposer que la longue accoutumance des êtres humains aux fictions sociales, qui créent par elles-mêmes de la tyrannie, pervertit leurs qualités naturelles dès la naissance ; dès lors, ils tendent à tyranniser autrui spontanément, même ceux qui sont le moins enclins à le faire… P 51

 

Le « combat » ne se déroule pas parmi les membres de la société bourgeoise, mais parmi les fictions sociales sur lesquelles elle repose. Or, les fictions sociales ne sont pas des gens sur lesquels on puisse tirer… P 60

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LU EN AVRIL 2018