« Sugar Street » de Jonathan Dee

Aujourd’hui, je vous emmène dans un voyage un peu particulier aux USA, avec ce roman :

Résumé de l’éditeur :

Effacer toute sa vie, jusqu’à son nom, pour tout recommencer. Un homme fuit son passé pour vivre au plus près de sa vérité.

Sans nom ni visage, un homme fuit son passé avec 168 548 dollars cachés dans sa voiture. Son but : une vie plus simple, loin de tous les privilèges qui ont construit son identité.

Arrivé dans une ville inconnue, il loue un studio auprès d’Autumn, une femme étrange. Chacune de leurs rencontres est marquée par une méfiance mutuelle. Petit à petit, l’argent, comme un sablier qui s’égrène, se tarit.

Réflexion sur le monde moderne et ses dérives, Sugar Street peut se lire comme une réécriture urbaine de Walden de Thoreau.

Ce que j’en pense :

Un homme a décidé de fuir sa vie, tout quitter famille, travail pour recommencer ailleurs. Pour cela, il décide de ne rien emporter qui permettrait de le « pister » : exit téléphone portable, carte bancaire, tout ce qui permet de retrouver un individu en fuite, et rouler, mettre le  plus de distance possible, au volant d’une voiture sans GPS, payant toutes les factures en espèces.

Lorsqu’il arriva à l’endroit (loin de tout) où il a projeté d’aller, il trouve une location miteuse, chez une femme étrange Autumn, qui moyennant six mois de loyers d’avance en liquide de pose pas de question. Bienvenue à Sugar Street !

Bien sûr, on sait dès le départ qu’il a une grosse somme d’argent dans sa voiture : 168 548 dollars, mais comment peut-il l’utiliser sans attirer l’attention ? est-ce que cela peut vraiment le rendre libre…

Que fuit-il ? une situation gênante, une famille ? A -t-il commis quelque délit ? Ou se fuit-il lui- même ? A qui peut-on faire confiance ? Comment brouiller les pistes ? C’est ce que l’auteur va tenter de nous expliquer tout au long du livre, dans cette Amérique profonde, raciste où tout étranger est un danger potentiel.

Ce livre me tentait et m’intriguait à la fois, car qui n’a pas eu envie de tout quitter un jour, pour fuir ce monde cruel ?

Ce roman est agréable à lire, mais je suis restée sur ma faim, car j’ai eu du mal à éprouver de la sympathie pour le héros. Il est plutôt bien écrit. Je découvre Jonathan Dee avec ce roman et cette lecture va peut-être me décider à sortir « Les privilèges » le premier roman sorti en France et plus si affinités.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Les Escales qui m’ont permis de découvrir ce roman et son auteur.

#SugarStreet #NetGalleyFrance !

7/10

L’auteur :

Jonathan Dee est un écrivain américain qui écrit pour le New York Times Magazine, la revue Harper’s et la Paris Review et enseigne l’écriture créative à l’Université Columbia.

On lui doit notamment « Les Privilèges » en 2010, le premier publié en France. Il a reçu le Prix Scott Fitzgerald, le 26/05/2011ainsi que « La fabrique des illusions » en 2012, puis « Mille Excuses » (2013) et « Ceux d’ici » (2017).

Extraits :

J’ai fait du mal. J’ai blessé des gens. Et je l’ai fait en estimant être quelqu’un de bien, de généreux, une bonne personne, ce qui est grave, puisque ça laisse entendre le peu de conscience que j’ai, le caractère irréaliste de ma démarche, la vanité de mon objectif. J’ai laissé les choses pires qu’elles n’étaient quand je les ai trouvées. J’ai commis quelques crimes.

Encore deux nuits à quitter la ville pour dormir dans la voiture. La seule chose que je puisse affirmer avec certitude à ce stade, c’est qu’il ne s’agit pas d’une épreuve, d’une expérience. Il n’y a pas de retour en arrière possible. J’y ai veillé. Je ne peux qu’aller de l’avant. Voilà, c’est ma vie maintenant, jusqu’à son terme.

Les possessions sont des chaînes, ce sont des pièges. Ça ressemble à une idée religieuse ou monastique mais il se trouve qu’elle s’applique aussi à l’existence d’un hors-la-loi.

Quoi qu’il en soit, j’ai fait ce que j’ai entrepris de faire : je suis hors radar. J’ai cessé d’émettre. On ne peut pas me localiser.

L’âme de la radio est d’une profonde noirceur. Autrefois, elle s’adressait à tout le monde, avec un réalisme collectif, sans aspérité, mais la technologie a avancé, et ce qui reste à la traîne se résume en grande partie à la rage lancée dans le vide. Quelque chose de laid finit toujours par se libérer quand on parle sans interruption sans savoir qui écoute. Une sorte de version Cro-Magnon de l’Internet…

Je me rappelle avoir lu que quelque part aux alentours de 2045, les Blancs seront devenus une minorité aux États-Unis. Seigneur, quel jour glorieux ce sera ! Je veux dire en théorie ; en pratique, ce sera la guerre. J’espère seulement ne pas être là pour voir ça. Si les Blancs avaient une épitaphe, ce serait : « Ils n’ont reculé devant rien. »

Privé de technologie, vous êtes renvoyé à vos sens et vos sens, direz-vous, n’ont qu’une capacité de stockage limitée. C’est incroyable, la quantité de choses que je savais – sur les célébrités, la politique, la culture – des choses sans aucun lien avec moi. Il suffit de se déconnecter, direz-vous, si vous êtes encore le genre de personne à dire ce genre de conneries.

C’est pourquoi tous les efforts pour changer le monde échouent, sont condamnés à échouer tant que les gens sont partie prenante. Car les gens sont des monstres. Tout système reposant sur l’hypothèse que l’homme est né bon est une blague.

Mais les gens, les êtres humains, là est la vraie laideur. Vous la voyez sur leurs visages, surtout quand ils vous surprennent en train de les regarder. Ont-ils été déshumanisés par leur environnement, ou ont-ils construit un monde dont l’absence de beauté a fini, le temps aidant, à refléter le mépris qu’ils ont pour lui ?

Ces derniers temps, je me réfugie dans les souvenirs, parce que les souvenirs offrent un moyen de tenir l’avenir à distance.

Lu en janvier 2023

« Le roi et l’horloger » d’Arnaldur Indridason

Aujourd’hui, je vous propose un petit voyage à travers le temps et l’espace : direction l’Islande (et le Danemark) au XVIIIe siècle avec ce roman :

Résumé de l’éditeur :

Arnaldur Indridason met tous ses talents d’auteur de roman noir mondialement reconnu, sa maîtrise de l’intrigue, du découpage, du rythme de l’action ainsi que du suspense, au service d’un grand roman historique et d’une œuvre littéraire magnifique sur la paternité et sur les relations des hommes qui ne savent pas se parler. 

Au XVIIIe siècle, l’Islande est une colonie danoise, gérée par les représentants de la Couronne qui souvent usent de leur autorité pour s’approprier des biens, en profitant en particulier des lois qui condamnent les adultères à la peine de mort. Le roi Christian VII, considéré comme fou et écarté du pouvoir, traîne sa mélancolie à travers son palais jusqu’au jour où il rencontre un horloger islandais auquel a été confié un travail délicat. Une amitié insolite va naître entre les deux hommes. À travers la terrible histoire du père de l’horloger, le souverain va découvrir la réalité islandaise et se sentir remis en cause par la cruauté qui s’exerce en son nom.

Des ateliers du palais aux intrigues de la cour et aux bas-fonds des bordels de Copenhague, nous accompagnons ces héros dans leur recherche tragique et vitale.

Un grand roman captivant et violent qui émeut le lecteur et le trouble en un crescendo qui va le laisser ébloui et inquiet devant la complexité du monde des sentiments que nous révèle Arnaldur Indridason. 

Ce que j’en pense :

On fait la connaissance de Jon Siversten, horloger de son métier, au talent reconnu, qui a décidé de réparer, à ses heures perdues, une horloge très ancienne et qui est abandonnée sous la poussière dans le palais. Un soir, il voit arriver un homme en bonnet de nuit, une bouteille de madère à la main, déjà bien entamée et la « conversation » s’engage.

On assiste à une rencontre surprenante entre cet horloger qui a fui l’Islande, alors colonie danoise, pour se réfugier dans la capitale, fuyant ainsi un drame familial, et un souverain que l’on dit fou, car il a des crises d’agitation alternant avec des périodes de prostration qui ont permis à sa famille de le tenir à distance du pouvoir.

A la demande de Christian VII, Jon raconte son histoire, tout en démontant les pièces de l’horloge, pour les restaurer, retrouver celles qui ont été vendues, restaurer celles qui ont été abimées. Mais, il n’est pas toujours facile de raconter le passé, répondre aux questions d’un monarque qui veut savoir mais n’admet pas vraiment la contestation et ce d’autant plus que la famille royale ne voit pas cela d’un bon œil.

Cette rencontre permet une réflexion sur le temps, sa nature, ce qu’il signifie, ce qu’il dit de nous, ou encore la vérité, ce qu’on en fait, comment on l’interprète mais aussi sir la vie en général, le roi est-il plus heureux, plus épargné que notre horloger ?

Une nouvelle fois, Arnaldur Indridason nous propose un roman, totalement différent des polars dans lesquels il excelle avec un style bien à lui, lenteur oblige, pour nous parler d’Histoire, de politique, du sort terrible que l’on réservait aux couples adultères, autrefois, avec des sanctions prises par un bailli lui-même débauché, soumis au Roi du Danemark avare en « absolution » …

Ce roman est très intéressant, riche, bien écrit et les talents de conteur de l’auteur m’ont entraînée avec lui dans cette aventure et captivée car j’aime particulièrement ce genre de réflexion existentielle, mêlée d’Histoire… j’ai retrouvé ce qui m’avait plu dans « Le livre du roi »

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Métailié qui m’ont permis de découvrir ce roman et de retrouver la plume de son auteur qui me plaît toujours autant.

Sortie le 03/02/2023

#LeRoietlhorloger #NetGalleyFrance !

9/10

Extraits :

Le temps s’était arrêté. Le chef-d’œuvre façonné à la gloire de Dieu et de la Vierge Marie deux cents ans plus tôt n’avait, de mémoire d’homme jamais sonné les heures du jour et de la nuit, ni indiqué les phases de la lune ou la course des planètes. Ce butin de guerre acquis lors d’un conflit oublié depuis longtemps reposait sous une épaisse couche de poussière dans une remise du palais royal de Christiansborg, les monarques et leurs règnes avaient passé sans que le temps reprenne sa course.

Dès que cette idée lui fut venue, il lui sembla vivre une expérience mystique, son cœur s’emplit d’une allégresse qui faisait tressaillir tout son corps, c’était là une joie qu’il éprouvait pour la première fois et qu’il ne pouvait interpréter autrement que comme une révélation.

Est-ce autre chose qu’une accumulation de souvenirs ? poursuivit tristement Christian VII en regardant les pièces du chef-d’œuvre éparpillées devant lui. Comme tous ces morceaux qui sont à l’intérieur de cette horloge ? Un passé que nous ne retrouverons jamais ? Maudit temps qui nous projette dans l’oubli !

Y a-t-il des moments où il ne nous échappe pas ? demanda le monarque. Il passe, nous en saisissons quelques fragments épars avant qu’il ne sombre dans le passé puis ne disparaisse avec nous sans épargner rien ni personne. Absolument rien. Tout cela ne sert à rien…

Evidemment, l’humanité progressait avec le temps ? Il en avait fait l’expérience avec sa profession. Il y avait toujours des évolutions… Il avait alors compris que chaque pas qu’il faisait vers son domicile et vers sa boutique le ramenait un peu plus vers le passé…

Mais, dans ce cas, de quel genre de vérité s’agit-il ? N’y a-t-il qu’une seule et unique vérité, extérieure à ceux qui pensent le mieux la connaître ?

Monsieur l’horloger promet de dire la vérité, mais la vérité, qu’est-ce que c’est ? Est-ce que tu le sais ? Y a-t-il quelqu’un qui sache ?

Jon connaissait d’autres histoires de gens qui avaient refusé d’écouter ceux qui les avaient mis en garde face aux éléments, mais ces derniers avaient poursuivi leur route, ignorant les voix de la raison, et on ne les avait jamais retrouvés. On disait d’eux qu’ils étaient voués à une mort certaine et qu’aucun pouvoir humain n’aurait pu les sauver. C’était là une piètre consolation pour ceux qui les avaient perdus et qui pensaient peut-être n’avoir pas agi assez vigoureusement pour les arrêter…

Lu en janvier 2023

« Le Bureau d’Éclaircissement des Destins » de Gaëlle Nohant

Aujourd’hui, je vous parle d’un roman puissant que j’ai terminé en début d’années et me hante encore, ce qui a rendu ma chronique malaisée :

Résumé de l’éditeur :

Au cœur de l’Allemagne, l’International Tracing Service est le plus grand centre de documentation sur les persécutions nazies. La jeune Irène y trouve un emploi en 1990 et se découvre une vocation pour le travail d’investigation. Méticuleuse, obsessionnelle, elle se laisse happer par ses dossiers, au regret de son fils qu’elle élève seule depuis son divorce d’avec son mari allemand. 

 A l’automne 2016, Irène se voit confier une mission inédite : restituer les milliers d’objets dont le centre a hérité à la libération des camps. Un Pierrot de tissu terni, un médaillon, un mouchoir brodé… Chaque objet, même modeste, renferme ses secrets. Il faut retrouver la trace de son propriétaire déporté, afin de remettre à ses descendants le souvenir de leur parent. Au fil de ses enquêtes, Irène se heurte aux mystères du Centre et à son propre passé. Cherchant les disparus, elle rencontre ses contemporains qui la bouleversent et la guident, de Varsovie à Paris et Berlin, en passant par Thessalonique ou l’Argentine. Au bout du chemin, comment les vivants recevront-ils ces objets hantés ?

Le bureau d’éclaircissement des destins, c’est le fil qui unit ces trajectoires individuelles à la mémoire collective de l’Europe. Une fresque brillamment composée, d’une grande intensité émotionnelle, où Gaëlle Nohant donne toute la puissance de son talent. 

Ce que j’en pense :

Irène est une jeune femme française qui a épousé un Allemand, dont elle a divorcé peu après la naissance de leur enfant car son travail, sa curiosité, avait déplu à sa belle-famille. Elle est malgré tout restée en Allemagne.

En effet, Irène a été embauchée en 1990 à l’ITS International Tracing Service un centre de documentation sur les persécutions commises par les nazis. Eva, sa directrice lui a confié une mission : restituer aux familles, aux survivants du moins, des nombreux objets ayant appartenu à des déportés, dans les camps. Son enquête va commencer avec une marionnette sur laquelle est inscrit un numéro de déporté. En parallèle, le petit-fils d’une gardienne de camp, Elsie, fait parvenir au centre, une lettre de sa grand-mère décédée ainsi qu’un médaillon contenant un dessin d’enfant.

L’acharnement voire l’opiniâtreté à vouloir retrouver des survivants pour leur remettre quelque chose qui a appartenu à un parent mort dans les camps est bouleversante. Elle n’est pas sans risque, parce qu’elle aura raison très vite de son mariage, les parents de son époux, Allemands, non seulement n’accepte pas qu’elle enquête mais s’offusque qu’elle puisse se poser des questions sur la participation, notamment du père aux exactions nazis. Évidemment son époux prend fait et cause pour eux…

Au travers de l’histoire du petit garçon, on aborde le sort des enfants kidnappés par les nazis qui leur trouvaient des traits aryens, pour les confier à des bonnes familles allemandes, ou dans les tristement célèbres Lebensborn.

L’auteure revient, durant la quête d’Irène, sur les atrocités nazies, sur les assassinats commis dans les camps de concentration, la manière dont la fuite des nazis a été protégée, les filières, la fuite vers l’Amérique du Sud, la protection de la CIA (et du Vatican). Je me suis rendue compte avec stupeur, que seulement 10 % des criminels de guerre ont été condamnés, et que les nazis se sont retrouvés sans problèmes, dans les plus hautes instances, jusqu’au Bundestag : comment des juges anciens nazis pouvaient ils être capables de juger ? Mais l’ennemi avait changé n’est-ce pas ? C’était la guerre froide…

Je connaissais la terrible histoire des « petits lapins », qu’on appelait les Kaninchen : les médecins de la mort choisissaient pour leurs expérimentations « les filles les plus jolies, leur inoculaient des microbes, leur coupaient une jambe, leur ouvraient le ventre, pour voir comment cela évoluait, se contentant juste de les empêcher de mourir ».

J’avais écouté une émission à leur sujet sur France Inter, il y a longtemps, qui précédait Radioscopie, l’émission culte de Jacques Chancel et les phrases du journaliste m’ont hantée depuis, (la phrase entre guillemets est de lui), mais je ne savais pas qu’elles avaient tenté de se révolter… (Christian Bernadac ?)

J’aime la manière dont Irène construit ses enquêtes, fouille dans les dossiers, se rend sur place, jusqu’en Pologne, sa manière de ne jamais heurter qui que ce soit : elle raconte, montre les documents et la suite à donner leur appartient.

Ce livre est inspiré de faits réels mais les personnages sont issus de l’imagination de Gaëlle Nohant qui a des talents de conteuse extraordinaires : j’ai été happée par ce récit, et j’ai eu du mal à refermer le livre. J’avais déjà bien aimé, « La femme révélée » mais je trouve celui-ci encore meilleur, car cette époque qu’on espérait révolue est en train de se rappeler à nous avec les exactions du Tsar de toutes les Russies, autoproclamé représentant de Dieu sur terre à l’instar des Romanov, sous la houlette bienveillante du patriarche Kiril…

Tout m’a plu dans ce livre, de la couverture à la qualité de l’écriture, en passant par la force de ces destins.

Il me reste « La légende du dormeur éveillé » qui me nargue sur une étagère de ma bibliothèque « à lire » en fort bonne compagnie, ainsi que « La part des flammes »  

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Grasset qui m’ont permis de découvrir ce roman et de retrouver la plume de son auteure.

#Lebureaudéclaircissementdesdestins #NetGalleyFrance !

Gaëlle Nohant a publié quatre romans dont La part des flammes (éditions Héloïse d’Ormesson, 2015 ; prix France Bleu/Page des libraires et prix du Livre de Poche) ; un roman biographique sur Robert Desnos, La Légende d’un dormeur éveillé (éditions HdO, 2017 ; Prix des libraires), et La Femme révélée (Grasset, 2020).

Extraits :

Jusqu’en 1948, l’ITS (International Tracing Service) s’appelait le Bureau central de Recherches, lui avait expliqué Eva. Cet endroit était né de l’anticipation des puissances alliées. Avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, elles avaient compris que la paix ne se gagnerait pas seulement au prix de dizaines de millions de morts, mais aussi des millions de déplacés et de disparus…

Peut-on rester humain dans un cadre où l’inhumanité est la règle ? Ces questions me hantent…

Trente après la dénazification, sa vision du monde est encore imprégnée des critères raciaux inculqués dans sa jeunesse. Comme si plusieurs décennies de démocratie ne pouvaient effacer la trace des années où elle s’est sentie soulevée par les vagues de ferveur hitlériennes. Elsie, gardienne dans un camp.

Ce qu’elle ne lui pardonne pas, c’est d’être un fouille-merde. D’avoir débusqué les liens que leur famille entretenait avec le régime de Vichy, entre intérêts économiques et amitiés nauséabondes. Circonstance aggravante, Antoine a publié ses découvertes dans un essai remarqué sur la collaboration des notables français ? Ses oncles et ses cousins ne lui parlent plus, il est brouillé avec ses frères et sœurs à l’exception d’Alice la benjamine…

Dans toute l’Europe, les nazis ont trouvé des auxiliaires zélés pour les aider à se débarrasser des Juifs, des voisins avides de s’approprier leurs biens et leurs entreprises. L’antisémitisme n’était pas une exclusivité allemande ou polonaise. Il était partout…

Pendant l’Occupation, les nazis expulsaient les paysans polonais de leurs fermes pour y installer des colons de souche allemande. Pour échapper à la déportation, des milliers d’entre eux ont rejoint les partisans dans les forêts. Marek a intégré l’Armée de l’intérieur. A l’été 1944, Lublin a été la première grande ville polonaise libérées. Les communistes ont pris le pouvoir dans la foulée. Aux yeux de Staline, les membres de l’Armée de l’intérieur n’étaient que des gibiers de potence à déporter en Sibérie.

Au départ, ce n’étaient que des rumeurs persistantes. Des enfants « de bonne valeur raciale » étaient raptés par les nazis dans les pays occupés, pour être élevés par des familles allemandes. Ça ressemblait à un conte de croquemitaine… Puis des milliers de photos d’enfants ont afflué des pays de l’Est et des pays baltes, et il a fallu se rendre à l’évidence. Aujourd’hui, on estime à deux cent mille le nombre d’enfants kidnappés.

Himmler avait ordonné à ses SS de « voler le sang pur » partout où il se trouvait. Ils repéraient les enfants de deux à douze ans, qui avaient des traits « aryens ». Ensuite, avec les infirmières nazies, qu’on appelait les sœurs brunes, ils raflaient les mômes dans les écoles, les orphelinats, parfois en pleine rue…

Ceux qui n’étaient pas assez aryens étaient renvoyés chez eux ou déportés dans les camps de travail forcé. Les autres étaient dirigés vers des cents spéciaux pour être « rééduqués » … les plus jeunes étaient confiés aux foyers Lebensborn avant d’être adoptés par des familles nazies. Les autres étaient mis au service du Reich.

Malheureusement, l’antisémitisme n’est pas mort à Auschwitz. Pour s’en rendre compte, il suffit de parcourir les archives du Comités des Juifs de Pologne, qui assistait les rescapés après la guerre. Menacés, parfois assassinés à leur retour, les survivants ont été très mal reçus…

… Des policiers et des fonctionnaires ont participé aux pogroms de Kielce et de Cracovie. La majorité des Juifs qui avaient survécu à la Shoah ont quitté le pays ensuite. Ils avaient peur. En 1968, le gouvernement les a expulsés au terme d’une cabale médiatique.

Chaque pays impose un roman national. Le choix de ses héros et de ses victimes est toujours politique. Parce qu’il entretient le déni et étouffe les voix discordantes, ce récit officiel n’aide pas les peuples à affronter leur histoire.

Le camp lui a appris que la liberté commence au fond de soi. Il faut se défaire d’un sentiment d’impuissance, repousser la peur. La liberté se fraie un chemin à travers les murs les plus épais, mais elle oblige à se hisser à sa hauteur. Une fois engagée sur cette voie, il n’y a pas de retour en arrière.

Les parents avaient perdu toute crédibilité aux yeux de leurs enfants parce qu’ils avaient soutenu Hitler… Ils réclamaient des comptes. Mais, leurs parents se dérobaient, le pays refusait de se confronter à son passé. Il faut dire que les anciens nazis demeuraient à tous les niveaux de la société, et jusqu’au Bundestag…

Lu en décembre 2022-janvier 2023

« Les Filles comme nous » de Daphne Palasi Andreades

Après la déconvenue du prix Goncourt, je vais vous parler aujourd’hui, d’un premier roman très prometteur choisi pour son titre son résumé mais aussi sa couverture plutôt originale :

Résumé de l’éditeur :

Les murs du quartier du Queens résonnent d’une multitude de langues, le métro fait vibrer les bazars, le ciment est sillonné d’herbes folles et le parfum de l’océan Atlantique parcourt les rues depuis Rockaway Beach. Dans ce quartier hétéroclite et vibrant, des jeunes femmes tentent de conjuguer leurs origines métissées avec la culture américaine qui les a vues grandir. C’est ici qu’elles se jurent d’être meilleures amies pour la vie.

Débordantes d’énergie, les filles à la peau brune arpentent New York, chantent Mariah Carey à tue-tête, s’éprennent de garçons désintéressés et brisent des cœurs tout en essayant d’honorer l’image lisse de filles obéissantes que leur imposent leurs mères. Mais en grandissant, un fossé se creuse : là où certaines restent fidèles à leurs racines, d’autres s’évertuent à toucher les étoiles.

Premier roman embrasé par un chœur de voix inoubliables, Les Filles comme nous raconte la découverte de l’âge adulte, l’amitié féminine, et la quête poignante de femmes à la peau brune qui tentent de se forger une place dans le monde d’aujourd’hui. Tiraillées entre ambition et loyauté, liberté et engagement, aventure et sécurité, c’est à chacune, et au Queens, qu’elles s’en remettent.

Ce que j’en pense :

New-York, pleins feux sur un quartier, le Queens où l’on va suivre le quotidien de plusieurs  jeunes filles à la « peau brune » tout au long de leur scolarité, puis de leur vie d’étudiantes, de femmes dans une Amérique où tout est loin d’être facile pour elles.

Il y a les plus motivées, qui travaillent bien à l’école, choisissent un collège, souvent loin de chez elles impliquant de longs trajets en bus, afin d’avoir les meilleures chances alors que d’autres préfèrent rester dans leur quartier. Plus tard, elles choisiront une université cotée, qui leur permettra d’avoir un bon diplôme, côtoyant au passage, parfois en serrant les dents, les étudiants blancs dont les parents sont riches, et si possible, épouser un Blanc pour sortir définitivement de la misère.

Nos professeurs nous amusent, même si nos regards restent durs. Nos camarades de classe explosent de rire lorsqu’ils se trompent et font exprès de nous appeler par le mauvais prénom pour le restant de la semaine.

Elles se réunissent souvent entre elles, débordent d’une énergie communicative, le nez dans le guidon pour arriver à un travail qui leur plaît. Leurs parents sont souvent illettrés, venus de pays en guerre. Les mères qui s’en sont le mieux sorties travaillent dans le milieu médical, aides-soignantes qui se font souvent agresser verbalement par des patients Blancs jamais contents.

Souvent les frères ont laissé tomber les études, et sombré dans la délinquance, et galèrent pour trouver un emploi à cause de leur casier judiciaire ensuite.

Nos frères nous brisent le cœur encore et encore. Lorsqu’ils ne peuvent pas trouver de travail à cause de leur casier judiciaire, ils reprennent leurs anciennes habitudes. Ils n’ont pas besoin de nous le dire, nous le savons.

J’ai beaucoup aimé « ces filles comme elles », leur énergie, leur manière de se rebiffer contre les mains baladeuses ou les réflexions sexistes, leur culpabilité parfois de s’être éloignées de leurs familles, des traditions qu’elles ne connaissent pas…

Je vais retenir un chapitre en particulier : celui du retour aux sources dans les pays de leurs ancêtres, dont elles ne connaissent souvent même pas la langue et retrouve une tante, un oncle ou une grand-mère qui vont leur permettre de nouer des liens et retrouver une partie d’elles-mêmes qui leur manquait sans qu’elles en aient vraiment conscience…

Le roman évoque les années Trump et ses dérives, où les adeptes ne cherchent même plus à cacher leur racisme, les années Covid (une grippette n’est-ce pas Mister Trump ?) avec les hôpitaux surchargés où l’on sait vraiment rendu compte de l’importance des soignantes, de leur dévouement (prise de conscience également pour les « filles » qui ne savaient pas grand-chose des journées harassantes de leurs mères) …

Ce premier roman polyphonique est très fort, bien écrit, avec des chapitres courts mais intenses et une idée originale : elles s’expriment au nom du groupe, tout en racontant des histoires personnelles, on découvre des prénoms mais on ne sait pas forcément qui parle ce qui rend le récit encore plus vivant.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Les Escales qui m’ont permis de découvrir ce roman et la plume de son auteure en espérant la retrouver bientôt pour un autre roman.

Sortie prévue le 12 janvier ; s’il vous intéresse, il est proposé par Babelio pour Masse critique littératures …

#LesFillescommenous #NetGalleyFrance !

8/10

Diplômée de l’université de Columbia, Daphne Palasi Andreades a grandi dans le Queens, au sein d’une famille d’immigrés philippins. Les Filles comme nous, finaliste du Center for Fiction 2022 First Novel Prize, est son premier roman.

Extraits :

Nous vivons au fin fond du Queens, à New-York, là où les avions volent si bas que nous avons toujours l’impression qu’ils vont s’écraser sur nos têtes. Dans notre pâté de maisons pousse un arbre esseulé. Ses branches s’emmêlent dans les lignes électriques. Ses racines transpercent les trottoirs sur lesquels nous roulons avec nos vélos, avant qu’on nous les pique.

Les filles de couleur chantent, sautent, virevoltent. Les filles de couleur hurlent Mariah à pleins poumons, gloussent dans les cours d’école, jouent au handball, médisent.

Nous nous contentons donc de manger nos burgers au poulet cuits à 180 degrés dans des fours industriels, que nous arrosons de ketchup. Des déjeuners fournis par la ville de New-York via le gouvernement américain, précisément les repas que mangent les détenus en prison – c’est ce que nous a appris notre professeur de sciences sociales, Monsieur DiMarco…

Les plus déterminées et plus têtues d’entre nous ont été acceptées dans des lycées à Manhattan… Nous sommes celles qui ont contemplé les gratte-ciels de Manhattan de l’autre côté de la baie chaque fois que nous prenions le bus pour rentrer chez nous, celles qui rêvaient d’aventure, de glamour, d’échapper à nos quartiers, voire tout cela à la fois.

Certaines d’entre nous partent malgré tout. Dans des universités – Berkeley, Northwestern, UT Austin – à l’autre bout du pays. Sayonara, New-York ! lançons-nous, je me tire d’ici ! et partir ne nous attriste pas le moins du monde. Certaines vont dans l’unique université vraiment prestigieuse de notre ville à une dizaine de stations de métros – autant dire à des années-lumière – de chez nous.

Les patrimoines de nos familles, les histoires dont nous avons hérité : des grands-parents qui n’ont jamais appris à lire, des dictateurs soutenus pars les États-Unis, des bombes, des guerres, des camps de réfugiés, des bases navales, des canaux, de l’or, des diamants, du pétrole, des missionnaires, la fuite des cerveaux, le rêve américain.

Nous trouvons certains de nos camarades sympathiques. Mais la plupart du temps, ce n’est pas le cas. Malgré tout, nous nous efforçons de rire avec eux, sachant que nos proches ont fait le ménage chez eux, ont ramassé la merde de leurs chiens, les ont élevés ainsi que tous leurs frères et sœurs. Ou, si nos parents étaient « mieux lotis », ont soigné leurs proches à l’hôpital où ils étaient infirmiers, aides-soignants, thérapeutes.

Un désir d’évasion, un désir de fuite nous submerge. Mais nous, nous sommes des filles sages – nous nous obligeons à rester. Car nous sommes celles qui ont « réussi », pas vrai ? Nous sommes celles qui ont travaillé si dur. Des filles américaines, qui vivent le rêve américain. Mais, pourquoi ? Pour qui ?

En découvrant les pays que nos proches ont toujours considérés comme chez nous, nous comprenons que nous ne connaissions ces endroits qu’en théorie : à travers une mosaïque de souvenirs, d’histoires familiales, de vieilles photographies, de recherche de cousins oubliés sur Facebook, d’articles de la presse et de films hollywoodiens où les imperfections n’existent pas et où tout es lisse.

Cependant, l’issue de nos voyages est toujours la même : nous partons, nous partons, nous partons. Nous partons toujours. Partir est dans notre sang.

Pourquoi avoir cru que chez soi se résumait inévitablement à un seul endroit ? Alors qu’exister dans ces corps signifie porter en soi plusieurs mondes.

Les hommes visent déjà de nouveaux territoires au-delà de notre planète, des surfaces et des lunes à creuser, desquels tirer profit, à coloniser et à peupler sans un coup d’œil au lieu qu’ils ont laissé ravagé par les flammes. La terre, une mère abandonnée.

Jamais de la vie nous n’aurions le courage de partir vivre notre rêve dans un autre pays, d’apprendre une langue inconnue, de fonder des familles sur un sol étranger, loin de ceux que nous aimons… Résilientes, fortes, déterminées, nos mères se sont façonné des foyers bien à elles. Cela aussi est dans notre sang.

Lu en janvier 2023

« Hors d’atteinte » de Frédéric Couderc

Le titre et le résumé du roman dont je vous parle aujourd’hui, ont immédiatement attiré mon attention, d’autant plus que c’est une traque côté allemand, (que je n’ai pas encore bien exploré) :

Résumé de l’éditeur :

De nos jours, à Hambourg. Paul, écrivain à succès, apprend la disparition de son grand-père, Viktor. Sidéré, il découvre alors que de lourds secrets le relient à un officier SS complice de Josef Mengele à Auschwitz.

Dans le Berlin des années 1940, Viktor a vu sa sœur Vera enfermée au château de Sonnenstein. C’est le lieu du programme Aktion T4, visant à « débarrasser » le Troisième Reich de ses Aryens « déficients ».

Derrière le petit-fils, l’écrivain surgit bientôt. Et si son grand-père et ce passé brumeux devenaient le sujet de son prochain livre ?

Le roman de Paul raconte l’histoire de Viktor, du Hambourg de 1947 à aujourd’hui, en passant par le Ghana des années 1960. L’auteur découvre Horst Schumann, ce criminel nazi qui castrait les hommes et stérilisait les femmes à Auschwitz, resté impuni et pourtant recherché par le Mossad. Pourquoi sa traque a-t-elle échoué ? De quelles complicités a-t-il pu bénéficier ?

Tour à tour roman flamboyant, enquête historique, thriller haletant et roman d’amour, ce texte dénonce, éclaire et émeut.

Ce que j’en pense :

Paul est un écrivain à succès et entretient une relation « privilégiée » avec son grand-père Viktor. Un jour ce dernier disparait après avoir reçu une lettre qui le déstabilise complètement. Tout en le cherchant, Paul s’apercevant qu’il ne connaît rien en fait du passé de Viktor se lance dans une quête pour comprendre cette disparition et en savoir davantage sur le passé de Viktor.

Cette recherche, le met du la piste d’un criminel de guerre nazi Horst Schumann qui a sévi à Auschwitz en compagnie de Josef Mengele.

Viktor a été enrôlé vers la fin de la guerre par la SS, et a été affecté dans une unité au Danemark, et quand il revient en Allemagne, dans sa ville, les bombardements ont tout détruit, l’appartement de ses parents pulvérisé, où ils ont trouvé la mort. Mais quid de sa sœur Vera, pianiste ? Elle a été envoyée dans une institution au château de Sonnenstein, qui a été rapidement transformée en chambre à gaz, pour assassiner les personnes dépressives, les déficients mentaux dans une opérations appelée avec  « humour » « La mort miséricordieuse » : après tout, on leur rendait service, ils étaient inutiles…

A son retour du Danemark, en cherchant à retrouver des vivants sous les gravats, il croise Nina, qui est la seule rescapée des camps de concentration de sa famille. Il prend conscience de la Shoah, des méthodes nazis, notamment celles de médecins pour mettre au point la solution finale.

C’est ainsi que Viktor découvre en même temps, que sa sœur, soi-disant décédée d’u typhus a été assassinée et que celui qui officiait était Horst Schumann. Il va alors se lancer, avec obsession, toute sa vie durant, dans une croisade pour retrouver et faire condamner le nazi en fuite, rien n’aura plus d’importance, même son épouse et son fils seront tenus en dehors.

Il gardait Schumann pour lui, Leonore ne pourrait jamais comprendre son désir de vengeance, cette chose qui le tourmentait et dont il sentait venir que ce serait toute sa vie une obsession. Oui, il nouait Vera au plus profond de lui, et souvent Leonore lui trouvait un air triste, un air qu’elle attribuait à sa famille disparue, dont elle ne le ferait bien sûr jamais reproche, d’autant que c’était si poignant, un homme qui avait tout perdu.

J’ai aimé cette quête obsessionnelle qui va l’emmener sur les traces de Schumann, qui a trouvé refuge en Afrique, où on lui a même confié un hôpital de brousse. Le scenario est très crédible et on espère qu’il va réussir à faire (se faire ?) justice. Et pourtant, l’auteur nous a bien mis en garde dans son avant-propos retraçant la vie de Horst Schumann : « j’espère que tout le monde comprend que ceci est une fiction. Les choses ont pu se dérouler ainsi ou (un peu) autrement. »

Touts la partie consacrée à Horst Schumann est extrêmement bien documenté, l’auteur nous fournit des notes, des extraits de jugements des tribunaux, revient sur tous ces nazis zélés (et innocents bien sûr) et leurs expérimentations médicales toutes plus horribles les unes que les autres, la manière dont leur fuite a été protégée, en plus haut lieu.

J’ai beaucoup aimé ce roman, c’est une période de l’Histoire qui me passionne, et comme je ne connaissais pas Horst Schumann, je vais creuser… la relation qui s’établit entre Nina et Viktor est belle, même si chacun fait sa traque à sa manière, Nina respecte les lois, alors que Viktor se transforme en  justicier, étouffé par sa haine et sa colère.

On connaît la fascination de Mengele pour les jumeaux et bien, pour Schumann il s’agit d’irradier les détenus qui arrivent sur la plateforme avec des doses progressives de RX (il valait mieux être dans les premiers à être sélectionnés) avec les brûlures qui pouvaient en résulter, les castrations à vif : on enlève les ovaires, les testicules sans sourciller…

Un livre donc qui fait réfléchir, mêlant fiction et réalité, Histoire et histoire de famille avec en prime une belle écriture. Mais, je mettrai un petit bémol : je trouve le récit un peu déséquilibré, autant l’histoire de Viktor est passionnante autant celle de Paul me laisse un peu dubitative : vouloir faire tout de suite un roman pour parler de ce qu’a vécu son grand-père c’est un peu léger, je sais bien que Paul est écrivain, mais quand même…

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Les Escales qui m’ont permis de découvrir ce roman et son auteur que je découvre avec roman.

8/10

L’auteur :

Écrivain-voyageur, Frédéric Couderc enseigne l’écriture au Labo des histoires à Paris. À la croisée des genres, ses personnages se jouent des époques et des continents. Il a écrit quatorze livres. La série Black Musketeer, prochainement sur Disney+, est librement adaptée de son premier roman.

Extraits :

Je ne sais vraiment pas grand-chose, c’est la génération silencieuse, tu sais. Viktor se contente de bribes de récit, il vient d’une famille d’ouvriers du port. Il s’est retrouvé seul au monde après les bombardements de 1943. J’imagine que ses parents et sa sœur ont été portés disparus. Elle s’appelait Vera, c’est tout ce que je sais d’elle.

Il vivait comme ces tas de gravats. La désolation était imprimée dans sa chair. Depuis qu’il avait retrouvé Hambourg, il avait appris à se soumettre comme se soumet un chien, un cheval, quand son maître lui demande d’obéir. Et ainsi passait 1947.

Les orphelins de guerre erraient partout dans Hambourg. Quarante mille enfants abandonnés, disait-on, certains ne connaissaient pas leur propre nom, échappaient pour toujours aux signalements de disparition.

Parfois, Viktor se cabrait au hasard d’un visage croisé en ville, l’habitude lui faisait reconnaître les criminels de guerre, pas besoin de voir le tatouage qui marquait leur numéro de matricule sous l’aisselle gauche, sur la poitrine, ou sa trace effacée à la flamme d’un briquet…

Nina venait des photos terrifiantes affichées sur les mirs de Hambourg, des tirages effroyables, réalisés à la libération des camps d’extermination, pour que chacun mesure l’étendue des crimes hitlériens, ces hommes qui avaient des loups dans la tête…

Reviennent systématiquement la fuite, l’impunité, la conviction par le personnage et son entourage qu’ils sont innocents, jusqu’au bout…

Ne doutant de rien, il prépare également son dossier pour accéder à une retraite d’Etat et réclame un livret de famille à la municipalité de sa ville natale, Halle-sur-Saale, en RDA. On vérifie ses antécédents ? Les fonctionnaires n’en croient pas leurs yeux et transmettent la copie d’un jugement par contumace pour crimes de guerre aux autorités ouest-allemandes. Plus tard en Afrique, il agira plus prudemment, il ne laissera pas cette paperasse le désigner de nouveau aux policiers…

La médecine est un pilier de l’idéologie raciale du système national-socialiste, je découvre que Himmler s’est entouré d’un aréopage de doktor-tortionnaires pour lesquels les déportés sont juste du matériau à sélectionner, charcuter, mettre à mort.

Nous sommes une longue chaîne d’artisans dans la maison, le public voit la silhouette élégante de l’instrument, mais les plus infimes réglages demeurent secrets. Viktor m’a transmis cet extraordinaire équilibre entre basses, médiums, aigus. Un Steinway c’est presque un orchestre à lui seul.

Comment admettre en une poignée de mois l’assassinat de très exactement treize mille sept cent vingt personnes au bâtiment C16, dit Block de la mort, une « mort miséricordieuse » dont jamais Viktor et sa famille n’avaient entendu parler, la fable du typhus recouvrant tout ?

A défaut d’aveu, personne ne sait s’il est l’un des passagers de ce tapis volant tricoté par le Vatican appelé réseau Odessa. Aucun document ne le relie à Alois Hudal, le recteur du Pontifico Teutonico Santa Maria dell’Anima et à aucun moment il n’a usé d’un laissez-passer, le fameux Red Cross des nazis en cavale…

Il arrive en Italie après les autres, nous sommes en février 1951 et après tout c’est assez tard, Mengele était déjà là en 1949, Eichmann en 1950, quoique Barbie s’en rapproche lui-aussi, mais lui, bénéficie du concours de la CIA.

Terminé en janvier 2023

« L’ancien calendrier d’un amour » par Andreï Makine

Aujourd’hui, je vous propose un voyage en Russie, avec ce roman qui traverse un siècle d’Histoire :

Résumé de l’éditeur :

« Qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance. » (Baudelaire)


  Tel serait l’esprit de cette saga lapidaire – un siècle de fureur et de sang que va traverser Valdas Bataeff en affrontant, tout jeune, les événements tragiques de son époque.
Au plus fort de la tempête, il parvient à s’arracher à la cruauté du monde : un amour clandestin dans une parenthèse enchantée, entre l’ancien calendrier de la Russie impériale et la nouvelle chronologie imposée par les « constructeurs de l’avenir radieux ».


Chef-d’œuvre de concision, ce roman sur la trahison, le sacrifice et la rédemption nous fait revivre, à hauteur d’homme, les drames de la grande Histoire : révolutions, conflits mondiaux, déchirements de l’après-guerre. Pourtant, une trame secrète, au-delà des atroces comédies humaines, nous libère de leur emprise et rend infinie la fragile brièveté d’un amour blessé.

Ce que j’en pense :

Octobre 1991, le narrateur se rend dans un cimetière de Nice où sont enterrés des russes blancs ayant fui leur pays au moment de la Révolution. Il rencontre un vieil homme, Valdas Bataeff qui lui raconte son histoire familiale et personnelle.

On retrouve alors Valdas en Crimée, alors qu’il est âgé d’environ treize ans, et passe ses vacances en famille dans une villa l’Alizé, dont l’architecture rappelle les villas de la Riviera, pas loin de la résidence des Romanov et de leur génie malfaisant Raspoutine. La vie s’écoule en douceur, au rythme des pièces de théâtre, de la culture et des arts des nobles de l’époque. Un soir, alors qu’il est sorti et venu errer près du port, il tombe sur Taïa qui fait partie d’un groupe de contrebandiers faisant des trafics de tabac. Premiers émois amoureux…

Mais, la guerre se profile à l’horizon, Valdas s’engage auprès de l’armée du tsar, se fiançant avec Kath-leen alias Katia, amour bien platonique. Une guerre qui devait être rapide, rondement menée, comme l’a vendue Nicolas 2 (ah les ruses de l’Histoire !). En 1917 la révolution fait irruption dans la guerre et la vie devient difficile pour les personnes s’étant engagées pour le tsar.

Avec son style bien à lui, Andreï Makine nous fait revisiter l’histoire de la Russie, de la fuite des Russes blancs, du pouvoir bolchévique, de l’URSS, des purges staliniennes, de la désillusion, jusqu’en 1991 avec la chute de l’empire soviétique (que certains ont du mal à digérer, de nos jours), et en parallèle l’exil de Valdas vers Paris, les tragédies familiales, en traversant la seconde guerre mondiale, l’Occupation…

Je suis assez fidèlement Andreï Makine depuis « Le testament français » et j’ai toujours un immense plaisir à retrouver sa plume, pleine de poésie, de mélancolie qui parle si bien de l’âme slave et ce pays, sa littérature, sa musique, sa langue que j’aime tant. Ce roman m’a vraiment beaucoup plu, il n’a qu’un tout petit défaut : il est un peu court !

J’ai aimé suivre Valdas dans Paris, notamment sur son vélo-taxi, tout autant que dans ses premiers émois amoureux ainsi que la réflexion sur les quelques jours qui séparent le calendrier julien du calendrier grégorien, comme entre parenthèses… et ce sera mon dernier coup de cœur de l’année 2022, mais qu’on se rassure, 2023 va commencer sur un autre coup de cœur, quand j’aurai enfin rattrapé tout mon retard !

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Grasset qui m’ont permis de découvrir ce roman et de retrouve la plume de son auteur. Un remerciement spécial aux éditions Grasset qui m’ont particulièrement gâtée durant toute cette année!

#Lanciencalendrierdunamour #NetGalleyFrance !

L’auteur :

Andreï Makine, de l’Académie française, auteur sous son nom d’une œuvre considérable maintes fois couronnée (prix Goncourt, prix Goncourt des lycéens, prix Medicis pour Le Testament français en 1995, grand prix RTL-Lire pour La musique d’une vie en 2001, prix Prince Pierre de Monaco pour l’ensemble de son œuvre en 2005, prix Casanova pour Une femme aimée en 2013, prix mondial Cino Del-Duca pour l’ensemble de son œuvre en 2014), est aussi l’auteur, sous le pseudonyme mystérieux de Gabriel Osmonde, de plusieurs romans.

On lui doit aussi « au-delà des frontières » « L’ami arménien », « L’archipel d’une autre vie » etc …

Extraits :

Cela parait un peu saugrenu, ces particules accolées à des noms russes. Mais… Il s’agissait des exilés qui ne possédaient plus rien et ceux qui avaient un titre de noblesse s’y accrochaient tels des mendiants à leur sébile. D’où ces ajouts – simple rappel de leur vie d’avant la révolution. Un réflexe d’apatrides… 

Cela parait un peu saugrenu, ces particules accolées à des noms russes. Mais… Il s’agissait des exilés qui ne possédaient plus rien et ceux qui avaient un titre de noblesse s’y accrochaient tels des mendiants à leur sébile. D’où ces ajouts – simple rappel de leur vie d’avant la révolution. Un réflexe d’apatrides… 

Au mois d’août 1913, Valdas allait avoir quinze ans et c’est alors que les décors du monde tombèrent…  La Crimée vivait dans une lenteur agréablement provinciale et seuls les jeunes invités des Bataeff apportaient de l’excitation – électrique – le mot devenait alors à la mode. Le père recevait des artistes et des avocats libéraux, ses confrères.

L’Alizé profitait de l’opulence des riches, tandis que la misère poussait le peuple à voler, à tuer ou, au mieux, à travailler dans une gargote où venaient ceux que le père de Valdas appelait les « bas-fonds ».

Sous le regard de la jeune fille, tout demandait à être redécouvert ? Saint-Pétersbourg semblait être conçu pour eux, les deux amoureux aux gestes aussi platoniques que le frôlement des flocons de neige sur les cils. C’est ce que Valdas rimait dans ses vers : leurs longues promenades chastes, la sonorité des syllabes « Kath-leen » (tellement plus stylish que le « Katia » russe, son prénom d’origine) ses yeux « célestes », des perspectives bordées de palais, la saveur d’un vin très doux, dans un café tenu par un Français sur la Nevski.

Il pensait qu’on ne le reprendrait plus à ce jeu où les peuples se massacraient au profit de politiciens va-t’en-guerre et des financiers transmutant le sang en or. C’est la faiblesse de la mémoire humaine qui l’étonnait : vingt ans auparavant, on avait déjà entendu les appels aux sacrifices et observé la même sauvagerie.

Comparé à la précarité de l’après-guerre, le projet se présentait particulièrement tentant ? Les gens recommençaient à croire que là-bas leur vie allait pouvoir se ressouder, tel un os cassé. Valdas était peu attiré par cette ruée vers l’URSS. Il n’avait pas besoin de voyager pour retrouver son « champ des derniers épis ». C’était là, sa véritable patrie intérieure…

Prier pour ceux pour qui personne ne prie allait devenir sa façon de résister à l’oubli.

Lu en décembre 2022

« La leçon du mal » de Yûsuke Kishi

Petit détour par le Japon, aujourd’hui, avec ce roman culte, décliné en manga qui fait enfin son entrée chez nous :

Résumé de l’éditeur :

Culte ! Paru en 2010, adapté au cinéma en 2012 et décliné en manga, « La Leçon du mal » s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires au Japon. Rythme effréné, personnages époustouflants, narration fluide, un roman sidérant à huis clos dans un lycée de province où sévit, bien caché sous les traits d’un jeune professeur charismatique et séduisant, un véritable monstre…

De l’avis de tous, Seiji Hasumi est le professeur le plus charmant, le plus séduisant, le plus charismatique du lycée Shinkô Gakuin de Machida. Adulé de ses élèves, admiré de ses collègues, apprécié de sa direction, le jeune homme est fin, drôle, toujours prêt à voler au secours des uns, à aider les autres, à combattre les injustices et le harcèlement, à dénouer les conflits.

Hasumi est tout cela et pire encore. Hasumi est un psychopathe. Manipulateur, calculateur, pervers, prêt à tout pour prendre le contrôle et asseoir son pouvoir. Un être violent, qui n’hésite pas à éliminer quiconque se met en travers de sa route.

Trois élèves l’ont percé à jour. Commence alors une traque terrifiante, aux conséquences inimaginables…

Ce que j’en pense :

Hasumi est un professeur adoré par ses élèves, surtout les filles d’ailleurs, auxquels il enseigne l’anglais, animant en parallèle des ateliers de conversation. Il a décidé de faire également partie de l’équipe de surveillance.

Bref, en apparence, c’est le professeur idéal que tous les élèves rêvent d’avoir, son enseignement est interactif, loin du cours magistral classique. Une véritable « armée » d’élèves s’est constituée autour de lui, regroupant les fans de la première heure, prête à tout pour lui, y compris aller faire un tour dans son lit.

Toutes les filles ? Il semblerait que non, une des élèves, de nature hypersensible, sent bien que le tableau n’est pas aussi idyllique que cela et le comportement de Hasumi l’angoisse ; elle reste donc sur ses gardes.

Tout n’est pas aussi simple, en effet. Hasumi a été prié de quitter son précédent établissement pour des raisons qu’il préfère minimiser : plusieurs élèves s’étant suicidés mais il a été blanchi, mais pourtant envoyé dans un autre lycée. Il suffit aussi de voir le sort qu’il réserve à un couple de corbeaux qui s’approche trop près de lui, ou encore son comportement avec le chien du voisin, qui lui a bien flairé la personnalité trouble du professeur…

Certes, il est compréhensible que les élèves pour la plupart, soient en admiration devant ce professeur charismatique, car les autres enseignants sont ternes sinon monstrueux : le professeur de sport qui se livre à des attouchements sur les filles, le professeur de maths qui est attiré par la dive bouteille…

Yûsuke Kishi nous entraîne en fait dans une descente aux enfers, ou une escalade de la violence, comme on préfère, avec une description magistrale de la manipulation, à travers ce professeur trop poli, trop bienveillant pour être honnête, et ceci pour notre plus grand plaisir.

J’ai adoré me faire manipuler par l’auteur, fasciné par ce personnage machiavélique, dont je n’avais qu’une envie, qu’il s’en sorte pour que mon plaisir de lecture dure encore un peu, tant ce roman est addictif. On sait comment ça va se terminer, mais c’est un régal de voir comment fonctionne ce personnage pervers à souhait, (individu que dans la vie de tous les jours je déteste, je précise pour qu’il n’y ait pas de malentendu !). La presse a souvent évoqué « American psycho » en parlant de cet OVNI de la rentrée littéraire…

Une scène m’a beaucoup intéressée : la mort violente des parents de Hasumi et comment il a réagi, mais je n’en dirai pas plus…

J’ai bien aimé aussi la fascination de Hasumi pour « l’opéra de quat’sous » de Brecht dont il siffle souvent la « complainte de Mackie » notamment dans les moments où sa violence augmente et dont l’auteur partage le texte avec nous.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions qui m’ont permis de découvrir ce roman et ainsi que l’univers de son auteur dont j’aimerais bien lire d’autres livres.

#LaLeçondumal #NetGalleyFrance !

9/10

Né en 1959 à Osaka, Yûsuke Kishi est membre de l’association Mystery Writers Japan. Après avoir travaillé plusieurs années dans une compagnie d’assurances, il s’est lancé dans l’écriture. Ses romans sont tous des best-sellers, régulièrement adaptés en mangas ou en films. Œuvre culte au Japon, publié pour la première fois en France sous forme de roman, La Leçon du mal a déjà été adapté en manga chez Kana et a été porté à l’écran par le cinéaste japonais Takashi Miike.

Extraits :

Le métier de professeur incluait la gestion d’une classe, l’enseignement d’une matière ainsi qu’une responsabilité particulière dans la vie du lycée. Pour sa part, Hasumi avait opté pour une charge au sein de l’équipe de surveillance, responsable de la bonne conduite des élèves.

La langue est un héritage, une richesse culturelle extrêmement ancienne. Nous devons en prendre conscience pour la préserver.

Rien n’était plus simple que de favoriser un accident et de prier pour qu’il survienne. Un crime par probabilité.

Les humains étaient mus par le puissant désir d’être acceptés, reconnus par les autres. Rejetez-les, attaquez-les, ils se mettront sur la défensive et attaqueront à leur tour. Mais montrez-leur seulement que vous les appréciez, et ils vous apprécieront en retour…

Plus on passe de temps avec eux, plus les gens ont tendance à développer de la sympathie et à baisser leur garde. Ce processus est accéléré par le dialogue et ce sont les personnes les plus méfiantes au départ qui, une fois rassurées, tombent le plus vite dans votre escarcelle.

Comme tout travail, le meurtre demandait de la passion, du soin, une capacité à toujours se remettre en question et à juger son œuvre d’un œil critique. Ainsi, on s’en sortait avec une série « d’accidents » ou « de suicides » que jamais personne n’aurait l’idée de relier entre eux.

Et cette théorie toujours présente dans le pays de l’Oncle Sam, qui veut que chacun devrait porter une arme pour se défendre… ça le faisait bien rire. Le seul cas où ça pourrait effectivement protéger les gens, ce serait si les agresseurs tombaient du ciel…

Il commençait à comprendre pourquoi certains, aux Etats-Unis, développaient un véritable fétichisme autour de leurs armes… La sienne, brûlante, semblait avoir acquis sa propre personnalité. Celle d’un tueur sanguinaire. A chacun de ses rugissements bestiaux, les proies tombaient.

Lu en septembre 2022

« La fille de la grêle » de Delphine Saubaber

Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’ai découvert grâce à la chronique de Matatoune et qui m’a bouleversée :

Résumé de l’éditeur :

Un soir de sa vie, dans un dernier souffle, Marie décide de livrer à sa fille Adèle l’histoire de sa propre enfance, qu’elle lui a toujours tue.

Joseph et Madeleine, ses parents, n’ont connu qu’une vie de labeur à la ferme des Glycines. Marie et Jean, son petit frère, ont grandi là, sur une combe d’herbe grasse, les alouettes pour seuls témoins de leurs jeux.  Mais Jean est différent. Il a beau converser avec les grillons, il ne parle pas, n’entend pas, et ça ne plaît pas à Joseph.  Quand la grêle s’abat sur les Glycines, la démence s’empare du père jusqu’à gagner la famille tout entière.


Poétique et bouleversant, La fille de la grêle raconte la brûlure de l’enfance et la grande vieillesse, la folie et la culpabilité. C’est aussi un chant d’amour d’une mère à sa fille. Et une ode magnifique à la toute-puissance de la nature.


« J’ai tué la grêle, l’injustice et la violence du monde, j’ai tué la détresse d’un homme qui pleurait avec ses poings. »

Ce que j’en pense :

Marie qui se rapproche lentement mais inexorablement de son quatre-vingtième anniversaire, décide de rédiger une lettre à sa fille Adèle, pour lui raconter qui elle est vraiment, lui parler de son enfance, de tout ce qui lui est arrivée de la ferme paternelle jusqu’à sa vie adulte puis l’entrée dans la vieillesse, ce qui a conditionné ses choix, car elle ne lui a jamais parlé de rien. Elle avait tout verrouillé au plus profond d’elle-même.

Elle a fait le choix de cette lettre car elle est décidée à choisir elle-même la manière dont elle veut mourir. Marie n’essaie pas se justifier, de convaincre sa fille, elle explique son choix, le cheminement de sa pensée de sa vision philosophique et personnelle  de la vie et de la mort. Elle le dit dès le départ et le récit est construit en partie sur l’argumentation.

Marie revient sur l’enfance à la ferme, « Les glycines, la dureté de la condition de métayer de son père, qui trime dans les champs et avec les animaux tout en reversant la moitié des récoltes au propriétaire. Elle évoque les caprices de la nature, où la grêle peut tout détruire, entraînant privation disette, sacrifices et montrant bien que c’est la Terre qui est souveraine.

Les temps sont durs, les conditions sont dures mais les humains sont durs aussi, telson père, le corps sec et noueux comme un pied de vigne, le dos courbé par la fatigue et le travail, qui se montre d’une dureté implacable avec Jean, le petit frère handicapé de Marie (il est sourd, mais on ne s’en est pas aperçu tout de suite). Les coups pleuvent, les cris, les silences de la mère, Marie se cachant sous les couvertures en attendant que les coups et les cris cessent. Et puis un jour arrive un traumatisme encore plus grand.

Marie s’applique à l’école, les livres l’intéressent alors que sa mère est quasiment illettrée, car c’est « la seule façon de s’en sortir ». Jusqu’au jour où elle s’en va pour de bon, direction l’université laissant tout derrière elle.

Ce roman nous propose une réflexion sur la dureté de la vie dans le monde rural, l’interdépendance de l’homme et de la nature, la sagesse des paysans qui savent qu’il faut la respecter, la violence intrafamiliale et l’oubli pour pouvoir avancer, prendre sa vie en mains.

Delphine Saubaber va beaucoup plus loin en nous proposant une réflexion sur la vieillesse et le droit de pouvoir décider quand on va tirer sa révérence, et de quelle manière. Tous ses propos sur la vieillesse m’ont beaucoup touchée car je suis arrivée au même point de réflexion que Marie son héroïne : dans notre société, on ne veut plus voir les vieux (on pourrait dire la même chose des handicapés) quitté à les planquer dans un EHPAD, mais on leur refuse l’euthanasie ou le suicide assisté au nom de l’éthique, se retranchant derrière la bienséance d’une loi sans demander aux gens leur avis tout comme on décide à la place de femme de ce qu’elles veulent faire de leur corps !

Actuellement, la police débarque à 6h du matin chez un homme âgé, lui passe les menottes et garde à vue uniquement parce qu’il s’est procuré du penthiobarbital sur Internet (on prend plus de gants avec les délinquants, mais ils courent plus vite et sont parfois armé !). Les personnes riches peuvent aller le faire en Belgique ou en Suisse et les autres n’ont qu’à subir.

J’ai vraiment beaucoup aimé ce roman, même si l’héroïne est un peu froide, mais son enfance l’a poussée dans ce système de protection. L’écriture de Delphine Saubaber est belle, elle m’a profondément touchée, telle la grêle qui s’abat sur les récoltes pour les détruire, ou la grêle plus symbolique qui accompagne les orages dans nos vies.

Elle nous rend hommage, au passage, à Hermann Hesse dont elle m’a donné envie de lire son « Éloge de la vieillesse ». C’est le premier roman de l’auteure et c’est vraiment une réussite.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions J.C. Lattès qui m’ont permis de découvrir ce roman et son auteure.

#Lafilledelagrêle #NetGalleyFrance !

Autres avis : https://vagabondageautourdesoi.com/2022/01/21/delphine-saubaber/ https://lire-et-vous.fr/2022/02/27/la-fille-de-la-grele-de-delphine-saubaber/

L’auteure :

Delphine Saubaber a été grand reporter à L’Express. Prix Albert Londres 2010, elle est l’auteure, avec Henri Haget, du très remarqué Vies de mafia (Stock, 2010). La fille de la grêle est son premier roman.

Extraits :

Tu n’as rien vu venir, tu n’as pas entendu ma fuite, sans doute parce qu’elle ne s’entendait pas. Un vieux marche et meurt sans faire de bruit. Je n’ai parlé à personne de ma décision, pas même aux quelques amis qui me restent, je n’ai pas voulu les rendre complices de mon effacement.

Sais-tu seulement qui a été ta mère ? Dans quelle sève puisent ses racines, ses émotions trop fortes, ses silences rentrés ? Sais-tu quelle enfant elle a été ?

Et puis, il y a des familles où, dans une chambre, une enfant se met à plat ventre en se couvrant la tête d’une couverture parce qu’elle ne veut pas entendre. J’ai voulu l’oublier, cette enfant. L’enterrer au fond d’un trou.

Les sensations véhiculent la mémoire, son plaisir, sa douleur, mais ne se partagent pas. Elles sont ma mémoire de notre enfance.

Je n’ai compris que bien des années plus tard le sentiment d’impuissance de mes parents, leur urgence permanente, à devoir toujours aller chercher le repas du lendemain, à vivre les yeux rivés à la colère du ciel, aux feuilles, à la terre. Nos vies dépendaient de bien plus grand et puissant que nous, de ce qu’on n’appelait pas encore le climat…

De ce fait, nos corps connaissaient le prix et la rareté des choses, l’endurance, l’eau, le travail que réclament un fruit pour grossir, une bête pour donner son lait, une fleur pour éclore.

Nous avons oublié que nous ne sommes que des humains et que la nature est mère, et moi, la fille de la grêle, je t’ai élevée comme une fille de la ville dans le coton et l’insouciance alors que j’aurais dû t’alarmer, t’enseigner l’humble patience, la lenteur, la résignation de mes parents.

Être parent, tu le sais, c’est être seul face à son enfant. C’est lui faire croire, partout, tout le temps, que le monde est beau.

Être vieux, c’est ne plus trouver de rôle à jouer. Un beau matin, on vous prend par la main, on vous remonte le plaid jusqu’au nez et on vous engueule comme une gamine de cinq ans…

Je n’ai pas envie que tu m’engueules comme une enfant de cinq ans, ni que tu me trimballe comme un paquet du lit au fauteuil pour y regarder des émissions animalières et y dormir la bouche ouverte, la nuque renversée et les chaussettes en éventail sur les repose-pieds…

Mais qui sait ce qu’est la vieillesse avant d’y entrer ? Aucun être humain n’est préparé à l’expérience solitaire de sa propre vieillesse et encore moins de sa fin.

D’autres ont été vieux avant moi, d’autres le seront après. Comme Hermann Hesse, dont j’ai découvert L’éloge de la vieillesse. Ses phrases prennent le temps que plus personne n’a, incisent la petitesse du réel pour lui donner tout son sens, me remplissent de profondeur lumineuse et de paix. Être vieux représente une tâche aussi belle et sacrée que celle d’être jeune ou de se familiariser avec la mort.

Lu en février 2022

« Nos mains dans la nuit » de Juliette Adam

J’ai choisi le livre dont je vous parle aujourd’hui, dans un premier temps pour sa couverture et le nom de l’auteure avant même de lire le résumé proposé par l’éditeur :

Résumé de l’éditeur :

« Le secret, c’est de s’inquiéter pour quelqu’un. » Entre Raphaël, son frère abîmé, sa mère, qui semble lui cacher quelque chose d’essentiel, et son père, avec qui elle n’est jamais parvenue à communiquer, Zoé ne manque pas de sujets de tourments. Travaillant le temps d’un été dans la ville côtière où elle a grandi, elle tente tant bien que mal de rassembler les éléments disparates de son existence. Mais c’est la réapparition d’Émilie, la fille étrange qui l’a toujours fascinée et l’obsède encore, qui va créer un véritable séisme dans sa vie. La jeune femme sera-t-elle capable, cette fois, de retenir celle qui n’a jamais cessé de lui échapper?
 
Avec Nos mains dans la nuit, Juliette Adam signe un roman poignant sur l’entrée dans l’âge adulte, où les projets sont suspendus aux souvenirs, et la confiance dans l’avenir à l’élucidation du passé.

Ce que j’en pense :

Au départ, tout fonctionne à merveille entre la famille de Zoé et celle d’Émilie, leurs mères, Lisa et Morgane sont les meilleures amies du monde et ce depuis leur rencontre. Elles ont tout vécu ensemble, jusqu’à leur grossesse, donnant parfois l’impression que leur amitié presque amoureuse tant elle est fusionnelle flirte avec la toxicité.

Le père de Zoé est marin, donc souvent absent, son frère Raphaël dont elle fut proche durant l’enfance a brusquement pris ses distances, avant de se perdre dans les amitiés dangereuses, la petite délinquance…

Émilie n’a pas connu son père, elle ne sait même pas de qui il s’agit. Elle est « différente » comme on dit, hypersensible, elle ne supporte pas qu’on la touche, elle est harcelée à l’école, car elle fait des rêves prémonitoires qui poussent les autres à la traiter de sorcière. Brave petit soldat Zoé veille.

Tout ce fragile équilibre explose un jour, sans crier gare Émilie et sa mère sont parties sans laisser d’adresse. Zoé a très bien compris qu’il s’est passé quelque chose de grave entre leurs mères, mais c’est l’omerta avec tous les dégâts que cela engendre. Peu à peu elle va rejeter cette mère qu’elle juge coupable.

Alors qu’elle était très bonne élève, sociable, aimée de tous, elle est tellement désorientée par ce départ, qu’elle devient l’ombre d’elle-même, se lancera dans des études de théâtre sans conviction, vivant de petits boulots ; seul son ami Tristan arrive à la maintenir en vie (mode survie plutôt) en lui proposant même de jouer dans le court-métrage qu’il commence à tourner.

Lorsqu’elles se revoient quelques années plus tard, travaillant dans le même café-restaurant, Émilie est réticente, néanmoins, des liens se retissent mais il est hors de question que Zoé en parle à sa mère.

Juliette Adam nous raconte une très belle histoire d’amitié, sur fond de secrets, de vies bouleversées, de liens familiaux qui se tendent jusqu’à l’extrême. Elle analyse avec beaucoup de sensibilité les liens entre les deux jeunes filles, les différences, l’hypersensibilité de l’une, l’autre qui se transforme en mère Térésa, hyper-protectrice avec les autres, se négligeant elle-même, la présence symbolique ou physique du père, les couples trop fusionnels, sur fond de dépression…

Elle parle également avec finesse de la fascination de Zoé pour la mère d’Émilie, tellement plus flamboyante que sa propre mère, et des difficultés que cela peut entraîner, tant pour se construire que pour la possibilité de pardonner.

J’ai beaucoup aimé ce roman, les personnages sont bien analysés, ont de la profondeur, l’auteure ne sombre jamais dans la mièvrerie, ou la romance. Juliette Adam parle très bien de la fragilité des êtres, de leurs fêlures, qui finalement viennent faire écho aux nôtres, dans ce monde moderne si compliqué.

Je n’ai pas lu son premier roman, car j’étais un peu réticente, je méfie toujours un peu des filles ou fils de… et il se trouve que j’aime bien le style d’Olivier Adam dont j’ai lu plusieurs romans, et je n’ai pas eu le réflexe de comparer, je me suis laissée porter par le récit et j’ai passé un bon moment.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Fayard qui m’ont permis de découvrir ce roman et son auteure.

#Nosmainsdanslanuit #NetGalleyFrance !

8/10

L’auteure :

Juliette Adam est étudiante en Lettres et Arts à l’Université de Paris. Chez Fayard, elle a publié Tout va me manquer (2020).

Extraits :

Morgane a toujours représenté à mes yeux ce que la vie pouvait avoir de plus étincelant. Bien plus que ma mère. Elle portait une telle lumière en elle. J’avais l’impression qu’elle pouvait venir à bout des ténèbres les plus tenaces, éclairer les profondeurs, tenir à distance la noirceur.

Bien sûr que je l’aimais, ma mère. Je le jure. Mais elle, elle n’avait pas cet éclat. J’ai bien essayé de la voir autrement. Mais je crois que ma mère a toujours été ce mystère que je n’ai jamais pris la peine d’élucider. Je crois que c’est un peu de votre faute si je ne l’ai jamais admirée. Vous étiez tout pour moi. Absolument tout.

On ne parlait pas des absences de mon père. De son statut d’inconnu pour moi, même quand il était à la maison. On ne parlait pas de nos blessures. On ne parlait pas de nos morts. Mais je n’ai jamais cessé d’espérer le retrouver ton père. Pendant un temps. Et puis, comme nous tous, j’ai fini par l’oublier.

J’ai vrillé dès le jour de ton départ. Je suis passée de la petite fille parfaite à la Zoé solitaire qui ne sait pas ce qu’elle veut faire de sa vie, qui bafouille devant les gens de son âge, qui se réfugie sur les falaises pour pouvoir se sentir apaisée.

J’écrivais des poèmes idiots sur la solitude sans comprendre ce que c’était. Je ne savais même pas ce que cela faisait. Je ne pensais pas devenir celle qui errerait sur les plages les week-ends d’hiver. Je ne pensais pas m’éloigner autant de toi.

Mon père est impassible. Je n’arrive pas à lire en lui. Absolument rien. Mon père est comme une œuvre abstraite que j’ai fini par laisser tomber, en me disant que ce genre d’art, ce n’était pas pour moi.

Je me demande si elle (mère) a pu retrouver mon père. S’il a su trouver les mots pour la consoler. Je crois que je peux lui faire confiance sur ce point-là. Être là pour redonner le sourire à ma mère est la seule chose que mon père sache faire pour cette famille.

Lu en février 2022

« Ton absence n’est que ténèbres » de Jon Kalman Stefansson 

Embarquement pour l’Islande aujourd’hui pour retrouver un auteur que j’apprécie de plus en  plus et découvrir son dernier livre :

Résumé de l’éditeur :

Un homme se retrouve dans une église, quelque part dans les fjords de l’ouest, sans savoir comment il est arrivé là, ni pourquoi. C’est comme s’il avait perdu tous ses repères. Quand il découvre l’inscription « Ton absence n’est que ténèbres » sur une tombe du cimetière du village, une femme se présentant comme la fille de la défunte lui propose de l’amener chez sa sœur qui tient le seul hôtel des environs. L’homme se rend alors compte qu’il n’est pas simplement perdu, mais amnésique : tout le monde semble le connaître, mais lui n’a aucune souvenir ni de Soley, la propriétaire de l’hôtel, ni de sa sœur Runa, ou encore d’Aldis, leur mère tant regrettée. Petit à petit, se déploient alors différents récits, comme pour lui rendre la mémoire perdue, en le plongeant dans la grande histoire de cette famille, du milieu du 19ème siècle jusqu’en 2020.

Aldis, une fille de la ville revenue dans les fjords pour y avoir croisé le regard bleu d’Haraldur ; Pétur, un pasteur marié, écrivant des lettres au poète Hölderlin et amoureux d’une inconnue ; Asi, dont la vie est régie par un appétit sexuel indomptable ; Svana, qui doit abandonner son fils si elle veut sauver son mariage ; Jon, un père de famille aimant mais incapable de résister à l’alcool ; Pall et Elias qui n’ont pas le courage de vivre leur histoire d’amour au grand jour ; Eirikur, un musicien que même sa réussite ne sauve pas de la tristesse – voici quelques-uns des personnages qui traversent cette saga familiale hors normes. Les actes manqués, les fragilités et les renoncements dominent la vie de ces femmes et hommes autant que la quête du bonheur. Tous se retrouvent confrontés à la question de savoir comment aimer, et tous doivent faire des choix difficiles.


Ton absence n’est que ténèbres frappe par son ampleur, sa construction et son audace : le nombre de personnages, les époques enjambées, la puissance des sentiments, la violence des destins – tout semble superlatif dans ce nouveau roman de Jón Kalman Stefánsson. Les récits s’enchâssent les uns dans les autres, se perdent, se croisent ou se répondent, puis finissent par former une mosaïque romanesque extraordinaire, comme si l’auteur islandais avait voulu reconstituer la mémoire perdue non pas d’un personnage mais de l’humanité tout entière. Le résultat est d’une intensité incandescente.

Ce que j’en pense :

Le récit commence dans une église, avec un homme qui a perdu la mémoire : il n’a plus de repère, tout le monde semble bien le connaître alors qu’il ne reconnaît personne. Sur une tombe, au cimetière, une inscription l’intrigue : « ton absence n’est que ténèbres ». Il rencontre une femme, Soley, qui a semble-t-il compté dans sa vie et en la suivant, l’histoire va se tisser…

Le narrateur, notre homme, essaie d’écrire sur des feuilles volantes, tout ce qu’il peut glaner, ça et là, pour sortir des ténèbres de sa mémoire, ce qui nous entraîne dans des rencontres étranges qui s’étalent sur plusieurs générations, des personnages dont on va faire la connaissance au rythme que nous impose l’auteur, quitte à nous perdre au passage.  

Tout d’abord, fin XIXe avec la rencontre entre Petur, pasteur marié et Gudridur qui vient d’écrire un article sur le ver de terre indispensable à l’équilibre du sol va faire chavirer leur vie à tous les deux : Petur a plongé dans une sombre mélancolie quand Eva, sa fille, est décédée : il l’avait emmenée avec lui en forêt sous la pluie et elle n’avait pas pu se remettre du « refroidissement » d’où la culpabilité du pasteur. Il écrit sa souffrance sous forme de lettres à Hölderlin…

Petur écrit à un poète allemand enterré depuis plusieurs décennies, un poète qui était déjà mort à sa naissance 

On revisite un peu l’histoire et la géographie, de l’Islande, les dures conditions de vie dans les fermes, les femmes qui ne se plaignent pas, les pêcheurs qui partent durant des mois, l’argent difficile à gagner, l’alcool, l’exil au Canada de certains.

J’ai eu un peu de mal à entrer dans l’histoire, car il y a énormément de personnages, de noms à mémoriser, trouver des points de repères pour assimiler, les prénoms masculins, et les noms féminins (je n’ai pas de problèmes avec les patronymes, mais les prénoms c’est plus compliqué) : Jon,Petur, Hulda, Gudridur Eirikur, Pall, Halldor, Skuli, et pardon d’avance à ceux que j’oublie.

En fait, j’ai décidé de me laisser porter par la réflexion de Jon Kalman Stefansson, sans chercher à mémoriser à tout prix et ensuite la magie a opéré comme avec ses précédents romans.

L’auteur nous livre une réflexion sur le temps qui passe, la mémoire individuelle et collective, les secrets de famille et les dégâts qu’ils engendrent, la répétition des scenarii de vie… Jon Kalman Stefansson aborde aussi avec brio, le passé, comment il nous aide à nous construire, et son poids sur le présent, les relations de cause à effet, le destin et tout simplement, la vie, la mort, la place qu’occupent les défunts dans nos vies…

Est-ce l’existence qui façonne le destin ou le destin qui façonne l’existence : Dieu a-t-il créé le monde ou est-ce le monde qui a inventé Dieu ?

Certains n’ont pas eu vraiment le choix, comme Pal qui a fait des études supérieures, une thèse sur Kierkegaard et doit retourner à la ferme. J’ai appris au passage que Kierkegaard signifiait cimetière !

Soren Kierkegaard. D’ailleurs, Kierkegaard signifie cimetière… quel fardeau ! Un nom empli de morts, de croix, de défunts. Ce n’est pas étonnant qu’il ait parfois été un peu éteint.

La manière de raconter, avec des allers et retours sans cesse entre présent et passé, qui m’avait un peu désorientée dans ses précédents romans, ne pas gênée, au contraire, cela permettait d’assimiler tous les messages de l’auteur. L’écriture est belle, pleine d’images et la magie de l’Islande a parfaitement fonctionné cette fois-ci encore.

Autre effet de style : Jon Kalman Stefansson se répète souvent dans sa narration, les mêmes phrases reviennent, à la virgule près, comme si la répétition venait au secours de la mémoire défaillante

Le texte est, d’autre part, ponctué de phrases de chansons de Bob Dylan, Léonard Cohen les Beatles, Elvis Presley Ella Fitzgerald, en passant par Bach et Satie par exemple et l’auteur nous propose à la fin d’une compilation dont je vais m’inspirer pour une play-list.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Grasset qui m’ont permis de découvrir ce roman et de retrouver la plume de son auteur, ce qui est toujours un plaisir.

#Tonabsencenestqueténèbres #NetGalleyFrance !

9/10

Extraits :

Nous portons perpétuellement en nous le passé, continent invisible et mystérieux qui affleure parfois, quelque part entre le sommeil et la veille. Un continent dont les montagnes et les océans influent en permanence sur les couleurs du temps et les chatoiements de lumière que nous abritons.

Celui qui doit, quelle qu’en soit la raison, entreprendre de démonter son foyer, vis après vis, pièce après pièce, se retrouve nécessairement confronté à ses souvenirs, il revit les instants qui ont jusque-là constitué son existence et met sa vie dans la balance.

Les morts nous suivent toujours. A la fois ténèbres et lumière, consolation et reproche.

En Islande, le temps était presque immobile et aussi statique qu’un tableau de maître depuis mille ans, il avait si peu bougé pendant la plus grande partie du XIXe siècle qu’on aurait pu croire que nous habitions sur une autre planète.

Car la nuit est la seule à pouvoir unir des mondes que la vie et le jour ne sauraient relier. Elle s’infiltre dans l’interstice qui les sépare, transportant les mots et la nostalgie au-delà des frontières.

Certains disent qu’au bout du compte, une fois qu’on a examiné les choses sous toutes les coutures et qu’on les a bien pesées, on ne peut qu’un déduire que l’homme est une vermine. Plus on se penche sur son histoire, plus on suit l’actualité, plus on est tenté de souscrire à cette conclusion. Il faut sans doute une bonne dose de cynisme et d’égoïsme doublés d’un incorrigible optimisme pour ne pas céder au découragement. Il faut probablement être sous antidépresseurs pour aimer l’humanité et avoir foi en elle…

Considère les mots comme autant de cargos que tu charges de tes désirs et que tu envoies ensuite voguer sur l’océan ?

C’est peut-être, avais-je suggéré, le diable qui a créé l’homme et quand Dieu a vu qu’il était trop tard pour l’effacer, il nous a donné la mauvaise conscience et la musique.

Peu de choses sont aussi désolantes que les maisons abandonnées sur lesquelles le temps accomplit son œuvre – elles ressemblent à des gens mélancoliques qu’on abandonne au milieu de nulle part simplement pour les laisser mourir.

Il y a d’abord des mots pour tout, mais ils se révèlent totalement inutiles s’ils ne sont pas suivis d’une étreinte.

Tu n’es pas sans savoir que Dieu et le diable se sont unis pour façonner l’être humain ? La dernière faculté dont Dieu l’a doté, c’est la conscience—avant de déclarer que, désormais, sa création était parfaite. Puis le diable est venu ajouter l’inconscient.

Dieu seul connaît les réponses, lit-on quelque part, mais Dieu n’a pas dit un mot depuis deux mille ans et les questions, les doutes, la peur de vivre en vain, nous restent sur les bras.

Pardonner, cela revient parfois à s’accepter tel qu’on est. Celui qui pardonne se trouve. Et celui qui se trouve, trouve la liberté.

Lu en janvier 2022