« Le rire des déesses » d’Ananda Devi

Petit voyage en Inde, aujourd’hui et première immersion dans l’univers de l’auteure, avec ce roman :

Résumé de l’éditeur :

Au Nord de l’Inde, dans une ville pauvre de l’Uttar Pradesh, se trouve La Ruelle où travaillent les prostituées. Y vivent Gowri, Kavita, Bholi, ainsi que Veena, et Chinti, sa fille de dix ans. Si Veena ne parvient pas à l’aimer, les femmes du quartier l’ont prise sous leur aile, surtout Sadhana. Elle ne se prostitue pas et habite à l’écart, dans une maison qu’occupent les hijras, ces femmes que la société craint et rejette parce qu’elles sont nées dans des corps d’hommes. Ayant changé de sexe et devenue Guru dans sa communauté, Sadhana veille sur Chinti.


Leurs destins se renversent le jour où l’un des clients de Veena, Shivnath, un swami, un homme de Dieu qui dans son temple aime se faire aduler, tombe amoureux de Chinti et la kidnappe. Persuadé d’avoir trouvé la fille de Kali capable de le rendre divin, il l’emmène en pèlerinage à Bénarès. Comment se douterait-il que sur ses pas, deux représentantes des castes les plus basses, une pute et une hijra, Veena et Sadhana, sont parties pour retrouver Chinti, et le tuer ?


Des bas-fonds de l’Inde où les couleurs des saris trempent dans la misère à sa capitale spirituelle, Ananda Devi nous entraîne dans un roman haletant et riche pour fouiller, à sa manière, les questions brûlantes de notre époque : la place des femmes et des transsexuels, le règne des hommes et la sororité ; les folies de la foi, la pédophilie ; la religion, la colère et l’amour. Avec son style incisif et poétique, elle brise le silence des dieux pour faire entendre et résonner le cri de guerre des femmes – le rire des déesses.

Ce que j’en pense :

Veena est une prostituée comme tant d’autres qui vit dans « La Ruelle », dans un taudis. Elle a eu une fille dont elle ne voulait pas et pour nier son existence, vue l’absence d’avenir qui la guette, elle ne lui a même pas donné de nom.

A 9 ans, l’enfant qui a grandi tant bien que mal dans cet univers sordide, rabrouée par sa mère, mais un peu choyée quand même par les autres prostituées, observe derrière une fente, dans le réduit où elle est cachée pour ne pas susciter la convoitise de hommes, ce que ceux-ci font subir à sa mère, telle une fourmi, qui passe inaperçue. Elle décide de s’appeler Chinti, c’est-à-dire fourmi.

Dans la maison d’en face, vit Sadhana, jeune homme transgenre qui a dû fuir sa famille maltraitante (il est une honte pour eux !). Recueillie par d’autres « Hijra » comme elle, elle se fait émasculer… ce qui donne une scène terrible. Sadhana s’attache à la petite fille.

Shivnath est un homme de Dieu, un Swami, qui entre jeûne et ascèse va voir les prostituées et Veena et sa colère lui plaisent bien, quel plaisir de les dompter ! mais, il est plutôt du genre « fou de Dieu » et pédophile : quand il voit Chinti pour la première fois, il en tombe amoureux, (traduire pas la mettre dans son lit, bien sûr). Tellement mégalo qu’il s’est fait construire une statue gigantesque (le représentant lui-même bien sûr) dans son temple où l’or coule à flots. Il si bien su manipuler les gens, surtout les riches que tout le monde le craint.

Pour arriver à ses fins, après des travaux d’approche qui lui ont permis de faire croire à la fillette qu’il lui prête l’attention que sa mère ne lui porte pas, il décide de prouver à tout le monde qu’elle est une réincarnation de Kali et il organise un pèlerinage à Bénarès pour le prouver à tout le monde et surtout arriver à ses fins.

Quand le danger s’approche de Chinti, Veena et Sadhana avec leurs compagnes de misère vont unir leurs forces pour empêcher le pire.

J’ai choisi de découvrir ce roman car l’Inde est un pays que j’aime malgré son système de castes, le statut qu’elle réserve aux femmes, des transgenres, ses inégalités depuis des lustres. Et, on ne peut pas dire que les choses se soient arrangées pour elles avec l’arrivée au pouvoir d’un intégriste hindouiste. J’aime ce pays dont je connais un peu quelques régions, mais je ne baigne pas dans l’angélisme à son sujet.

Ce roman m’a saisie aux tripes, j’ai ressenti la colère de Veena, et aimé sa transformation au cours des évènements, j’ai eu envie de trucider maintes fois ce religieux cinglé pédophile qu’est Shivnath… Les intégristes de tout poil me hérissent, ce n’est pas nouveau et on en trouve hélas dans toutes les religions. « La religion est l’opium du peuple » comme l’a dit si justement qui vous savez…

J’aime la manière dont l’auteure évoque les pèlerinages, avec notamment cette phrase :

« Les pèlerinages n’ont jamais conduit vers autre chose que soi – un soi blessé, tourmenté par les visions qui dansent hors de notre portée, par nos rêves faussés. Les pèlerinages mettent à nu nos échecs, nos mirages. Ils sont l’éternel piétinement de ce rien qui nous réclame, nous aspire, nous noie : la mort vers laquelle tout le monde chemine, et rien d’autre. Aucune promesse d’un bonheur quelconque tandis que nos pieds creusent notre propre tombe. »

Le statut (enfin l’absence de statut) des Hijras m’a beaucoup touchée et notamment le personnage de Sadhana, sa vie, sa souffrance et sa capacité d’amour. On se sent proche, en tant que femme, de ce qu’elles vivent ainsi que les prostituées, tandis que résonne, comme un cri de guerre, le rire des déesses, joli titre soit dit en passant…

Ananda Devi décrit très bien la situation des femmes dans ce pays, avec une écriture imagée, on sent les odeurs, l’encens, les fruits autant que les ordures, on perçoit la ferveur lors du pèlerinage vers Bénarès et la purification dans le Gange et à côté ces pèlerins qui ne perdent jamais une occasion de profiter des prostituées. Où sont passées la dévotion ? La purification ?

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Grasset qui m’ont permis de découvrir ce roman et la plume de son auteure dont je lirai probablement les autres livres si ma PAL me la permet.

#Leriredesdéesses #NetGalleyFrance

8/10

L’auteure :

Ethnologue et traductrice, Ananda Devi est née à l’île Maurice. Auteur reconnue, couronnée par le Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises en 2014, elle a publié des recueils de poèmes, des nouvelles et des romans, notamment Ève de ses décombres (prix des Cinq Continents, prix RFO, Gallimard, 2006), Le sari vert (prix Louis Guilloux, Gallimard, 2009), et dernièrement Manger l’autre (Grasset, 2018).

Extraits :

Rien ne révèle la beauté aussi parfaitement que l’annonce d’une fin imminente. Bénarès est la ville de la fin, de toutes les fins. Ici, on abandonne aussi bien les espoirs que les terreurs…

Les hommes sont simples à lire. Les filles, elles, le sont moins, mais elles sont infiniment pliables. C’est presque la même chose. Elles savent cacher leurs pensées, réprimer leurs instincts et, surtout, survivre.

Le ressentiment de Veena s’est ainsi intensifié de jour en jour. Mais, elle ne sait pas par quelle voie l’évacuer, pour peu que cela soit possible. Comment faire sortir de soi une telle fureur ? Cette cascade, cet océan, ce séisme ? Impossible ! Elle dort avec, vit avec, respire avec.

Leur existence est une longue suite d’abandons. Pas besoin de mots, ni de larmes, ni de nom. Peut-être l’existence de la petite est-elle le symbole de leur destinée : mourir en faisant semblant de vivre.

S’il y a des hommes dont on ne peut pas dire qu’ils sont civilisés, ce sont les hommes de Dieu.

Chinti acquiert une personnalité toute neuve. Elle sera celle qui se glissera dans les interstices, verra tout et ne sera vue de personne.

La possibilité du choix : le grand pouvoir des hommes.

Grâce à cette pièce, à cet écrin précieux, Shivnath est parvenu à se diviniser de son propre vivant, sans que cela choque qui que ce soit. Au contraire, les croyants se prosternent aussi volontiers devant sa statue que devant celle des autres. D’ailleurs, la religion hindoue a depuis toujours été une religion inclusive, syncrétique, prête à accepter tous les prophètes et les saints et à leur faire une place dans sa hiérarchie infiniment complexe.

Oh, ce rire ! C’est lui qui les reconstruit et les rassemble, ce rire de la colère et de la nuit, des rêves détruits et des espoirs amputés : il est leur seul pouvoir.

Ce pays a trop de tout : d’hommes, de femmes, d’enfants, de pauvres, de faibles, d’animaux, d’insectes, de tristesses, de mémoires, d’histoires, d’illusions. Long fleuve de corps abandonnés, rendus inutiles par cet inconcevable excès : tout y existe et tout y est détruit. Tout y est donc dispensable…

Mais, lorsqu’elles perçoivent la présence de Chinti, une autre musique se fait entendre : son rire d’enfant qui triomphe de toutes les peurs, vient à bout de toutes les tristesses.

Les autres femmes de la Ruelle deviennent ainsi des mères de substitution ; ou peut-être est-ce Chinti qui finit par devenir leur ange gardien ? Qu’importe. L’obscurité qui les entoure se dissipe à son passage. C’est pour cela qu’elles l’aiment.

Aujourd’hui, Kali est devenue une divinité comme une autre, un prétexte, soyons francs, un symbole qui rassemblent les imbéciles et permet de maîtriser les foules.

Ce que nous refusions d’appeler émasculation n’est était pas moins un traumatisme dont peu se remettent entièrement. Notre culture et nos rituels nous apprenaient à renaître et à redevenir. Mais le corps lui, s’accrochait à ce passé et refusait de lâcher prise…

Les gens croient que nos vêtements, nos cheveux, notre maquillage, nos bijoux sont un déguisement ; mais non : seul le corps hérité à la naissance est un déguisement dont nous tentons de nous débarrasser.

Il n’y a rien de plus faux que la sainteté des hommes dits saints, et ça, Shivnath ne le sait que trop bien. Les êtres vraiment saints ne le crient pas sur tous les toits, ils risqueraient de mourir sur une croix.

Lu en septembre 2021

« Lisbonne, dans la ville musulmane » de Marc Terrisse

Je vous parle aujourd’hui d’un livre choisi dans le cadre de l’opération masse critique de février de Babelio :

 

Lisbonne, dans la ville musulmane de Marc Terrisse

 

Quatrième de couverture

 

D’Olisipo, nom antique de la capitale lusitanienne, auquel succéda Al Usbûna, dénomination attribuée pendant quatre siècles de domination musulmane, en passant par les liens établis avec le Maroc dès le XVe siècle, c’est ce voyage sur le temps long que ce récit se propose de faire parcourir en révélant une relation tissée entre Lisbonne et la culture islamique restée   méconnue.

A travers des balades agrémentées de belles rencontres, ce livre exhume les traces de la culture luso-arabo-islamique présentes au cœur de la Lisbonne contemporaine, révélant ainsi des siècles d’influences réciproques. Les itinéraires proposés se fondent dans un vaste travail à caractère historique et anthropologique et présentent tout un pan du patrimoine immatériel intégré de façon inconsciente au quotidien des Portugais (gastronomie, littérature, musique, langue, etc.

Faire découvrir les relations fécondes entre ces civilisations, sans mettre de côté les tensions ou les guerres, est le fil qui a guidé cette exploration et qui ravira tous ceux qui désirent connaître un aspect nouveau de la multiculturalité lisboète.

Ce que j’en pense

 

Ce livre va nous emmener successivement dans la Lisbonne antique connue sous le nom d’Olisipo, qui devient sous la domination musulmane Al Usbûna, pour la retrouver ensuite sous la Reconquista. L’auteur aborde enfin les protections lusitaniennes au Maroc, ainsi que la Lisbonne musulmane actuelle.

La légende veut que Lisbonne ait été fondé par des marins en provenance de Tyr. La ville va donc sous influence phénicienne, puis grecque et romaine, puis sous influence musulmane durant les conquêtes et revenir dans le giron chrétien, avec la prise de la ville en 1147 par le roi du Portugal.

Marc Terrisse nous emmène dans une visite extraordinaire de la ville pour y retrouver les traces de l’influence musulmane, ce qu’il en reste dans l’architecture de la ville pour en retrouver le cœur.

On part d’abord à la découverte de la ville phénicienne avec la Praça da Figueira, sous laquelle il y a eu des trouvailles archéologiques attestant cette période où la ville se nommait Olisipo ; on circule dans les rues de l’Alfama, avec tout près l’actuel musée national de l’Azulejo ou encore le musée du fado, mélancolie de l’Orient…

L’auteur nous apprend aussi que Alfama dérive de Al hamma qui désigne les sources. Il évoque aussi le Nord avec les Lusitaniens « les gaulois du Portugal » et le sud du Tage lié à l’Andalousie : le Gharb Al Andalus qui va donner son nom à l’Algarve.

Marc Terrisse nous emmène ensuite à la recherche des vestiges de la période musulmane où Lisbonne s’appelait Al Usbûna, ce qu’était le quartier musulman, avec l’enceinte de la Casbah, la mosquée, les différentes portes (Bab en arabe) d’entrée dans la cité, où l’on peut se repérer sur des plans d’époque, mais aussi la culture de l’époque en faisant référence au passage au livre de Saramago « Le siège de Lisbonne ». L’auteur parle  aussi de Camoes qui évoque «  dans « Les Lusiades », épopée à la gloire du Portugal des Grandes Découvertes, il célèbre le Portugal de la « Reconquista », royaume chrétien par excellence »

Il est encore difficile d’explorer cette « période musulmane » de Lisbonne, notamment sur place, car elle est souvent réduite à peau de chagrin par les guides, car la dictature de Salazar, et son successeur avait rayé cette notion de la mémoire avec son « Estato novo ».

On étudie ensuite un chapitre important que l’auteur intitule : des Moçarabias à la Mouraria d’hier à aujourd’hui, une ville multiconfessionnelle » et dans lequel il évoque les trois quartiers où se regroupaient les Mozarabes, la première, autour de l’église Santa Maria de Alcacim, la deuxième dans le périmètre de l’église Santa Cruz do Castelo, et la troisième autour de la grande mosquée

« Mozarabe est le nom donné aux Chrétiens en terre d’Islam de même que les Musulmans restés sous la coupe chrétienne sont dénommés Mudéjars. »

La Mouraria, elle, correspond, au quartier maure de la ville, où sont regroupés une partie « des vaincus de 1147   ainsi que quelques chrétiens mozarabes » ; ce sont, en fait, des minorités dont on veut limiter les contacts avec les Chrétiens. Il y a pendant cette période des conversion forcés, des tributs à payer comme il y en a eu pendant la période musulmane, et des Marocains viendront aussi se réfugier dans la ville au XVIe siècle  car il y avait alors des guerres et des émeutes au Maroc (notamment la défaite de Ksar el Kébir en 1578)  et on parlera de « Mouriscos marocains ».

Marc Terrisse découvre au cours de ses visites un projet appelé « Marhaba » (le Moyen Orient à table) qui vient en aide aux personnes fragiles, notamment les migrants Érythréens.

L’auteur mêle dans ce récit la culture, l’architecture, l’histoire, l’archéologie, la cuisine, la musique, tout ce qui est venu enrichir cette ville dont la multiculturalité est impressionnante.

J’ai choisi ce livre dans le cadre de l’opération Masse critique organisée par Babelio, et il m’a passionnée, j’ai aimé mettre mes pas dans ceux de l’auteur qui nous brosse un tableau très complet et très alléchant. J’ai appris beaucoup de choses sur le plan historique, culturel car je connais peu cette ville.

Je connais beaucoup mieux l’Algarve, d’où est originaire mon mari et que j’ai beaucoup visitée. En apprendre davantage sur le Gharb Al Andalus me tentait, car je suis fascinée depuis longtemps par l’Andalousie. Je me rends compte que mes connaissances sur l’Histoire lusitanienne sont limitées et qu’il va falloir y remédier !

Pas de doute, je l’emmènerai dans mes bagages la prochaine fois que j’irai à Lisbonne. Je remercie les éditions Chandaigne qui m’ont fait découvrir « Le Mandarin » de Eça de Queiros et qui proposent aussi dans leur catalogue (très intéressant) des livres sur l’Histoire du Portugal. Ce catalogue propose aussi des textes sur le Brésil, Cap Vert, des auteurs de ces pays, ou les voyages, découvertes, contes…

Cet ouvrage est passionnant et j’espère que ma petite démonstration, qui m’a demandé beaucoup d’énergie pour la rendre la plus légère possible,  vous a intéressés et donner envie de le découvrir.

 

L’auteur

 

Marc Terrisse est docteur en Histoire et titulaire d’un master Management des organisations culturelles de Paris Dauphine. En tant que chercheur associé au CNRS, il a publié plusieurs recherche se focalisant sur le patrimoine islamique et s’intéresse plus largement aux questions des minorités et de leur place dans l’histoire et la culture occidentales dans un cadre pluridisciplinaire faisant écho aux « minority sturies »

 

Extraits

 

Lisbonne est donc le fruit d’un brassage, d’un melting-pot intérieur et ultramarin multiséculaire au sein duquel les différentes populations musulmanes ont occupé une place importante et influente.

 

Les Phéniciens nomment Lisbonne Alis Ubbo qui signifie la « rade tranquille ». Les Grecs et les Romains attribuent par la suite à la ville le nom d’Olisipo. A ce jour, les chercheurs ne sont néanmoins pas certains que les deux appellations aient la même signification. Le Tage aurait été, quant à lui désigné par le nom de Dagui qui se traduit par « pêche abondante » dans l’idiome parlé par les Tyriens.

 

On assiste à l’implantation de familles arabes, d’origine Yéménite notamment dans le sud du Gharb Al Andalus tandis que les territoires situés au-delà de Lisbonne, dans la région de Coimbra et plus au nord vers Porto et la Galice bénéficient d’une présence berbère…

 

Al Usbûna n’a certes pas eu un rôle intellectuel intemporel. Néanmoins des esprits éclairés y sont nés et ont souvent exercé leurs talents ailleurs.

 

Les poètes du Gharb Al Andalus ont vraisemblablement inspiré les troubadours s’exprimant en galaïco-portugais. Plus globalement, la poésie hispano-arabe a eu une influence sur les aèdes catalans et occitans. Le « fin amor » ou amour courtois a été probablement inspiré par Ibn Hazm, poète fidèle aux Omeyyades, né dans l’actuelle province de Niebba en Andalousie et non loin de la frontière avec le Portugal.

 

Je signale ici cette allusion savoureuse : « il n’est que trop évident que les habitants du quartier Saint-Crispin n’aiment pas la gent canine, ils sont peut-être encore les descendants directs des Maures qui détestèrent ici les chiens de leur époque par devoir de religion, bien qu’ils fussent tous, les uns et les autres, frères en Allah »

 

Al Usbûna et ses faubourgs couvraient une superficie comprise entre 50 et 60 hectares. La médina devait représenter environ un tiers de cette surface, soit un espace compris entre 15 et 20 hectares. Avec ses faubourgs et ses zones urbanisées le long du Tage, la ville devait totaliser entre 25 et 30 mille habitants au XIIe siècle au moment de sa conquête.

 

Malgré certaines limites inhérentes aux mentalités de l’époque, le maintien de communautés religieuses musulmanes et juives atteste de la persistance d’un multi-confessionnalisme dans les royaumes médiévaux ibériques après la Reconquista. L’islam ne s’est par conséquent pas arrêté avec la conquête chrétienne. Il se maintient officiellement jusqu’en 1496-1497 au Portugal avec l’édit d’expulsion des juifs et musulmans, promulgué par le roi Manuel 1er suivi d’un processus de conversion forcée à la foi catholique.

 

 

Lu en mars 2019

« Une nuit à Aden » de Emad Jarar

Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’ai découvert grâce à une opération masse critique spéciale organisée par Babelio :

 

Une nuit à Aden de Emad Jarar T1

 

Quatrième de couverture

 

« Mon père pensait qu’on “naissait musulman” et qu’être musulman était un statut qui dépendait du Tout Puissant uniquement. Et comme pour se soumettre à ses propres certitudes, il s’était convaincu que l’Islam était irréversible en ce qu’il l’emportait sur quelque autre religion ; il était de ceux pour lesquels l’Islam ne se limitait pas au seul culte, entretenant l’idée qu’être musulman préemptait pour ainsi dire tout autre choix de conscience. Pour lui, le christianisme ne serait qu’un avatar illégitime de son propre héritage, puisqu’il était désormais représenté par la religion vraie et transcendante qu’était l’islam. Sa suprématie sur les autres religions ou civilisations, et cette sorte d’inviolabilité du statut de musulman, semblaient d’ailleurs apaiser ses craintes : elles étaient censées me protéger de toute manœuvre rusée de la part de ma mère. »

Ce roman en deux tomes, à l’intrigue palpitante d’émotion, raconte la jeunesse d’un Palestinien qu’un destin étonnant et une histoire d’amour hors norme conduisent à la découverte de lui-même, de sa conscience et de sa relation avec les religions de son enfance, l’islam et le christianisme. Par une introspection à la fois insolite et spirituelle, il nous décrit comment les élans de la divine Providence le mèneront d’Alexandrie à New York, puis à Sanaa, Aden, Djibouti et enfin Paris.
Il est né musulman, certes; mais sa raison défie à laquelle il se croyait enchaîné, occulte en fait la vraie nature de ce rite à l’emprise implacable sur un milliard et demi de fidèles…
Un récit captivant. Une réflexion morale et spirituelle sans concession. Une lecture de rigueur pour comprendre le rôle du Coran au XXI ème siècle et son emprise sur la pensée islamique confrontée à la vie moderne.

 

Ce que j’en pense

 

Ce livre est un OVNI ! il est d’ailleurs classé « Essai fictionnel »

Le narrateur, Emad nous raconte une histoire d’amour, tout en expliquant au lecteur tous les principes de l’Islam.

Emad parle de son enfance avec son père Palestinien, musulman pratiquant, sa mère chrétienne, dont la famille est d’origine grecque (en fait c’est plus compliqué car il y a des exils). Il est donc musulman d’office puisque son père l’est, mais celui-ci accepte la volonté maternelle qu’il aille au catéchisme. Des parents tolérants, donc car ils s’aiment et forment un couple uni.

Emad est né à Paris car sa mère souhaitait qu’il en soit ainsi, car elle tenait une librairie française à Alexandrie, librairie tenue depuis longtemps par sa famille. Elle lui faisait lire des auteurs français régulièrement. Il a fait ses études au lycée français. Mais les guerres, l’exil ont provoqué des changements.

Durant ses études supérieures aux USA il rencontre Adèle, jeune Française venue y travailler dont il tombe amoureux. Il échange régulièrement avec son ami Khalil.

Emad Jarar (Erraja) dans le livre prend le prétexte de ces rencontres pour évoquer, le Coran, message reçu par Muhammad de la part de l’archange Gabriel durant vingt-trois années, puis traduit en arabe et interprété quelque siècle plus tard pour l’ériger en « loi » : la Sunna ou le dogme.

Ensuite, il reprend la notion de libre arbitre inexistante, car on doit craindre Dieu, accepter que tout vienne de lui, donc forcément le fatalisme, puisque l’homme n’a aucune prise sur son destin et ne peut rien modifier. Il évoque, la femme dans l’Islam, le devoir de conquérir le monde entier en tuant les mécréants, le jihad, le jeune, l’importance de la récitation (psalmodie) les piliers de l’Islam, le rejet de la laïcité, la légitimité du crime pour convaincre …

Emad Jarar est précis, mais entre beaucoup dans les détails pour nous faire comprendre toutes les notions, en nous donnant chaque fois des notes en fin de livre.

Je me suis accrochée, j’ai failli abandonner, page 88 je pensais : « nous sommes à la P 88 et il y a déjà 25 pages de notes, il faut lire avec deux marque-pages et on fait le va-et-vient entre les deux parfois cinq fois par page ! je m’engage à lire les deux premières parties, (jusqu’à la P 101) avant de lâcher car j’ai lu deux critiques admiratives »

Dans les années quatre-vingts on disait que l’Islam était une religion tolérante, mais le terrorisme est passé par là et on a vu un autre visage, ce qui a rendu ma lecture difficile au départ, car j’avais la peur au ventre en lisant certaines notes, certains extraits du « Livre » en tant que femme ce n’est pas facile…

Je suis contente d’être arrivée au bout, il m’aura fallu 25 jours quand même, car c’est vrai il y a une belle histoire d’amour, et Emad est tout aussi prolixe, coupeur de cheveux en quatre, ou même dix, lorsqu’il parle avec Adèle que lorsqu’il parle de religion ! je retiens notamment l’auto-dérision dont il fait preuve en expliquant la position de l’Islam par rapport au vin :

«  Ô ciel ! une bouillie, voilà ce à quoi toutes mes litanies, ma manie stupide de creuser inutilement les mots et mon interminable jactance me donnaient à penser. Je me demandais par quelle sournoiserie de l’âme, aussi peu de la chaleur de toute la passion que je ressentais se pouvait retrouver dans mon discours à effet, ma parlerie sans fin et ennuyeuse, fait plus pour l’esprit que pour le cœur, substituant à l’amour le plus tendre les mots les plus plats. »

Emad Jarar écrit magnifiquement bien, les phrases sont belles, les termes sont précis, affutés, il manie l’imparfait du subjonctif de façon magistrale… Son écriture, à elle seule, mérite que l’on aille jusqu’au bout de la lecture et la suite du récit est passionnante car on se promène : Moscou, Le Caire, New-York, Sanaa et la perception intime de la religion de l’auteur est très fine. Il emploie un français littéraire, riche, de la veine de Balzac ou Proust, comme souvent les exilés (cf. par exemple, George Semprun)

Il cite souvent Pascal, Gide, Camus, Voltaire et même Sade ou Chateaubriand

Un exemple lorsque l’auteur parle du voile :

« … Je me retenais toutefois de penser que l’archange Gabriel eût pu s’attarder sur des tenues vestimentaires ou des effets d’élégance féminine, dans ses révélations au Prophète. N’était-ce même grotesque de concéder à Dieu un thème aussi futile ? Comment pouvait-on croire que Dieu eût pu s’éterniser sur un problème aussi frivole pour jauger la valeur de la vertu de l’homme sur terre. »

J’ai découvert cet essai fictionnel grâce à une opération masse critique spéciale pour laquelle je remercie Babelio et l’éditeur Iggy Book qui a eu la gentillesse de m’envoyer les deux tomes.

 

 

Extraits

 

J’ai choisi des extraits relativement neutres de manière à ne pas heurter les esprits.

 

Il faut dire que les rigoristes de l’Islam ont toujours bien soin de choisir ce qui est bien aise à la vertu de l’homme musulman ; je me suis laissé allé à penser qu’à défaut de mettre un voile sur leurs pensées honteuses, voilà qu’ils le préféraient sur leurs épouses.

 

Elle parlait parfaitement le dialecte égyptien avec un léger accent qu’on a du mal à définir et qui souvent dénote chez un être un parfum d’exil. Elle disait malicieusement que le grec était sa langue paternelle, l’arabe celle de l’exil et le français sa langue d’adoption.

 

Parce que l’essence même du Coran, son origine divine, se manifesterait dans ses versets, dès lors une simple récitation est suffisante pour s’imprégner de sa nature divine : nul besoin pour le croyant de tenter de comprendre le texte.

 

Je retenais toutefois que la Sunna fût bâtie sur des fondations qui suscitent une grande prudence quant à leur vraie nature et leur finalité religieuse. Car ici où elle comptait éclairer la foi du croyant, elle l’inclinait habilement vers sa doctrine ; là où elle avait la prétention d’interpréter le message divin, elle codifiait selon ses propres normes.

 

Les religions ont si souvent été à la confluence des tensions entre les peuples, à l’origine de guerres et de massacres, qu’il est permis de s’interroger sur le mérite de la foi pour l’avenir du genre humain.

 

L’allusion aux langues, somme toute assez fréquente, n’est pas un compliment aux Etats-Unis. Être bilingue est tout juste distrayant (les Américains utilisent le néologisme « distraction ») rien de plus ; être trilingue est une vraie perte de temps, parfaitement inutile ; en général, on ne donne pas de boulot au polyglotte que l’on tient fréquemment pour futile…

… Dans ce pays, la personne cultivée, le touche-à-tout n’est rien tant qu’un expert en rien…

 

Elle préférait le voussoiement au vouvoiement, me disait-elle, car il est lexicalement et morphologiquement plus exact ; celui-ci n’étant selon ma mère, qu’un néologisme un peu primitif et bien trop ordinaire, et elle se trompait rarement lorsqu’il s’agissait de ne pas écorcher une si belle langue.

 

Quand le « Monde arabe » islamise ses sociétés et exporte sa population, l’Occident déchristianise et exporte sa science et son progrès économique. J’en suis la preuve ; comment ne pas en convenir ? Qu’importe la méthode, ou la stratégie quand il faut se conformer aux exhortations du Prophète ?

 

L’islam fait mauvais ménage avec l’art, ce mode d’expression de la beauté et de la générosité de l’âme, la catharsis des sentiments, l’inspiration de la nature humaine, la révélation et les dons de Dieu, cette manifestation des qualités et idéaux divins.

 

 

Lu en mars 2019