"La Porte" de Magda Szabo

Je vous parle aujourd’hui d’un livre qui traînait dans ma PAL depuis plusieurs années et j’ai décidé de l’en sortir pour ce challenge « Le mois de l’Europe de l’Est » qui me permet de découvrir beaucoup d’auteurs :

Quatrième de couverture :

« C’est moi qui ai tué Emerence. Je voulais la sauver, non la détruire, mais cela n’y change rien. »

La Porte est une confession. La narratrice y retrace sa relation avec Emerence Szeredás, qui fut sa domestique pendant vingt ans. Tout les oppose : l’une est jeune, l’autre âgée ; l’une sait à peine lire, l’autre ne vit que par les mots ; l’une est forte tête mais d’une humilité rare, l’autre a l’orgueil de l’intellectuelle. Emerence revendique farouchement sa liberté, ses silences, sa solitude, et refuse à quiconque l’accès à son domicile.

 Quels secrets se cachent derrière la porte ?


Chef-d’œuvre de la littérature hongroise dont le succès fut mondial, prix Femina étranger en 2003, « La Porte » a été élu meilleur livre de l’année 2015 par le New York Times.

Ce que j’en pense :

Dans ce récit autobiographique, Magda Szabo nous raconte comment elle a rencontré Emerence, qu’elle a embauchée sur les conseils d’une amie pour faire le ménage, la cuisine chez elle. La première rencontre donne déjà le ton : Emerence a une stature imposante : elle a soigné son entrée solennelle, vêtue d’une robe grise, à manches longues, tout aussi austère que sa personnalité, les cheveux dissimulés sous un foulard qui ne la quitte jamais.

En fait, c’est elle qui va décider si elle accepte ou non l’emploi et dicter ses propres conditions, ses horaires qui seront on ne peut plus fantaisistes…

Une drôle de relation s’installe entre les deux femmes : Emerence méprise le travail d’écrivain de sa patronne, car pour elle, seul compte le travail manuel, physique. Elle dit régulièrement qu’il y a d’un côté les hommes qui balaient et les autres.

C’est elle qui finalement va régenter la maison, avec une austérité, et un caractère bien trempé, même le chien du couple dont elle a choisi le nom Viola, va la reconnaître comme maîtresse…

On comprend très vite que son côté « brut de décoffrage » est liée à une vie extrêmement difficile : un drame est survenu dans son enfance qui va provoquer des dégâts importants. Son père, charpentier, (comme le Christ) mais aussi ébéniste, meurt jeune. Son grand frère va être confié au grand-père, et elle sera finalement « vendue » comme femme à tout faire, à l’âge de treize ans…

Emerence a traversé l’Histoire : la Seconde Guerre Mondiale, la persécution des juifs, puis le régime communiste, mais elle livre très peu de choses sur sa vie, elle ferme son passé à double tour comme la porte de sa maison, dans laquelle personne n’est autorisé à entrer.

Elle a son groupe d’amies sur lequel elle règne aussi, abat un travail considérable, malgré son âge, passe ses hivers à déblayer la neige devant toutes les portes, de la rue, quand elle en a terminé avec la dernière, il faut recommencer, soulève des meubles aussi grands qu’elle.

Bien-sûr cette relation entre les deux femmes, paraît toxique de prime abord, car Emerence est souvent dans la maltraitance, vis-à-vis de sa patronne, comme du chien qui pourtant lui voue une véritable adoration, et seul l’époux qu’elle appelle « le Maître » mérite sa considération. En fait, le lien qui se tisse entre les deux femmes est beaucoup plus complexe…. en outre, on sait dès le départ qu’elle va se terminer de manière tragique.

J’ai beaucoup aimé ce roman, les personnages, le style de narration, les références à l’Histoire de la Hongrie, les révoltes sous la férule de l’Empereur d’Autriche, les dictateurs qui se sont succédés, le régime communiste… Je connais un peu l’Histoire de ce pays, et l’auteure, qui a fait, entre autres, des études d’Histoire m’a donné envie d’approfondir…

J’ai trouvé le style de narration original : le premier et le dernier chapitre s’appellent la porte et se répondent… l’écriture est belle…

Ce roman m’a énormément plu, c’est presque un coup de cœur et m’a donné envie de connaître davantage cette auteure : « Abigaël » et « La ballade d’Isa » notamment.

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L’auteure :

Magda Szabo est née en 1917, à Debrecen, capitale du protestantisme hongrois. Après des études de lettres classiques, de langue et littérature hongroise, et d’histoire, elle commence à publier après la Seconde Guerre Mondiale.

Mais, ses œuvres sont vite mises à l’index par le nouveau régime communiste au pouvoir.

Redécouverte à l’Étranger suite au couronnement de « La Porte », prix Femina en 2003, elle est progressivement devenue la figure majeure des lettres hongroises.

En 2015, « La Porte » a été élu le meilleur livre de l’année 2015 par le New York Times.

Elle est décédée le 19 novembre 2007.

Extraits :

Quand nous nous sommes parlée pour la première fois, j’aurais aimé voir son visage, et j’ai été gênée qu’elle ne m’en laisse pas la possibilité. Elle se tenait devant moi telle une statue, immobile, non pas sur ses gardes, même assez détendue, je voyais à peine son front, à ce moment-là je ne savais pas que je ne la verrais sans foulard que sur son lit de mort.

… et ce soir-là, elle n’entra pas à notre service, cela n’eût été ni digne ni convenable : Emerence s’enrôla. En partant elle prit congé de mon mari par cette formule : « je souhaite bonne nuit au maître…

Emerence n’avait trouvé de nom que pour mon mari, moi je n’étais ni madame ni rien, et cela dura tant qu’elle ne put m’assigner de place dans sa vie, tant qu’elle ne découvrit pas ce que j’étais pour elle, et comment elle devait m’appeler.

Où qu’elle travaille, il lui arrivait de laisser tomber sa tâche, parce qu’il lui arrivait à l’esprit que je pouvais avoir besoin de quelque chose, et elle n’était rassurée qu’en voyant qu’il ne me manquait rien, alors elle repartait en courant, le soir elle préparait un plat dont elle savait que je l’aimais, mais il lui arrivait aussi de m’apporter autre chose, des cadeaux inattendus, sans raison particulière.

D’une manière générale, Emerence considérait notre couple comme une énigme, elle ne comprenait pas pourquoi je me compliquais les choses, mais puisqu’il en était ainsi, elle l’acceptait, tout comme j’admettais qu’elle n’ouvre pas sa porte.

Aujourd’hui, je sais ce que j’ignorais alors, l’affection ne peut s’exprimer de manière acquise, canalisée, articulée, et je n’ai pas le droit d’en déterminer la forme à la place de l’autre.

… si un étranger, venu chez nous pour la première fois, en voyant Emerence vaquer à la cuisine, l’aurait prise pour ma tante ou ma marraine, je ne l’aurais pas détrompé, il était impossible d’expliquer la nature, l’intensité de notre relation, ou le fait qu’Emerence était pour chacun de nous une nouvelle mère, bien qu’elle ne ressemblât à aucune des nôtres.

Aux yeux d’Emerence, tout travail qu’on n’exécute pas avec les mains ou la force physique n’était que flemmardise, voire charlatanisme, pour ma part, si j’ai toujours estimé les performances du corps, je ne les ai jamais considérées comme supérieures à celles de l’esprit.

Celui qui était en haut, sous quelque auspice qu’il s’y trouve, même  s’il y était dans l’intérêt d’Emerence, n’était autre qu’un oppresseur, le monde d’Emerence connaissait deux sortes d’hommes, ceux qui balaient et les autres, tout découlait de là, peu importe sous quel mot d’ordre ou quelles bannières on célébrait la fête nationale.

Si Emerence croyait en quelque chose, c’était au temps, dans sa mythologie personnelle, le Temps était le meunier d’un moulin éternel, dont la trémie déversait les évènements de la vie dans le sac que chacun apportait à son tour.

Ce n’était vraiment pas facile, mais je ne pouvais rien y changer : c’est elle qui réglementait notre relation, et elle en réglait le thermostat avec économie et rationalité.

Lu en mars 2020

« Libération » de Sandor Marai

Une découverte intéressante d’un auteur que je ne connaissais pas avec :

Libération de Sandor Marai

 

Quatrième de couverture:

En avril 1945, Budapest est libérée par l’armée russe au terme d’un siège implacable. Cet épisode historique, que Sándor Márai évoquera vingt-cinq années plus tard dans ses « Mémoires de Hongrie », lui inspire, à chaud, ce roman qu’il achève en quelques mois.

« Libération » évoque les dernières semaines du siège: dans les caves d’un immeuble se terrent une centaine de réfugiés. L’oreille tendue vers les tirs d’artillerie et le fracas des bombes au dessus de leurs têtes, ils attendent l’issue d’un combat incertain. Autour de la jeune Élisabeth, fille d’un savant renommé, résistant au nazisme, se rassemblent des gens de toutes origines et de toutes opinions. Au fil des jours, dans l’atmosphère oppressante de ce huis-clos, la solidarité et la courtoisie initiales cèdent la place à la méfiance, à l’agressivité: les caractères se révèlent, les masques tombent. Et tandis que la situation au dehors évolue, on ne sait ce qu’il faut redouter le plus: les « Libérateurs » russes ou les derniers sévices des nazis acculés.

Dans cette œuvre qui ne sera publiée que pour le centième anniversaire de sa naissance Márai donne une magistrale leçon de littérature: le matériau brut du reportage se transforme sous sa plume en un récit somnambulique et puissant, empreint d’un profond scepticisme et  bouleversant de bout en bout.

 

Ce que j’en pense :

Sándor Márai nous raconte une très belle histoire, qui a des parfums d’autobiographie tant il réussit à communiquer au lecteur l’atmosphère étouffante de ce huis-clos, pendant lequel une quarantaine de personnes se retrouve dans une cave, sous les bombes communistes, tandis que les derniers nazillons continuent à chasser le juif avec des délateurs toujours actifs.

On voit évoluer les personnages, les espoirs que certains mettent dans la libération par les communistes, les nostalgiques du nazisme, chacun tentant de de survivre s’entraidant au départ, puis la méfiance émerge… On retrouve tous les types d’individus qu’une société peut rencontrer.

« Que se passe-t-il dans l’âme des hommes à présent qu’ils ont perdu ce qui fait d’eux des êtres humains? Que se passe-t-il dans l’âme d’un être resté fidèle à un pacte implicite et explicite entre les hommes et la solidarité, dans un monde qui renie toute loi humaine et qui, pris d’une rage insensée se détruit? » P 49

Elisabeth est une héroïne passionnante, on la voit évoluer dans ses gestes mais aussi dans sa pensée, la manière dont elle écoute les autres, le raisonnement que s’affine de plus en plus. Elle résiste car elle doit survivre et retrouver son père qui se cache, emmuré vivant dans l’immeuble d’en face.

Sándor Márai nous livre un dialogue extraordinaire entre Elisabeth et un autre « réfugié » de la cave, où il est question d’amour, de haine, de folie entre autres, et le mot libération qui sert de titre au roman est à prendre dans tous les sens du terme: se libérer de l’emprisonnement dans cette cave où l’hygiène et la nourriture font défaut, se libérer du joug des nazis et de leur sympathisants hongrois, se libérer aussi de l’enfermement psychologique dans des idées toutes faites et qu’il convient de nuancer. La libération vient-elle de l’extérieur ou de l’intérieur? Les Russes vont-ils libérer ou vont-ils enfermer davantage?

Je ne connaissais pas cet auteur au destin tragique: antifasciste dans une Hongrie proche des nazis, puis mis au ban par le gouvernement communiste, il a dû s’exiler  en 1948 et s’installer en1952 aux USA où il se suicidera en 1989, ce qui fait penser bien-sûr à Stefan Zweig. Son style m’a beaucoup plu, ainsi que sa manière de penser, d’analyser de l’intérieur un personnage féminin subtil, tout en finesse auquel je me suis beaucoup attachée.

Très belle découverte, due complètement au hasard qui me donne l’envie d’explorer l’œuvre de l’auteur. J’espère vous avoir donner envie de lire ce roman ou un autre de Sándor Márai qui est devenu un auteur culte de la jeunesse hongroise  et dont la réputation s’étend au monde entier.

 

Extraits :

Et puis, tout le monde était fatigué. Compassion, entraide, tout sentiment élevé avait disparu. Chacun attendait la mort à tout instant, la bombe ou l’obus ou encore cette aventure terrible que représenterait le changement de régime, un bouleversement dont personne n’était capable de mesurer à l’avance les conséquences. P 25

 

Oui, quelque chose se passe à présent dans l’âme de tous ces gens entassés, méfiants, envahis d’une épouvantable angoisse, qui se disputent ou jacassent avec une affabilité embarrassée ou une politesse grinçante. Oui, ce « changement » est perceptible, tout comme ce qui se passe dehors, dans les ruelles du pâté de maisons. Qu’est-ce qui « bouge »?… Parfois Élisabeth croit avoir compris. P 96

 

Les gens distingués et les prolétaires sont également incertains. Aucun ne sait précisément ce qu’apportera l’heure qui suit. Que voudront les communistes, quelle sorte d’ordre imposeront-ils, qui sera le maître, qui sera l’esclave? P 97

 

La folie n’a aucun but. Le fou fait quelque chose, sans raison et sans but, comme ça, il s’arrache les dents avec un clou rouillé, ou se met à éructer en norvégien, sans aucune signification. Cette nuit, ces malades mentaux vont « accomplir quelque chose ». P 106

 

Oui, pendant les dix derniers mois et le chaos des vingt-quatre derniers jours, elle a appris qu’il existe une forme de communication plus sensible et plus fiable que la parole: à travers le regard, le silence et les gestes, et des messages encore plus subtils, un être humain peut répondre à un appel lancé par un autre. P 120

 

Vous voyez, c’est peut-être là que se trouve la cause du malentendu. La généralisation, voilà le problème, la seule cause de tous les maux. Vous êtes de bonne volonté, mais vous dîtes aussi: eux, les juifs… Vous aussi, vous croyez que les juifs partagent un secret commun, quelque chose qui les relie. Mais ce n’est pas vrai, mademoiselle, dit-il sérieux à présent. Les juifs c’est une généralité, c’est comme si vous disiez : les chrétiens… Il y  des juifs, il y a des chrétiens, et il est évident que l’origine, la religion, le mode de vie, l’ethnie induisent des traits spécifiques communs… P 155

 

L’amour existe, dit-il gravement. Oui, il y a des moments où on aime, on aime beaucoup, murmure-t-il. Dans ces moments-là, on est très fort. Peut-être même qu’on peut sauver des vies, si on aime quelqu’un. Il existe un état d’âme, une disposition mentale que l’on appelle amour, et qui certes peut durer, c’est vrai. Quand on aime, on devient plus grand, plus puissant, c’est vrai aussi. Mais cet état est provisoire. Il passe, et l’homme reste. Non, dit-il d’un ton déterminé, en secouant la tête, l’amour n’est pas non plus la libération. P 163

 

Lu en août 2017