« La mer Noire dans les Grands Lacs » d’Annie Lulu

Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’ai découvert via une opération Masse critique spéciale organisée par Babelio :

Quatrième de couverture :

La Mer Noire, c’est cette Roumanie où elle est née, ce « coin pourri d’Europe » gangréné par le racisme et la honte. Les Grands Lacs, c’est ce Congo supplicié, le pays de ce père qu’elle n’a jamais connu. Parce qu’elle ne se sent nulle part à sa place, Nili se met en quête de ses racines. A son enfant à naitre, la jeune métisse raconte son voyage – ce long voyage d’une barbarie à l’autre, d’une tyrannie à l’autre – où elle retrace le fil des origines entre guerre et paix, exil intérieur et renaissance à soi-même…

Ce que j’en pense :

Nili est née en Roumanie, à Iasi, d’une mère roumaine, Elena et d’un père congolais, Exaucé Mabasi Motembé, venu y faire ses études : nous sommes sous l’ère Ceaucescu, le conducator, autoproclamé Génie des Carpates, qui voulaient enseigner le communisme à des étudiants africains pour qu’ils puissent l’instaurer en Afrique, après la fin du colonialisme.

Nili est le fruit de leurs brèves amours, elle est reconnue par son père qui veut construire une vraie famille, alors qu’Elena ne l’entend pas de cette oreille. Elle rejette le bébé, essaie même de s’en débarrasser, « la jeter aux ordures », d’autant plus que les « grandes oreilles » du gouvernement tracent tout le monde (pas besoin de smartphone à l’époque !), les employées de l’État, la harcelant chaque jour, durant la grossesse pour qu’elle avorte.

J’aurais dû te noyer quand tu es née, j’aurais dû t’écraser avec une brique. Cette phrase entendue enfant me revient sans cesse en tête. C’est ainsi qu’a commencé cette histoire de parias, parce que, d’une façon ou d’une autre, elles nous ont détruites, nos mères. Elles nous ont donné tout ce qui les consume, la haine qu’elles nourrissent pour leur propre désir, elles nous ont refourgué le paquet en nous disant : Démerde-toi.

Elena finit par accepter Nili, mais refusera toujours de lui parler de son père, renvoyant toutes les lettres qu’Exaucé lui a écrites (à elle-même et à Nili) et chaque fois que cette dernière osera demander où est son père, elle recevra une correction, donc elle finira par ne plus rien demander, vivant son statut de métis, sa couleur de peau comme une tare dans ce pays dont le passé est hanté par les pogroms.

Des phrases impossibles à oublier qu’il faudrait qu’on raconte, pour qu’un jour les gens sachent, ce que c’est qu’être le rare enfant d’un Noir dans une province du monde où la lune est encore pleine de pogroms.

Ce roman évoque la difficulté d’être métisse mais aussi, celle de vivre sans père, finissant pas croire qu’il est un salaud, tant sa mère diffuse son venin. Difficulté de se construire, sans image paternelle avec une mère qui lui répond de chercher la solution à ses interrogations dans la lecture, (point de salut sans études supérieures et sans avoir rédigé une thèse !)

À défaut de se perdre, Nili va partir à la recherche de ses racines, tenter de retrouver son père, sa famille, le Congo, ce qui n’est pas simple quand on ne dispose que d’un nom et d’un pays, chercher une aiguille dans une meule de foin.

On découvre avec elle l’histoire de ce pays : l’époque du Congo belge, puis la naissance du Zaïre qui deviendra Congo Kinshasa, puis la RDC, ainsi que tous ces hommes et femmes qui se sont battus pour vivre en démocratie, mais coups d’état, présidents à vie, arrestations et tortures à la moindre velléité de révolte, et en même temps on revisite aussi la Roumanie sous Ceausescu… Les dictatures ont de beaux jours devant elles.

Annie Lulu a choisi une forme de récit originale : elle s’adresse à son futur bébé, pour lui raconter l’histoire familiale. Elle évoque des noms célèbres, notamment Patrice Lumumba, Thomas Sankara, Samora Machel, Blaise Compaoré mais bien d’autres encore, les révoltes dans des pays voisins, revenant sur la guerre d’Angola contre le Portugal, le Mozambique, l’Éthiopie, le génocide du Rwanda…

L’écriture est belle, pleine de poésie et d’érotisme, émaillée de mots dont les consonances chantantes font rêver et on s’attache à Nili qui va se trouver entraînée dans la grande Histoire. Annie Lulu nous propose un glossaire, avec la signification des mots, mais aussi des détails sur la vie des hommes et des femmes (Kimpa Vita) qui ont fait l’Afrique.

Ce livre, le premier de l’auteure, contient tous les thèmes qui m’intéressent : famille, relation mère-fille toxique, quête de l’identité, exil et bien sûr, l’Histoire, il  a tenu ses promesses et j’espère qu’on pourra retrouver bientôt l’auteure.

Un grand merci à Babelio et aux éditions Pocket qui m’ont permis de découvrir ce roman qui a reçu le Prix Senghor, le Prix de la littérature de l’exil et a été finaliste du Prix du livre Orange et la belle plume de son auteure.

9/10

L’auteure :

Annie Lulu est née à Iasi, en Roumanie, d’un père congolais et d’une mère roumaine. Arrivée très jeune en France, elle étudie la philosophie, puis se consacre pleinement à l’écriture. « La Mer Noire dans les Grands Lacs » est son premier roman, publié en 2021.

Extraits :

Alors moi, je te parle entre les côtes, depuis ce bord de lac calme, depuis l’odeur qui s’y est accrochée et toi, mon fils, écoute bien tout ce que je vais te dire, je ne pourrai pas répéter, ce sera dur de dire deux fois cette histoire jusqu’au glissement lent de ton père dans le plein de la nuit.

Les absents, tu vois, mon chéri, on n’y peut pas grand-chose. Tu l’apprendras plus tard, ce n’est pas souvent qu’ils choisissent de partir. Il ne faut pas en avoir après eux. Quand j’ai fini par réaliser combien disparaître n’est pas toujours un choix, en venant ici au Congo, c’était trop tard : la haine avait déjà fait son œuvre dans mes entrailles.

Et surtout, ce qu’Elena n’a jamais compris, c’est que le corps, on ne peut pas le laver de ce qui l’a taché de façon indélébile, c’est-à-dire, la tristesse et la peur. Ma mère, elle avait beau me frotter, m’éponger et me frotter encore, ça ne servait à rien, derrière sa dureté, elle avait toujours peur elle était toujours triste. Elle était triste d’être une femme et elle avait peur que j’en sois une aussi.

Mon fils, tu sais, jamais des livres n’ont pu remplacer un père pour qui que ce soit. J’ai vraiment essayé qu’ils le fassent et qu’ils substituent la moelle grise de leurs pages à la poitrine d’un homme. Pourtant, je le sais bien, j’ai vécu dans la folie d’Elena, une folle que personne n’enfermera jamais.

En traversant le monde pour rencontrer mon père, le blues des Carpates s’est métamorphosé en spleen Kongo. A force d’essayer et d’essayer encore, je ne crois pas que j’y sois vraiment arrivée, à être une Africaine. Une vraie Congolaise. Je te l’ai dit, je ne crois pas qu’on puisse se connaître dans les livres, en tout cas pas quand on vient, même de façon lointaine, de la terre des léopards, comme mon père.

En réalité, je ne suis pas partie de mon propre chef. C’est ce monde pourri là-bas, qui m’a déguerpie, sans aucun ménagement, vers la voix de ma grand-mère, vers la tombe de mon père.

Impossible de fermer l’œil dans cette odeur, avec toutes ces images, dans cette pièce mystérieuse, ma première nuit à Kinshasa. Je commençais à comprendre qui était Exaucé Makasi Motembé, à deviner sa stature, découvrir l’ampleur de sa force. Mais moi, as fille, jamais je ne m’étais engagée, dans une association, un parti, un groupe, en Roumanie rien n’existait d’intéressant, enfin, c’est ce que je me disais.

Ceux qui nous précèdent, ils attendent de nous que nous continuions quelque chose d’eux pour pouvoir revenir. Toi aussi, mon fils, quand tu auras des enfants, tu les verras comme une articulation d’étoiles au segment de ta vie, tu attendras d’eux qu’ils miroitent qui tu as été.

Lu en avril 2022

« Melancolia » de Mircea Cartarescu

Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’ai choisi dans le cadre de l’opération masse critique de janvier organisée par Babelio :

Résumé de l’éditeur :

Voici un livre sur l’enfance et ses métamorphoses.

L’arrière-plan est terrible, parfois même terrifiant, et pourtant c’est une lecture jubilatoire. Encadrées par deux contes, liées entre elles par toutes sortes d’échos, trois longues nouvelles composent Melancolia.

Un enfant de cinq ans dont la mère est sortie se persuade qu’il a été abandonné. Le garçonnet explore l’appartement, avant de s’en échapper sur les passerelles du rêve.

Isabel et Marcel, frère et sœur, vivent au sein d’une famille ordinaire comme deux enfants perdus dans la forêt profonde. Lorsque la fillette tombe malade, son frère jure d’obtenir sa guérison en partant affronter ce qui le terrifie le plus.

Année après année, comme tous les garçons, Ivan a dû ranger dans son armoires les peaux devenues trop petites… Il se demande si les filles, elles-aussi, changent de peau. Puis, il rencontre Dora, « la seule chose vraie dans toute cette ville-ossuaire ».

Ce que j’en pense :

Je rends ma copie en retard, j’espère que je n’aurai pas une trop mauvaise note, mais voilà un livre qui n’est pas facile à lire. J’ai pris mon temps, sinon je ne serais peut-être pas allée jusqu’au bout, et d’ailleurs, pour être tout à fait honnête, je n’ai pas encore terminé la troisième nouvelle. Ce livre est constitué de trois nouvelles, encadrées de deux contes.

Dans la première nouvelle, Les ponts, la mère d’un petit garçon est partie faire les courses et n’est jamais revenu. Alors, il tente de comprendre pourquoi elle est partie, peut-être est-ce de sa faute. Il n’a que cinq ans et son imagination s’enflamme vite. Pour tenter de comprendre, à force de regarder le ciel il finit par « voir » des ponts vers les nuages, sur lesquels il peut marcher sans danger. Retrouver Maman, mais aussi Papa qui est étrangement absent…

On a une très belle réflexion sur le temps qui passe, la vitesse à laquelle il passe pour un enfant de cet âge : des mois, des années plus moins la tristesse de l’abandon, la mélancolie liée à l’absence, à la solitude, comment exister en dehors de Maman, comment inventer sa vie…

Dans la deuxième : Les renards on fait la connaissance de Marcel et sa petite sœur Isabel, ils jouent ensemble, la nuit ils se rejoignent pour dormir dans le même lit, pour se rassurer. Marcel lui invente des histoires : ils sont deux petits lapins, bien au chaud et en sécurité dans leur lit devenu un terrier. Mais le danger guette : des renards viennent les attaquer pour leur faire du mal, alors Marcel les affronte héroïquement. Une nuit, Isabel est malade, avec une forte fièvre et on doit l’hospitaliser. Marcel se souvient du jour où il est allé voir sa mère après l’accouchement, de la statue représentant une femme enceinte avec deux bébés dont le ventre est ouvert pour représenter simplement la grossesse mais depuis il en fait des cauchemars. Il va affronter ses peurs pour tenter de sauver sa petite sœur.

Dans la troisième, Les peaux, Ivan retrouve dans une valise, les différentes peaux que son père a perdu durant son existence, elles sont moisies, mitées alors il les regarde quand il est seul à la maison. Il commence à avoir des « mues » lui-aussi et se demande si les filles passent aussi par ce genre de transformation.

Mircea Cartarescu nous expose ainsi les différentes phases du passage de la petite enfance à l’adolescence, avec une fascination pour la solitude et la mort. Les parents sont étrangement absents dans ces nouvelles, physiquement ou affectivement. On passe en revue, mine de rien, les rituels de passage et le chagrin qui les accompagne : il faut perdre quelque chose pour grandir.

J’ai aimé la profondeur de sa réflexion, et la poésie des mécanismes que ces enfants mettent en œuvre : les ponts pour accéder à une autre dimension et pour combler un manque : Maman est-elle vraiment partie ? Ou a-t-il simplement peur de l’absence qui lui paraît interminable ?

Mircea Cartarescu nous montre comment faire face à l’absence, par l’imaginaire, par des combats contre les renards comme les épreuves des chevaliers du temps jadis. Il joue avec dextérité avec la symbolique dans l’imaginaire de l’enfant qui atteint un sommet dans Les peaux avec les mues, et les transformations du corps chez les garçons et chez les filles.

J’aime beaucoup l’univers de cet auteur mais il m’a fallu du temps pour entrer dans chaque nouvelle, car c’est assez hermétique au départ, ensuite, je me suis familiarisée avec son mode de pensée, et la poésie du texte a fini de me convaincre de l’immense talent de l’auteur.

En voici un exemple :

C’était maman en négatif, la matrice de maman, peut être utilisée un jour pour la fabriquer en un seul exemplaire. Il resta énormément de temps dans le corps de maman, l’explorant en long et en large, pénétrant dans les fiers tunnels de ses bras et de ses jambes vides à l’intérieur, s’émerveillant de ses glandes en sucre candi, de ses dents véritables, des quatre cents perles disposées en grappes dans ses ovaires en chocolat.

La seule manière de s’échapper de l’appartement pour le petit garçon de cinq ans, ce sont les ponts car impossible d’accéder à l’extérieur, par l’ascenseur ou les escaliers qui sont remplis de terre, comme dans un cimetière… Ou les hôpitaux qui sont sinistres avec des chambres communes sinistres qui ont fait remonter un souvenir des profondeurs de ma mémoire : les enfants cachectiques dans les orphelinats à la fin de l’ère Ceausescu…

Un bémol quand même : si vous êtes dépressif, il vaut peut-être mieux éviter de le lire par les temps qui courent…  Durant cette lecture, j’ai beaucoup pensé à l’atmosphère étrange de Melancholia, le film de Lars Van Triers avec mon actrice chouchou Charlotte Gainsbourg et Kirsten Dunst, même effet anxiogène avec une tension qui monte graduellement mais tellement troublante que l’on ne peut ni ne veut s’échapper, restant bloqué devant l’écran…

Un immense merci à Babelio et aux éditions Noir sur Blanc qui m’ont permis de découvrir ce livre et surtout l’univers de son auteur.

8/10

L’auteur :

Mircea Cartarescu est né en Roumanie en 1956. Docteur en lettres, il enseigne la littérature à l’université de Bucarest. Il a été couronné en 2018 par le prestigieux prix Thomas-Mann et Formentor de las letras.

Poète, romancier, critique littéraire, il a publié près de trente livres, traduits dans une vingtaine de langues. En français, signalons : Orbitor et Pourquoi nous aimons les femmes, chez Denoël ; La Nostalgie, chez P.O.L. Publié en 2019, chez Noir sur Blanc, un roman -monde : Solénoïde.

Extraits :

L’homme ne peut faire autre chose que ce que le ciel avait prévu qu’il ferait. A son dernier souffle, chacun considère sa vie et comprend qu’il devait en être ainsi.

Maman était partie un matin faire les courses et n’était jamais revenue. Il s’était passé des semaines ou des mois ou des années, en tout cas de nombreux, très nombreux jours, impossible à compter, tous pareils, car, à partir de l’instant de l’abandon, tout était devenu muet, figé, et l’enfant avait aussitôt perdu la notion du temps.

Leur escalier était, comme il le savait d’ailleurs, rempli de terre, qui se déversaient jusque dans le passage couvert en un monticule de terre meuble. On ne pouvait pas entrer par là.

En dormant, il rêva. En rêvant, il vécut. Quelle était la différence ? Avait-il rêvé ou vécu dans le ventre de maman ?

Les portes étaient pareilles à des pierres tombales dressées, le nom du mort figurant sur des plaques chromées. Tout l’immeuble était fait de caveaux posés les uns sur les autres…

… Gravissant les marches vers un autre palier, l’enfant sentit soudain, pleinement, l’horreur et la mélancolie de la vie, et il souhaita n’être jamais né.

Et voilà qu’il savait comment emprunter ce pont. Il n’avait rien d’autre à faire que de grandir. Il lui fallait coller son dos à la colonne, son crâne touchant la trace de lumière figée. Il resterait ainsi, droit et vertical, cloué à son propre chemin.

La tête sur l’épaule de son frère et alanguie par la chaleur sous la couverture, Isabel fermait souvent ses paupières, attachée encore au monde par un seul fil étincelant, la voix de son frère, qui finalement se brisait aussi et elle glissait alors, comme une larme douce et transparente, dans l’énigmatique océan qui résonnait dans son petit crâne comme un coquillage que l’on approche de l’oreille.

Leur jeu nocturne était toujours le même. Ils étaient deux petits lapins qui vivaient heureux dans un terrier, au chaud, sous la terre gelée.

Mais, dans la plaine gelée du dessus se déplaçaient les renards. C’étaient des créatures énormes et méchantes, avec la gueule pleine de crocs. De temps en temps, l’un d’eaux trouvaient l’entrée de leur terrier, en dépit de tous leurs efforts pour la dissimuler…

Voici ce qu’ils étaient, pelotonnés l’un dans l’autre, sous la croûte glacée du monde : un être unique irrigant deux corps, chuchotant à deux voix,mais rêvant le même rêve qui n’aurait jamais voulu finir. Cette nuit-là, pourtant, le sortilège perdit de sa puissance : les enfants étaient tendus comme à la veille d’un terrible affrontement.

Dans la lueur blanchâtre de la fenêtre se tenait immobile une silhouette à demi éclairée. C’était un garçon à peu près de l’âge de Marcel, de sa taille, vêtu de manière si commune qu’il ne s’en souviendrait pas le lendemain. Mais, ce qu’il n’oublierait jamais, c’était le visage du garçon inconnu, sa lividité dans la lueur froide de la chambre, les yeux qui n’étaient pas des yeux humains…

Lu en février 2021

 

« Les Oxenberg & les Bernstein » de Catalin Mihuleac

Je vous parle aujourd’hui d’un livre particulier, dont le résumé a immédiatement attiré mon attention en le voyant passer sur quelques blogs et dont la lecture m’a bouleversée :

Résumé de l’éditeur :

« Ici repose pour l’éternité Joseph Bernstein, le rabbin des produits vintage. Si vous allez au Paradis, faites appel à lui pour une paire d’ailes bonnes et pas chères, story included. Si vous vous retrouvez en Enfer, des cornes et des sabots comme chez lui, vous n’en trouverez nulle part. »

Voici une famille de Juifs américains, les Bernstein, qui a réussi à Washington DC dans les années 1990 grâce au commerce en gros de vêtements vintage. Persuadés que tout, désormais, des habits aux idées en passant par les sentiments, est plus ou moins de « seconde main », ils s’efforcent de ne voir dans le passé qu’une valeur ajoutée.

Soixante ans plus tôt, de l’autre côté de l’Atlantique, les Oxenberg achèvent de se hisser parmi la bonne société de la ville de Iaşi dans l’étrange royaume de Roumanie. Jacques Oxenberg, dont on vante « les doigts beethovéniens », est le meilleur obstétricien de la région. Il vient d’offrir une auto à son épouse, laquelle lui a donné deux beaux enfants. Un gramophone égaye les soirées de leur jolie maison, mais dehors… les voix rauques de la haine commencent à gronder. 

Lorsque la riche Dora Bernstein et son fils Ben se rendront à Iaşi, durant l’été de 2001, les deux histoires se rejoindront, entre secrets de famille et zones d’ombre de la mémoire collective.

Ce que j’en pense :

Ce roman nous propose de suivre le destin de deux familles les Bernstein, Juifs américains, spécialisés dans la vente vintage, en devenant les rois du « seconde main » à Washington DC et la famille Oxenberg, soixante ans plus tôt à Iaşi, en Roumanie, où Jacques, le chef de famille est un obstétricien reconnu que l’on surnomme le médecin aux doigts beethovéniens.  

Le patriarche Joe Bernstein a épousé Dora, au caractère bien trempé avec laquelle il a fondé une famille. Ils sont richissimes et tentent de s’implanter dans le monde entier et pourquoi pas commencer la Roumanie dont ils ont émigré il y a longtemps. C’est en se rendant sur place que Dora et son fils Ben font la connaissance d’une jeune femme Sanziana Stipuc, rebaptisée Suzy par Dora, qui leur a servi de guide dans la ville et qui deviendra l’épouse de Ben.

La société Bernstein Vintage Ltd prospère sur la vague du « seconde main », et tente de se donner bonne conscience en évoquant des œuvres caritatives. En fait, ils sont capables de vendre de n’importe quoi, un blouson porté par un personnage connu, que des collectionneurs n’hésitent pas à payer pour des sommes exorbitantes.

On récupère des vêtements, chaussures, vieux vinyles, sacs à main par containers entiers, puis on recoupe, on reconditionne, on fait du neuf avec du vieux… On a recours à des employés hispaniques qu’on exploite allègrement, un sou et un sou, et on se donne bonne conscience en se targuant de secourir les sans-abris (homeless) et c’est bien connu, les pauvres sont prêts à acheter même s’ils n’en ont pas les moyens.

« Soyez bons pour les drogués, les vétérans et les clochards. Ce sont eux qui nous entretiennent. Ils nous acheté nos limousines. Le drogué et le clochard nous payent notre Jaguar. Ce n’est pas pour rien que ça rime. Ils nous payent nos vacances en Europe. Ils assumeront vos frais d’études à l’Université. Sans eux, nous aurions la vie dure. Comme la leur. »

Jacques Oxenberg de son côté a épousé Roza qui est licenciée en lettres et travaille avec un ami Carol Drimmer à la traduction en allemand d’une « anthologie de la littérature roumaine ». ils ont deux enfants Lev et la petite Golda. Jacques est devenu le spécialiste de la césarienne pour que ces dames ne voient pas leurs corps abîmés par les accouchements et puissent garder le ventre plat et le périnée en pleine action, car il s’agit alors de ne pas laisser un époux partir avec une maîtresse plus jeune.

Tout va pour le mieux pour la famille Oxenberg, les gens de la haute société payent à Jacques des honoraires rondelets, mais l’antisémitisme s’avance sournoisement et tous ces gens ne vont tarder à le mépriser, le haïr car il est riche, à commencer par la bonne et son amant…

On découvre la trajectoire des deux familles, en alternance, et on constate que toutes les deux deviennent de plus en plus prospères. Suzy va tout faire pour s’intégrer sans la famille Bernstein (le mot veut dire Ambre), se plongeant dans la religion, les coutumes du Judaïsme, mais aussi l’Histoire de ce peuple, les persécutions, les pogroms, la Shoah…

Peu à peu, les Juifs vont être exclus de l’université, les nationalistes bons chrétiens vont monter en puissance à l’instar de l’Allemagne. On pousse les Juifs hors des trains, on frappe à la moindre occasion…

Le contraste s’accentue peu à peu entre les deux familles, l’une de plus en plus riche, l’autre de plus en plus en danger. On sent très vite qu’il y a forcément un lien entre elles. J’ai éprouvé beaucoup plus de sympathie pour la famille Oxenberg, malgré leur optimisme et leur naïveté parfois, refusant de croire à la réalité du danger. Par contre, le côté obsédé par l’argent des Bernstein, m’a souvent exaspéré, tellement américain, et j’ai souvent eu vraiment envie de leur mettre des paires de claques monstrueuses…

Catalin Mihuleac nous fait visiter la Roumanie, ses musées, ses artistes : musiciens, écrivains, les hommes politiques qui ont compté, les pourris et ceux qui ont fait preuve de courage, et surtout le pogrom de Iaşi . J’ai adoré son humour féroce dans la manière d’aborder aussi bien les Américains que les Roumains, sans concession aucune.  

Un lien très fort se tisse entre Suzy et Joe Bernstein, une complicité bien plus forte que sa relation avec son époux. Ils discutent pendant des heures, lui racontant comment il a rencontré Dora, et finit par lui dire un jour que la famille a une ascendance roumaine. Tout au long du récit, une phrase revient souvent dans la bouche de Joe, phrase qu’il attribue à Danton et qu’il s’approprie en la modifiant un peu :

Sais-tu ce que disait Danton Suzy ? « on n’emporte pas son pays à la semelle de ses souliers. »

Sache-le Suzy, on n’emporte pas son pays à la semelle de ses souliers, mais on garde toujours un petit quelque chose dans le talon.

Il y a des scènes très fortes, les Juifs entassés dans ce train, en plein soleil, qui s’aident moralement en imaginant partager un repas, ou boire un bon café alors qu’ils n’ont rien à manger ni à boire, s’efforçant de respirer par le moindre petit trou entre les planches qu’on a clouées….

Une autre scène touchante : Golda, hypersensible, haute comme trois pommes, libérant ses canetons en plastique dans la mer Baltique, pour qu’ils puissent profiter de la liberté et trouver l’âme sœur. Elle est tellement à l’opposé de son frère Lev, qui n’a que l’argent en tête, allant jusqu’à créer une banque alors qu’il doit avoir dix ou douze ans, n’hésitant pas à racketter ses copains ou sa propre sœur !

J’ai beaucoup aimé ce livre et découvert plus en profondeur le pogrom de Iaşi. Je connais encore peu la littérature roumaine mais plus je découvre des auteurs, plus je l’apprécie, ainsi que son histoire et sa culture.

Un immense merci à NetGalley et aux éditions Noir sur blanc qui m’ont permis de découvrir ce roman et son auteur dont j’ai beaucoup apprécié la plume, la verve devrais-je dire et sa manière si particulière de raconter l’irracontable, car il y a des scènes très dures mais Catalin Mihuleac ne tombe jamais dans le pathos.

Je ne peux que vous inciter à lire ce roman magistral que j’ai pris le temps de déguster : il est des livres qu’on dévore, tenu par le suspense, et d’autres qu’on lit lentement, pour le faire durer comme une friandise.

#LesOxenberglesBernstein #NetGalleyFrance

L’auteur :

Cătălin Mihuleac, né en 1960 à Iaşi, dans le nord-est de la Roumanie, a travaillé une demi-douzaine d’années en tant que géologue. À la chute du régime communiste, il a entamé une carrière de journaliste, tout en publiant ses premiers textes satiriques.

 La parution de son roman « Les Oxenberg & les Bernstein » fut un événement en Roumanie, ainsi qu’en Allemagne où l’on a salué sa très grande originalité et sa force narrative imparable pour évoquer l’un des plus grands tabous de l’histoire roumaine contemporaine, le pogrom de Iaşi.

Extraits :

Poussé par son bon cœur, l’Américain donne. Aussi pare qu’il est gratifié d’une déduction de cinq cents dollars sur ses impôts. L’Américain achète, mais il n’a plus de place dans ses placards. Il doit vider pour acheter encore. Il regarde son armoire et dit fuck. Ce pull est boring

Pour la petite Golda, la chaleur et l’aisance de sa famille, c’est une serre où elle ne manque de rien. La maison Oxenberg est l’une des plus respectées et enviées du centre de la ville. Si elle avait un blason, on y lirait : Paix et Harmonie. Bonne, automobile, vacances d’hiver au ski dans les Alpes autrichiennes qui font pendant à celles d’été passées au bord de la Baltique…

Une affaire de vêtements usagés. De deux sortes. Les vêtements avec story, les vêtements vintage pour ceux qui sont en crise d’identité. Et les « vêtements I’m sorry », les fripes ordinaires second hand, pour ceux qui sont en crise financière.

Si l’Amérique éternue, le reste du monde s’enrhume. On verra bientôt, depuis l’une des orbites spatiales, la Terre relâcher la ceinture d’un cran. Le hamburger et la frite l’affirment clairement depuis leur haute tribune. Sous la foi du serment.

Un client hollandais a acheté une fois vingt-cinq tonnes de vinyles. Il a mis vingt-mille dollars sur la table pour vingt-cinq tonnes de musique. Un disque vinyle vous fait déguster un son authentic. Vous détenez l’art dans toute sa pureté. Réservé aux connaisseurs. Le disque vinyle c’est un drap lavé à la rivière. Peut-on le comparer à un drap sorti d’une machine automatique ?

Il faut de tout pour faire de l’art minimal. Bien que, moi, je ne voie que le minimum et pas l’art. le premier auteur d’un art minimal, c’était sans doute l’empereur Néron. Avec son œuvre maîtresse : l’incendie de Rome.

En route pour Washington DC, je prends la décision de créer moi aussi un peu d’art minimal…

… Changer les miens, de pauvres diables, en businessmen. Les faire déménager de leur cagibi de deux pièces d’Onesti dans une villa spacieuse. Leur acheter des montres et des lunettes de grandes marques, parce qu’ils ne peuvent pas participer aux négociations n’importe comment. Leur offrir la possibilité de prendre leur revanche de leur vivant, sans placer tous leurs espoirs dans un caveau. Racheter toutes les humiliations endurées. C’est mon œuvre de début en tant qu’artiste. De l’art minimal. A effet maximal.

Le mari est un avion qui doit être ramené à sa base, après les raids de bombardements qu’exige la tradition masculine. Les munitions antiaériennes que tire l’artillerie de la Maîtresse ne doivent en aucun cas l’abattre.

Dans le commerce, on ne vend pas de produits, mais des histoires sur les produits. Il en est de même en médecine.

Apollon, dieu des Arts, avait bondi de rage en apprenant que Coronis, une simple mortelle, l’avait trompé. Il y mit le holà et ordonna qu’on la tue. Typiquement masculin. En revanche, il sauva l’enfant de la petite pute en effectuant lui-même une césarienne, Esculape, le dieu de la Médecine, vint au monde en gazouillant, de la main de son père, Apollon, dieu des Arts avec une vocation de gynécologue. Preuve que la médecine est un art.  

J’y apprends que la ville de mon époque estudiantine a subi les horreurs d’un pogrom au cours de la Seconde Guerre Mondiale. Et quel pogrom ! 13 266 victimes, dont 40 femmes et 180 enfants. Selon le rapport n° 153 du Service spécial d’information du 23 juillet 1943. 13 266 sur les près de 50 000 Juifs que comptait la ville, la moitié de la population totale de Iaşi.

N’aie pas peur, Lev-Hugo-Haim-Itzic- Avram-Iancou-David, ça ne dure que quelques instants. Hugo Rossman – célèbre professeur de l’Institut polytechnique de Iaşi – sera poursuivi toute sa vie par les paroles de sa mère, prononcées d’une voix ferme, sans verser une seule larme.

Lu en décembre 2020 – janvier 2021

« La Bible perdue » d’Igor Bergler

Je vous parle aujourd’hui d’un thriller qu’on pourrait baptiser historico-ésotérique dont le résumé a attiré mon attention :

Résumé de l’éditeur :

Interrompu par la police roumaine en pleine conférence, le célèbre professeur Charles Baker, de l’université de Princeton, croit d’abord à une méprise. Que peut-il avoir à faire avec les vicissitudes de Sighisoara, petite ville au fin fond de la Transylvanie ? Pourtant, lorsqu’il parvient sur la scène de crime devant trois cadavres auxquels il manque les yeux, les oreilles et la langue, la mise en garde est claire : ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire.

 En dépit des menaces, accompagné de Christa, enquêtrice d’Interpol, Charles poursuit ses recherches sur les traces du mystérieux sabre de Vlad l’Empaleur, et de la première Bible de Gutenberg, supposée renfermer un message secret auquel le destin de l’humanité serait lié. Mais il n’est pas le seul à convoiter cette fameuse relique : une étrange organisation agit dans l’ombre et le suit pas à pas pour mettre la main sur le livre sacré avant lui…

Ce que j’en pense :

Charles Baker, professeur réputé de Princeton, s’apprête à faire une conférence sur l’histoire médiévale, lorsqu’il est interrompu par la police roumaine car des meurtres étranges viennent d’être commis, avec une mise en scène pouvant évoquer un rituel : on leur a enlevé les yeux, les oreilles et la langues ».

Charles va donc mener l’enquête en compagnie de Christa, agent d’Interpol, avec des policiers aux méthodes encore dignes de l’ex-URSS. On va les suivre de Sighisoara en Roumanie, à Prague, en passant pas la Hongrie, avec des meurtres à répétition, des agents peu catholiques qui les espionnent, des menaces de tous ordres.

Au départ, Charles veut obéir à une des dernières volontés de son grand-père, en tentant de récupérer un sabre mystérieux ayant appartenu à Vlad Tepes, alias Vlad l’Empaleur, alias Dracula (fils du Dragon) mais pour cela il doit en fait résoudre toutes sortes d’énigmes qu’on lui fait parvenir par des moyens rocambolesques. C’est ainsi qu’on va lui demander de retrouver une bible éditée par Gutenberg ayant la particularité de contenir une mystérieuse liste sur laquelle un groupe secret veut absolument mettre la main.

Mais, un mystérieux Werner, membre d’un non moins mystérieux Institut composé de douze membres, féru d’informatique, espionne tout le monde en compagnie d’une comparse qui ne recule devant rien veut aussi récupérer sabre, bible et établir sa domination.

J’ai beaucoup aimé toutes les références à l’histoire de la Transylvanie, que je connais très mal en fait, et c’est passionnant de découvrir les liens entre les différents chefs qui se sont succéder à la tête des pays, la manière de conquérir le pouvoir, le jeu de l’Église pour entretenir des superstitions et garder la main sur les gens, les rivalités entre les papes et certains rois ou princes, la montée en puissance de l’Inquisition et ses tortures, les schismes, les conciles, ou encore les anti-papes.

Igor Bergler évoque aussi les ordres religieux et leur influence : Bénédictins, Franciscains, Templiers (clin d’œil au passage à Philippe le Bel et les templiers, tout le monde connaissant bien ma passion pour « Les Rois maudits » de Maurice Druon), Rose-Croix, Cathares, Albigeois, puis les corporations, la franc-maçonnerie sans oublier l’Ordre du Dragon ou l’aube dorée… pour aboutir à toutes sortes de sectes qui veulent prendre le pouvoir sur le monde avec l’avènement du complotisme qui a le vent très en poupe à l’heure actuelle …

J’aime bien ce genre de jeux de pistes qui nous entraînent aussi bien vers les musées que le monde la musique, en passant par Kafka et dans lesquels on finit par ne plus savoir qui sont les bons et les méchants, le noir et le blanc, le yin et le yang, cf. Mani prophète persan du IIIe siècle et la doctrine du manichéisme, sur fond bien-sûr de monstre avec Dracula qui a inspiré son conte vampire à Bram Stocker.

L’intrigue est passionnante, menée très habilement sur un rythme haletant, une fois le livre en mains, il est difficile de le lâcher malgré les 600 et quelques pages. J’ai pensé à Indiana Jones et la dernière croisade, ou à un de mes romans préférés « Le nom de la rose » d’Umberto Eco, en fait ce roman se situe juste au milieu …

Les personnages sont intéressants, notamment Charles Baker qui se perd parfois dans les détails mais dont le raisonnement est intéressant, Werner qui rappelle un milliardaire sans scrupule et avide de pouvoir bien connu ou encore l’inspecteur Ledvina haut en couleur, le verre à la main, et nostalgique des méthodes de l’ex-URSS…

Certes, il y a des longueurs, et j’avoue avoir survoler les pages concernant les sabres, qui ne me passionnaient pas et ralentissaient le rythme. L’écriture est belle, les explications sur le plan historique sont claires et donnent envie de creuser. Au passage, Igor Bergler nous livre une réflexion savoureuse sur les personnes qui ne veulent que « continuer à jouer, à taper non-stop sur des boutons comme un singe sur un Smartphone, à passer sans cesse d’une chose à l’autre sans pouvoir se concentrer sur rien.

Je mettrai un bémol : connaissant mal l’histoire de la Roumanie, du moins de la Transylvanie pour simplifier, notamment au Moyen-Âge, de Sigismond de Luxembourg, à Rodolphe II en passant pas Vlad Tepes, il m’est impossible de déterminer l’exactitude des faits que l’auteur leur attribue.  Donc, j’ai du pain sur la planche…

 Je connais peu la littérature roumaine, et ce roman me permet d’y entrer avec enthousiasme.

Un grand merci à NetGalley et aux Fleuve éditions qui m’ont permis de découvrir ce roman qui se dévore ainsi que son auteur.

#LaBibleperdue #NetGalleyFrance

UN PORTRAIT DE ARCIMBOLDO le peintre préféré de Rodolphe II

8/10

L’auteur :

Igor Bergler est un écrivain et producteur roumain. La Bible perdue, thriller ésotérique narrant les aventures du professeur Charles Baker, a connu un succès phénoménal avec plus de 150 000 exemplaires vendus, et est devenu un best-seller traduit dans plusieurs pays.

Extraits :

Charles se demanda ce qu’il avait à voir avec les évènements de cette minuscule ville au cœur de la Transylvanie. Il avait écrit des livres vaguement en lien avec cette région, et il était précisément là pour un colloque d’histoire médiévale. Les policiers se tenaient toujours figés à la porte, plantés avec autorité dans l’épaisse moquette.

Durant le Moyen Âge et dans toute l’Europe, les corporations avaient initié la plupart des évolutions de la société, en dépit des résistances de la noblesse et de l’Église.

Elles ont cependant forcé et accéléré l’avènement de la modernité. Au sein de la corporation des artisans et des commerçants a germé la petite bourgeoisie, parmi les banquiers et les notaires a émergé la grande bourgeoisie. De la corporation des maçons s’est élevée la franc-maçonnerie, qui a donné la Révolution Française, qui a fondé l’Amérique, qui a engendré les révolutions de la première moitié du XIXe siècle et qui a formé le monde que nous connaissons aujourd’hui…

Contempler l’orage depuis le balcon, tout le monde peut faire ça. C’est la grandeur de l’Amérique, songea-t-il, tout prédicateur trouve son troupeau. Et c’était bien comme ça, tant qu’il pouvait, avec son Institut, choisir et contrôler les prédicateurs.

Rodolphe (II de Habsbourg) invita même à sa cour l’un des peintres les plus intéressants de la Renaissance. Aujourd’hui encore les critiques d’art n’ont pu trancher s’il avait des problèmes mentaux ou s’il était génial. Ce qui est certain, c’est que ses toiles peuvent être admirées au Louvre. Arcimboldo était le peintre favori de Rodolphe II.

L’absence d’un ennemi clairement identifié vers lequel diriger la haine et la peur de l’opinion publique était devenue un danger, pour le Conseil. Ils avaient réussi à combler cette lacune et préparaient aujourd’hui une nouvelle guerre froide, bien plus sinistre que celle qui avait suivi la Seconde Guerre mondiale.

Et pourtant, la Révolution française a été le moment historique qui a donné le plus de frissons à l’organisation parce qu’elle a produit, de leur point de vue, le plus monstrueux document de l’histoire, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen…

Empêcher l’individu d’être seul, et donc de se retrouver avec ses pensées, représentait le premier pas vers le contrôle total du sujet. L’absence de solitude est le pire ennemi de la liberté de pensée, de l’indépendance, avait dit Werner. Jamais rien de sérieux n’a été élaboré en dehors de ces heures que l’homme passe face à lui-même. Suspendre la réflexion équivaut à annihiler la personnalité individuelle, à fondre des individus différents, capables de penser et d’agir seul, dans une sorte de soupe primordiale…

Aujourd’hui, la vie réelle devient une pause dans le jeu et dans le récit. De plus en plus de gens confondent la réalité et les innombrables stupidités, les énormes incohérences qui leur sont mises dans la tête. C’est une méthode de contrôle. L’homme devient la proie facile du spectacle de l’information.

Terminé en janvier 2021

« Mémoire brisée » de Eugen Chirovici

Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’ai choisi pour son titre et sa couverture prometteuse :

 

 

Résumé de l’éditeur :

 

New York, de nos jours. Par une nuit pluvieuse, le docteur James Cobb, un psychologue renommé, donne une conférence sur les souvenirs enfouis et l’hypnose. À la sortie, il est abordé par un inconnu, un homme gravement malade qui, quarante ans auparavant, s’est réveillé dans une chambre d’hôtel à côté du corps sans vie d’une femme, sans pouvoir se rappeler de la soirée. À l’heure de sa mort, il a besoin de comprendre : est-il un meurtrier ou un simple témoin ?
Intrigué, James Cobb plonge dans ce mystère vieux de plusieurs décennies. Mais autour de lui, les récits divergent, les interprétations se multiplient et l’enquête vire à l’obsession.
Quand des secrets rejaillissent de son propre passé, James Cobb se livre à une troublante quête de vérité dont l’issue réserve bien des surprises.

 

Ce que j’en pense :

 

Joshua Fleischer assiste à une conférence donnée par le docteur James Cobb sur la mémoire, les souvenirs refoulés qui peuvent remonter au cours d’une séance d’hypnose. Agé de soixante-quatre ans, attient d’une leucémie, il est hanté par une nuit passé à Paris, où il s’est retrouvé en présence d’une jeune femme morte. L’a-t-il tuée ? Il n’a aucun souvenir de cette fameuse nuit, mais traîne depuis une immense culpabilité.

Au seuil de la mort, il veut comprendre et demande à James Cobb de venir chez lui et tenter de faire comprendre ce qui a pu se passer durant cette fameuse nuit. Les deux séances l’épuisent et il n’y a rien à en tirer, cependant il raconte au psy ses souvenirs de l’époque, et comment lui et son copain Abe se sont retrouvés à Paris, et comment s’est terminée cette amitié….

Lorsque Josh meurt, le docteur Cobb veut avoir et se lance sur la trace de tous ceux qui ont pu croiser ces jeunes gens à l’époque et résoudre l’énigme. Voilà pour le pitch qui est tentant et laisse présager une enquête intéressante.

Une enquête menée par un psychiatre pourquoi pas ? Sur le plan déontologique, c’est quand même curieux, après tout le patient ne lui a pas demandé d’enquêter, d’autant plus que notre psy n’est pas tout à fait au-dessus de tout soupçon : une de ses patientes, devenue sa maîtresse tout en restant sa patiente s’est suicidée…

L’histoire est un peu capillotractée, avec moults rebondissements, des réflexions intéressantes sur l’hypnose, les souvenirs, vrais ou faux, la mémoire etc. Seulement, il y a trop d’invraisemblances, dans le but probable d’entretenir le suspense, ce qui n’a pas véritablement fonctionné : je me suis même endormie sur ma liseuse…

L’écriture de E.O. Chirovici est sympathique mais il y a une tendance certaine au ronronnement. Le Daily Telegraph promettait un roman « terriblement efficace », mais je suis passée complètement à côté de ce « thriller psychologique » …

Je remercie NetGalley et les éditions Les Escales qui m’ont permis de découvrir ce roman et cet auteur dont le premier roman « jeux de miroirs » semblent avoir eu du succès.

#MémoireBrisée #NetGalleyFrance

 

L’auteur

 

E.O. Chirovici (Eugen Ovidiu Chirovici) est un écrivain roumain, auteur de nombreux best-sellers dans son pays.

« Jeux de miroirs » est son premier roman traduit en français.

 

Extraits

 

A cet égard, mes recherches ont confirmé que la volonté d’un individu placé sous hypnose est dramatiquement affaiblie, et qu’il ne dispose plus de son libre arbitre. Voilà pourquoi, si l’hypnothérapeute le lui demande, une personne en transe est capable de faire des choses qu’elle ne ferait jamais en temps normal.

 

Je vous ai donné ces exemples pour illustrer le principe à l’œuvre dans l’hypnose : la responsabilité que le sujet transfère sur l’hypnothérapeute est beaucoup plus grande dans les états modifiés de conscience que dans les états normaux. 

 

A l’époque, les accusations de harcèlement sexuel n’étaient pas forcément rendues publiques ; dans la mesure où elles risquaient de nuire à la réputation de l’établissement, la commission de discipline préférait régler le problème en coulisses et l’enterrer dans sa crypte secrète.

 

Le mythe de ces illustres expatriés parisiens, tels que Fitzgerald, Hemingway, Dos Passos, Hughes et tant d’autres, était encore très présent à l’esprit des jeunes de ma génération. Paris apparaissait comme une Babel brillante, à la fois inspirante et pleine de mystère, alors que New York semblait en pleine déroute au milieu des années 1970. Je m’imaginais que tous les Parisiens portaient des bérets, mangeaient des pains d’un mètre de long, buvaient de l’absinthe en compagnie de jolies femmes. Là-bas, les idées de génies tombaient du ciel telles des gouttes de pluie, si bien qu’il suffisait d’ôter le béret en question quelques secondes et de s’en servir pour les récupérer.

 

L’oubli est une part importante de notre système immunitaire mental, répliquai-je. Notre cerveau efface les fichiers qu’il juge inutiles ou dommageables, tout comme un ordinateur élimine les virus, les vieux documents ou les icônes superflues. Il arrive souvent que nos souvenirs perturbants soient maquillés, retouchés ou rafraîchis afin de n’en préserver que certaines parties pour une raison ou un autre.

 

Freud était persuadé qu’il existait une sorte de poubelle de recyclage, le subconscient – à savoir un endroit où finissent tous les souvenirs effacés, ceux dont le patient n’est même pas conscient – à laquelle le psychanalyste pouvait avoir accès…

 

… Jung, son brillant apprenti est même allé plus loin, en affirmant que toutes les poubelles de recyclage individuelles étaient reliées entre elles, formant un réseau invisible baptisé « l’inconscient collectif »

 

J’ai passé ma vie à éviter la vérité et les réponses directes, depuis ce jour où, quand j’avais cinq ans, quelqu’un a voulu m’expliquer que le père Noël n’existait pas. J’ai alors compris que la vérité n’avait aucune valeur et que seule comptait l’imagination. Cette prétendue « vérité » n’est qu’un cimetière où on enterre toutes les choses auxquelles les gens ont cessé de rêver.

 

Ah ! Si les désirs étaient des bagnoles, tous les clochards rouleraient en jaguar !

 

On dit que le temps guérit tout. Ce n’est pas vrai. Quand le malheur frappe, le temps divise son cours en deux dimensions. Dans l’une d’elles, vous continuez à vivre, du moins en apparence. Mais, dans l’autre, seul existe ce moment qui vous accable encore et encore.

 

Lu en septembre 2019