Petit voyage en Inde, aujourd’hui et première immersion dans l’univers de l’auteure, avec ce roman :

Résumé de l’éditeur :
Au Nord de l’Inde, dans une ville pauvre de l’Uttar Pradesh, se trouve La Ruelle où travaillent les prostituées. Y vivent Gowri, Kavita, Bholi, ainsi que Veena, et Chinti, sa fille de dix ans. Si Veena ne parvient pas à l’aimer, les femmes du quartier l’ont prise sous leur aile, surtout Sadhana. Elle ne se prostitue pas et habite à l’écart, dans une maison qu’occupent les hijras, ces femmes que la société craint et rejette parce qu’elles sont nées dans des corps d’hommes. Ayant changé de sexe et devenue Guru dans sa communauté, Sadhana veille sur Chinti.
Leurs destins se renversent le jour où l’un des clients de Veena, Shivnath, un swami, un homme de Dieu qui dans son temple aime se faire aduler, tombe amoureux de Chinti et la kidnappe. Persuadé d’avoir trouvé la fille de Kali capable de le rendre divin, il l’emmène en pèlerinage à Bénarès. Comment se douterait-il que sur ses pas, deux représentantes des castes les plus basses, une pute et une hijra, Veena et Sadhana, sont parties pour retrouver Chinti, et le tuer ?
Des bas-fonds de l’Inde où les couleurs des saris trempent dans la misère à sa capitale spirituelle, Ananda Devi nous entraîne dans un roman haletant et riche pour fouiller, à sa manière, les questions brûlantes de notre époque : la place des femmes et des transsexuels, le règne des hommes et la sororité ; les folies de la foi, la pédophilie ; la religion, la colère et l’amour. Avec son style incisif et poétique, elle brise le silence des dieux pour faire entendre et résonner le cri de guerre des femmes – le rire des déesses.
Ce que j’en pense :
Veena est une prostituée comme tant d’autres qui vit dans « La Ruelle », dans un taudis. Elle a eu une fille dont elle ne voulait pas et pour nier son existence, vue l’absence d’avenir qui la guette, elle ne lui a même pas donné de nom.
A 9 ans, l’enfant qui a grandi tant bien que mal dans cet univers sordide, rabrouée par sa mère, mais un peu choyée quand même par les autres prostituées, observe derrière une fente, dans le réduit où elle est cachée pour ne pas susciter la convoitise de hommes, ce que ceux-ci font subir à sa mère, telle une fourmi, qui passe inaperçue. Elle décide de s’appeler Chinti, c’est-à-dire fourmi.
Dans la maison d’en face, vit Sadhana, jeune homme transgenre qui a dû fuir sa famille maltraitante (il est une honte pour eux !). Recueillie par d’autres « Hijra » comme elle, elle se fait émasculer… ce qui donne une scène terrible. Sadhana s’attache à la petite fille.
Shivnath est un homme de Dieu, un Swami, qui entre jeûne et ascèse va voir les prostituées et Veena et sa colère lui plaisent bien, quel plaisir de les dompter ! mais, il est plutôt du genre « fou de Dieu » et pédophile : quand il voit Chinti pour la première fois, il en tombe amoureux, (traduire pas la mettre dans son lit, bien sûr). Tellement mégalo qu’il s’est fait construire une statue gigantesque (le représentant lui-même bien sûr) dans son temple où l’or coule à flots. Il si bien su manipuler les gens, surtout les riches que tout le monde le craint.
Pour arriver à ses fins, après des travaux d’approche qui lui ont permis de faire croire à la fillette qu’il lui prête l’attention que sa mère ne lui porte pas, il décide de prouver à tout le monde qu’elle est une réincarnation de Kali et il organise un pèlerinage à Bénarès pour le prouver à tout le monde et surtout arriver à ses fins.
Quand le danger s’approche de Chinti, Veena et Sadhana avec leurs compagnes de misère vont unir leurs forces pour empêcher le pire.
J’ai choisi de découvrir ce roman car l’Inde est un pays que j’aime malgré son système de castes, le statut qu’elle réserve aux femmes, des transgenres, ses inégalités depuis des lustres. Et, on ne peut pas dire que les choses se soient arrangées pour elles avec l’arrivée au pouvoir d’un intégriste hindouiste. J’aime ce pays dont je connais un peu quelques régions, mais je ne baigne pas dans l’angélisme à son sujet.
Ce roman m’a saisie aux tripes, j’ai ressenti la colère de Veena, et aimé sa transformation au cours des évènements, j’ai eu envie de trucider maintes fois ce religieux cinglé pédophile qu’est Shivnath… Les intégristes de tout poil me hérissent, ce n’est pas nouveau et on en trouve hélas dans toutes les religions. « La religion est l’opium du peuple » comme l’a dit si justement qui vous savez…
J’aime la manière dont l’auteure évoque les pèlerinages, avec notamment cette phrase :
« Les pèlerinages n’ont jamais conduit vers autre chose que soi – un soi blessé, tourmenté par les visions qui dansent hors de notre portée, par nos rêves faussés. Les pèlerinages mettent à nu nos échecs, nos mirages. Ils sont l’éternel piétinement de ce rien qui nous réclame, nous aspire, nous noie : la mort vers laquelle tout le monde chemine, et rien d’autre. Aucune promesse d’un bonheur quelconque tandis que nos pieds creusent notre propre tombe. »
Le statut (enfin l’absence de statut) des Hijras m’a beaucoup touchée et notamment le personnage de Sadhana, sa vie, sa souffrance et sa capacité d’amour. On se sent proche, en tant que femme, de ce qu’elles vivent ainsi que les prostituées, tandis que résonne, comme un cri de guerre, le rire des déesses, joli titre soit dit en passant…
Ananda Devi décrit très bien la situation des femmes dans ce pays, avec une écriture imagée, on sent les odeurs, l’encens, les fruits autant que les ordures, on perçoit la ferveur lors du pèlerinage vers Bénarès et la purification dans le Gange et à côté ces pèlerins qui ne perdent jamais une occasion de profiter des prostituées. Où sont passées la dévotion ? La purification ?
Un grand merci à NetGalley et aux éditions Grasset qui m’ont permis de découvrir ce roman et la plume de son auteure dont je lirai probablement les autres livres si ma PAL me la permet.
#Leriredesdéesses #NetGalleyFrance
8/10
L’auteure :
Ethnologue et traductrice, Ananda Devi est née à l’île Maurice. Auteur reconnue, couronnée par le Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises en 2014, elle a publié des recueils de poèmes, des nouvelles et des romans, notamment Ève de ses décombres (prix des Cinq Continents, prix RFO, Gallimard, 2006), Le sari vert (prix Louis Guilloux, Gallimard, 2009), et dernièrement Manger l’autre (Grasset, 2018).
Extraits :
Rien ne révèle la beauté aussi parfaitement que l’annonce d’une fin imminente. Bénarès est la ville de la fin, de toutes les fins. Ici, on abandonne aussi bien les espoirs que les terreurs…
Les hommes sont simples à lire. Les filles, elles, le sont moins, mais elles sont infiniment pliables. C’est presque la même chose. Elles savent cacher leurs pensées, réprimer leurs instincts et, surtout, survivre.
Le ressentiment de Veena s’est ainsi intensifié de jour en jour. Mais, elle ne sait pas par quelle voie l’évacuer, pour peu que cela soit possible. Comment faire sortir de soi une telle fureur ? Cette cascade, cet océan, ce séisme ? Impossible ! Elle dort avec, vit avec, respire avec.
Leur existence est une longue suite d’abandons. Pas besoin de mots, ni de larmes, ni de nom. Peut-être l’existence de la petite est-elle le symbole de leur destinée : mourir en faisant semblant de vivre.
S’il y a des hommes dont on ne peut pas dire qu’ils sont civilisés, ce sont les hommes de Dieu.
Chinti acquiert une personnalité toute neuve. Elle sera celle qui se glissera dans les interstices, verra tout et ne sera vue de personne.
La possibilité du choix : le grand pouvoir des hommes.
Grâce à cette pièce, à cet écrin précieux, Shivnath est parvenu à se diviniser de son propre vivant, sans que cela choque qui que ce soit. Au contraire, les croyants se prosternent aussi volontiers devant sa statue que devant celle des autres. D’ailleurs, la religion hindoue a depuis toujours été une religion inclusive, syncrétique, prête à accepter tous les prophètes et les saints et à leur faire une place dans sa hiérarchie infiniment complexe.
Oh, ce rire ! C’est lui qui les reconstruit et les rassemble, ce rire de la colère et de la nuit, des rêves détruits et des espoirs amputés : il est leur seul pouvoir.
Ce pays a trop de tout : d’hommes, de femmes, d’enfants, de pauvres, de faibles, d’animaux, d’insectes, de tristesses, de mémoires, d’histoires, d’illusions. Long fleuve de corps abandonnés, rendus inutiles par cet inconcevable excès : tout y existe et tout y est détruit. Tout y est donc dispensable…
Mais, lorsqu’elles perçoivent la présence de Chinti, une autre musique se fait entendre : son rire d’enfant qui triomphe de toutes les peurs, vient à bout de toutes les tristesses.
Les autres femmes de la Ruelle deviennent ainsi des mères de substitution ; ou peut-être est-ce Chinti qui finit par devenir leur ange gardien ? Qu’importe. L’obscurité qui les entoure se dissipe à son passage. C’est pour cela qu’elles l’aiment.
Aujourd’hui, Kali est devenue une divinité comme une autre, un prétexte, soyons francs, un symbole qui rassemblent les imbéciles et permet de maîtriser les foules.
Ce que nous refusions d’appeler émasculation n’est était pas moins un traumatisme dont peu se remettent entièrement. Notre culture et nos rituels nous apprenaient à renaître et à redevenir. Mais le corps lui, s’accrochait à ce passé et refusait de lâcher prise…
Les gens croient que nos vêtements, nos cheveux, notre maquillage, nos bijoux sont un déguisement ; mais non : seul le corps hérité à la naissance est un déguisement dont nous tentons de nous débarrasser.
Il n’y a rien de plus faux que la sainteté des hommes dits saints, et ça, Shivnath ne le sait que trop bien. Les êtres vraiment saints ne le crient pas sur tous les toits, ils risqueraient de mourir sur une croix.