« L’empreinte » de Karel Capek

Je vous parle aujourd’hui d’une nouvelle originale et très peu connue, que j’ai découverte à l’occasion du challenge « le mois de l’Europe de l’Est » :

Ce que j’en pense :

Boura marche sur la route, dans la neige laissant derrière lui la trace de ses pas. En face arrive un autre homme qui laisse ses traces de l’autre côté, en sens inverse. Lorsqu’ils se croisent, leur attention est attirée par une empreinte isolée dans le champ d’à côté.

Une seule empreinte, un pied énorme, le talon tourné vers la route… à qui appartient-elle ?

Les deux hommes essaient de creuser un peu la neige fraîche pour voir s’il y a une autre trace et non, rien. 

On assiste ainsi à des échanges entre les deux hommes, car vue la taille de l’empreinte, il faudrait avoir des « bottes de sept lieues », l’un d’eux évoque Gulliver. Quoi qu’il en soit, aucune interprétation naturelle ne peut expliquer le phénomène.

Et c’est une chose terrible que d’avoir la certitude qu’on se trouve en face d’un pas de cette voie et de ne pas pouvoir la suivre. »

Quelques mois plus tard, Boura doit faire une conférence devant la Société Aristotélique, mais au bout d’un moment, les idées s’embrouillent et il n’a plus envie d’expliquer à l’auditoire ce qu’est la Vérité, les questions qu’on lui pose l’insupportent et il interrompt la conférence, sous les huées du public. Un des auditeurs le suit et engage la conversation…

Cette nouvelle qui comporte une trentaine de pages, écrite en 1917, est avant tout un conte philosophique ; elle explore en fait, les notions de Vérité, de Liberté, de miracle, résurrection, et les traces qu’on laisse derrière soi, dans la neige mais aussi dans la vie, la brièveté et le sens de la vie, son côté absurde parfois, ce qui relève de la raison et ce qu’on ne peut expliquer de manière rationnelle, ou encore la religion…  

A part Milan Kundera et Vaclav Havel, je connais très peu la littérature tchèque, mais avec ce challenge « Le mois de l’Europe de l’Est »ma liste s’agrandit….

Un grand merci, une nouvelle fois, au site bibliotheque-russe-et-slave.com qui m’a permis de découvrir cette œuvre méconnue de l’auteur et qui est d’ailleurs ma première incursion dans son univers. Je retiens déjà « La mort d’Archimède » pour le challenge 2022 …

Il semblerait que cette nouvelle fasse partie du recueil « Contes d’une poche et d’une autre poche ».

Elle entre également dans le cadre du challenge »les textes courts ».

8/10

L’auteur :

Karel Čapek (1890-1938) est l’un des plus importants écrivains de Tchécoslovaquie du XXe siècle.

Il fait ses études secondaires à Hradec Králové, qu’il doit quitter pour Brno à la suite de la découverte du cercle antiautrichien dont il faisait partie. Il étudie à la faculté de philosophie de l’Université Charles à l’Université de Friedrich Wilhelm à Berlin et à la faculté des lettres de l’université de Paris. Sa thèse, soutenue en 1915, porte sur Les méthodes esthétiques objectives en référence aux arts appliqués.


Il est réformé en raison de problèmes de dos qui lui poseront problème toute sa vie, et dispensé de participer aux combats lors de la Première Guerre mondiale qui néanmoins l’influença et l’inspira. En 1917, il est tuteur du fils du comte Lazansky puis journaliste pour les journaux « Národní listy » (1917–1921), « Nebojsa » (1918–1920), « Lidové noviny » (depuis 1921).


Dans les années 1925–1933, il est président du PEN club tchécoslovaque. Le 16 août 1935, il se marie avec l’actrice Olga Scheinpflugova, rencontrée à l’été 1920.


Il publie d’abord des contes philosophiques, puis aborde le théâtre avec des drames, notamment « R. U. R. » (Rossum’s Universal Robots) (1921), où des robots (mot créé par lui) se révoltent contre leurs créateurs.


Dans la même veine, il écrit d’autres pièces (« Le Dossier Makropoulos », 1922) et des romans (« La Fabrique d’absolu », 1922 ; « La Guerre des salamandres », 1936), puis aborde le roman psychologique avec une trilogie : « Hodural » (1933), « Le Météore » (1934) et « La Vie simple » (1934).
Auteur antitotalitaire, il avait publié un article, « Pourquoi je ne suis pas communiste », en 1924.

En 1938, l’annexion des Sudètes suite aux accords de Munich par les troupes nazies affecte profondément le démocrate nationaliste qu’il est ; sa santé se détériore rapidement et il meurt de pneumonie le 25 décembre de la même année à Prague.


Il est le troisième sur la liste de la Gestapo des personnes à arrêter et seule sa mort précoce le délivre du destin tragique qui l’attendait.

Extraits :

L’incipit tout d’abord, pour mettre dans l’ambiance :

Paisiblement, sans fin, la neige tombait sur le paysage gelé.

« Avec la neige, c’est toujours le silence qui tombe, songea Boura qui s’était abrité dans une baraque. »

Il éprouvait une impression à la fois solennelle et mélancolique, car il se sentait isolé au milieu de la campagne qui s’étendait au loin. Devant ses yeux, la terre se simplifiait, s’unifiait et s’élargissait, ordonnée en vagues blanches ; elle n’avait encore été marquée d’aucune des traces confuses de la vie. Finalement, la danse des flocons, unique mouvement dans ce silence solennel, se raréfia et s’arrêta.

Hésitant, le pèlerin enfonce ses pieds dans la neige immaculée et il lui semble étrange d’être le premier à tracer par la campagne la longue chaîne de ses pas. Mais quelqu’un passe sur la grand-route, en sens inverse, noir, avec des taches blanches de neige ; deux lignes de pas courront parallèlement, se croiseront et apporteront le premier trouble humain à ce tableau intact et pur.

Celui qui arrive s’arrête ; sa barbe est couverte de neige ; avec attention, il regarde quelque chose, là, à côté de la route. Boura ralentit le pas et tourne ses regards scrutateurs dans la même direction ; les deux lignes de pas se rencontrent et s’arrêtent l’une à côté de l’autre.

« Voyez-vous cette empreinte, là-bas ? demanda l’homme en désignant une empreinte de pied à quelque six mètres du bord de la grand-route, où ils se tenaient tous les deux.

— Parfaitement ; c’est une trace d’homme.

— Oui, mais d’où diable vient-elle ? »

« Quelqu’un aura passé par là », allait répondre Boura, mais il s’arrêta, interdit ; l’empreinte du pied était isolée au milieu d’un champ ; il n’y en avait pas d’autre ni devant, ni derrière ; elle était nette et précise sur la surface blanche de la neige, mais aucun pas ne conduisait vers elle ni ne s’en éloignait.

« Comment cela peut-il se faire ? dit-il étonné, et il fit un mouvement pour s’en approcher.

— Attendez, l’arrêta l’autre, vous allez faire tout autour des empreintes inutiles et tout embrouiller.

C’était réellement l’empreinte d’un gros soulier de forme américaine, très large de semelle, avec cinq forts clous au talon. La neige avait été comprimée proprement, elle était lisse ; il ne portait pas trace de flocons légers et frais ; donc, l’empreinte avait été faite après la chute de neige. Elle était profonde et énergique ; la charge qui avait pesé sur cette semelle devait être supérieure à celle que représentait chacun des deux hommes penchés sur l’empreinte. L’hypothèse de l’oiseau à la chaussure s’évanouit dans le silence.

Lu en mars 2021

« La métamorphose » de Franz Kafka

Retour à un classique aujourd’hui avec cette nouvelle :

 

La métamorphose de Franz Kafka

 

Résumé de l’éditeur :

 

Lorsque Gregor Samsa s’éveille, un matin, après des rêves agités, il est bel et bien métamorphosé. Doté d’une épaisse carapace d’où s’échappent de pitoyables petites pattes!

Lugubre cocasserie ? Hélas, ultime défense contre ceux, qui, certes, ne sont pas des monstres mais de vulgaires parasites… Les siens. Père, mère, sœur, dont l’ambition est de l’éliminer après avoir contribué à l’étouffer…

 

Ce que j’en pense

 

Jeune représentant de commerce, Gregor Samsa, se réveille un matin dans son lit et se rend compte qu’il ne peut pas bouger : il s’est métamorphosé en insecte. Malgré ses efforts, il n’arrive pas à se lever et donc ne peut pas se rendre à son bureau. Or c’est lui qui fait vivre sa famille.

Comment s’adapter, apprendre simplement à se mouvoir dans ce nouveau corps, alors qu’il a toute sa tête ; il est capable de raisonner mais ne peut plus parler. Il est enfermé dans son corps, et toute communication avec l’entourage devient de plus en plus difficile.

Il se retrouve enfermé aussi au sein de sa propre famille ; sa sœur, ses parents le regardent avec horreur, répulsion ; il faut le cacher à tout prix, ne pas révéler son état aux autres. Peu à peu, ils finissent par se demander même si on doit le nourrir.

Le rejet s’installe de plus en plus profondément, surtout son père de naturel violent qui veut à tout prix l’exterminer et ne réussit qu’à le blesser, blessure qui s’infecte…

Kafka nous raconte, sous la forme d’une étrange fable, non seulement la métamorphose physique du héros, mais aussi celle de sa famille, qui devient de plus en plus intolérante à sa différence. Dans un premier temps, on cache ce qu’on ne veut pas voir (ou ce qu’on ne veut pas que les autres voient) par crainte du jugement, puis on tente de tolérer et pour finir on tente d’éliminer le gêneur…

On pense aussi, en lisant ce livre, à la manière dont on pourrait réagir, soi-même devant une telle situation, ferait-on comme eux ou serait-on capable de compassion et d’amour ?

J’ai beaucoup aimé cette nouvelle, le style de Kafka qui nous entraîne dans un voyage en « Absurdie », mais en posant des questions importantes sur le bien et le mal, la cruauté, la trahison, le matériel face au spirituel, sur la société en général, et aussi sur  la relation père-fils: dans cette famille, on se demande qui est le plus « misérable », le plus bestial : Gregor en cloporte, ou eux.

Franz Kafka pousse son lecteur à réfléchir aussi sur la notion de handicap; en effet, doit-on faire disparaître l’individu qui n’est plus productif ? On emploie souvent le terme de parasite dans nos sociétés capitalistes…

Cette nouvelle a été écrite en 1912, et étrangement elle m’a fait penser à une phrase de Goebbels : « je ne hais pas les juifs, on ne hait pas les cafards, on les écrase! »

J’ai lu « Le Procès » à l’adolescence et ce roman m’avait beaucoup marquée déjà. J’ai encore « Le château » et « Lettre au père » dans ma PAL…

Merci au site ebooksgratuits.com , grâce auquel j’ai pu lire cette nouvelle.

 

 

Extraits

 

Quelque énergie qu’il mît à se jeter sur le côté droit, il tanguait et retombait à chaque fois sur le dos. Il dut bien essayer cent fois, fermant les yeux pour ne pas s’imposer le spectacle de ses pattes en train de gigoter et il ne renonça que lorsqu’il commença à sentir sur le flanc une petite douleur sourde qu’il n’avait jamais éprouvée.

 

Mais dans le même temps, il n’omettait pas de se rappeler qu’une réflexion mûre et posée vaut toutes les décisions désespérées.

 

Pour lui, déjà l’entrée de sa sœur était terrible. A peine était-elle dans la chambre que, sans prendre le temps de refermer la porte, si soucieuse qu’elle fût par ailleurs d’épargner à tout autre le spectacle qu’offrait la pièce de Gregor elle courait jusqu’à la fenêtre et, comme si elle allait étouffer, l’ouvrait tout grand avec des mains fébriles.

 

Afin de lui éviter même cela, il en entreprit un jour – il lui fallut quatre heures de travail – de transporter sur son dos jusqu’au canapé le drap de son lit et de l’y disposer de façon à être désormais complètement dissimulé au point que sa sœur même en se penchant, ne pût pas le voir.

 

Elles étaient en train de lui vider sa chambre ; elles lui prenaient tout ce qu’il aimait ; déjà la commode contenant la scie à découper et ses autres outils avait été emportée ; elles arrachaient à présent du sol où il était presque enraciné le bureau où il avait fait ses devoirs quand il était à l’école de commerce, quand il était au lycée, et même déjà lorsqu’il était à l’école primaire.

 

Je ne veux pas, face à ce monstrueux animal, prononcer le nom de mon frère, et je dis donc seulement : nous devons tenter de nous en débarrasser. Nous avons tenté tout ce qui était humainement possible pour prendre soin de lui et le supporter avec patience ; je crois que personne ne peut nous faire le moindre reproche.

 

Il repensa à sa famille avec attendrissement. L’idée qu’il devait disparaître était encore plus ancrée, si c’était possible, chez lui que chez sa sœur.

 

Lu en janvier-février 2019