« Le cartographe des absences » de Mia Couto

Je vous parle aujourd’hui d’un livre qui m’a attirée très vite car il entrait en résonance avec un pays que j’aime et dont le passé n’est pas simple.

Résumé de l’éditeur :

En 2019, un cyclone a entièrement détruit la ville de Beira sur la côte du Mozambique. 

Un poète est invité par l’université de la ville quelques jours avant la catastrophe. Il retrouve son enfance et son adolescence dans ces rues où il a vécu dans les années 70. Il va faire un voyage “vers le centre de son âme” et y trouver son père, un grand poète engagé dans la lutte contre la colonisation portugaise. Il se souvient des terribles massacres perpétrés par les troupes coloniales. Il se souvient aussi de Benedito, le petit serviteur, aujourd’hui dirigeant du FRELIMO au pouvoir, de l’inspecteur de la police politique, des amoureux qui se sont suicidés parce que leur différence de couleur de peau était inacceptable, de la puissante Maniara, sorcière et photographe, et surtout de Sandro, son frère caché.

Les faits que l’enfant qu’il fut nous raconte sont terribles, le racisme, la bêtise coloniale, la police politique, la PIDE, les traîtrises.

Ce roman au souffle puissant peuplé de personnages extraordinaires, à l’intrigue aussi rigoureuse que surprenante, est écrit comme la poésie, que Mia Couto définit comme “ une façon de regarder le monde et de comprendre ce qui habite une dimension invisible de ce qu’on nomme la réalité ”.

Un roman magnifique, dans l’ombre d’un cataclysme, le plus personnel écrit par l’auteur, l’un de ses meilleurs. 

Ce que j’en pense :

Diogo Santiago, journaliste et poète revient au Mozambique sur les lieux de son enfance, au bout de quarante ans. Nous sommes en 2019, quelques jours avant un cyclone ravageur, et il va essayer de retrouver la trace de son père, poète comme lui, sympathisant de l’indépendance pour essayer de renouer avec le passé et en connaître davantage à son sujet.

Il rencontre une jeune femme, Liana, orpheline qui est, elle aussi, en quête d’identité et celle-ci lui remet un dossier, journal qu’a tenu son grand-père, inspecteur de la PIDE, la tristement célèbre police politique de Salazar. Ce journal concerne l’enquête qu’il a menée sur le père de Diogo.

On va peu à peu découvrir le passé du père, les non-dits, les enfants cachés, en rencontrant des personnages troubles, au caractère haut en couleur, en revisitant la guerre d’indépendance du Mozambique, la terreur semée par la PIDE, les persécutions, tortures en tout genre.

Mia Couto nous propose un voyage dans le temps et l’espace avec ses évocations de l’absence physique ou mentale, les dégâts que cela peut entraîner, à la manière d’un cartographe qui établit des cartes, des instantanés , essayant de combler les manques, le tout sous fond de cyclone qui fonce sur le pays. Cyclone lié à la météo qui fait curieusement écho avec le cyclone politique sur fond de racisme.

C’est le premier livre de l’auteur que je lis et j’avoue que je suis sous le charme, il y a une forme de magie dans son écriture comme dans l’histoire qu’il nous raconte et il décrit bien le contexte de la dictature exercée par Salazar sur son pays, le Portugal, et sur ses colonies de l’époque. J’ai choisi ce roman car je connaissais la guerre d’indépendance de l’Angola mais je savais peu de chose sur celle du Mozambique ..

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Métailié qui m’ont permis de découvrir ce roman et son auteure

#LeCartographedesabsences #NetGalleyFrance

8/10

Mia Couto est né au Mozambique en 1955. Après avoir étudié la médecine et la biologie, il s’engage aux côtés du frelimo en faveur de l’indépendance du pays, devient journaliste puis écrivain. Il travaille actuellement comme biologiste, spécialiste des zones côtières, et enseigne l’écologie à l’université de Maputo. Pour Henning Mankell, « il est aujourd’hui l’un des auteurs les plus intéressants et les plus importants d’Afrique ». Ses romans sont traduits dans plus de 30 pays. Il a reçu de nombreux prix pour son œuvre, dont le Prix de la francophonie en 2012, le prix Camões en 2013, le prix Neustadt 2014 (Allemagne), il a également été finaliste de l’Impac Dublin Literary Award et du Man Booker Prize en 2015.

Extraits :

C’est injuste d’hériter de passés, c’est comme si on nous attachait le temps à nos pieds…

Triste ironie : j’ai fait ce voyage pour recueillir des souvenirs de ma ville mais je reste enfermé à l’hôtel, peut-être par peur de découvrir que ma vie repose sur un mensonge.

Les lieux sont comme les livres : ils n’existent que lorsqu’on les lit pour la deuxième fois.

Les symptômes sont si nombreux qu’ils ne tiennent pas dans une seule maladie. De même que la ville coloniale avait sombré dans la folie pour se défendre contre le chaos, je tombais moi-aussi malade pour me défendre contre mon quotidien en ruine.

Ne pas savoir où s’enfuir est aussi triste que de ne pas avoir de maison.

Pour les blancs, je suis prêtre mas je continue d’être noir. Pour les noirs, j’ai cessé d’être noir et ne suis même pas prêtre. Toutefois, il n’y a pas que les croyants qui se refusent à me confier leurs péchés. En vérité, moi-même j’hésite à me confesser. Je sens que ma vie est à double tranchant : j’ai foi dans le dieu des chrétiens et je garde ma croyance dans les dieux africains.

Ce nouveau massacre serait perpétré lentement, très lentement, comme si d’un côté, il n’avait jamais lieu et, de l’autre, se produisait sans cesse. On appelle cela le stratagème de la montre. L’aiguille des secondes saute si souvent que personne ne remarque son mouvement. Ces noirs massacrés sont l’aiguille des secondes : personne ne les remarque, personne ne les comptabilise. Mais ce sont eux qui font le temps.

Dans la foulée, nous avons rempli des tentes avec d’autres prisonniers. Ces tentes étaient appelées « salles d’attente ». Dès que ces enceintes étaient complètes, on conduisait les prisonniers en camion pour les décharger à l’arrière de l’hôpital. Là, les nègres creusaient leurs propres fosses et ils étaient exécutés au bord de ces trous…

Elle avait pris une chaise et s’était assise au milieu de la route. Elle s’était armée d’une bouteille de bière et d’un tissu qu’elle cousait. Elle avait attendu là les coups de feu. Elle savait : on n’attend pas une guerre entre quatre murs. C’est à l’intérieur de la maison qu’on tue les femmes.

Dieu seul possède ce pouvoir (pardonner), a assuré l’évêque. Les enfants de Dieu ne pardonnent pas, ils ne font qu’oublier. En vérité, ils n’oublient pas non plus. C’est comme un papier que l’on déchire et dont on pense ainsi qu’il n’a jamais été écrit.

Moins il y a de vêtements, plus les hommes délient leur langue. Les femmes le savent. Et nous aussi. Nous appliquons ce principe ici dans notre train-train quotidien. C’est pour cela qu’on déshabille les suspects avant de les torturer. C’est prouvé : les vêtements entravent la sincérité.

Les gens n’entrent pas dans l’eau, assure-t-elle. C’est l’eau qui, poliment, s’éloigne. Il faut demander l’autorisation. Il faut demander la permission à la mer. La permission d’emporter, la permission de rendre.

Un écrivain, défendait Adriano Santiago, a besoin d’une maladie, de préférence impossible à diagnostiquer. Selon lui, il existait deux ennemis de l’inspiration poétique : le premier était d’être en bonne santé dans un monde si malade ; le second d’être heureux dans un monde si injuste.

Lu en septembre 2022