« Poussière dans le vent » de Leonardo Padura

Cela doit faire une semaine, au moins, que je peaufine la chronique du livre dont je vais tenter de parler aujourd’hui, ce fût presque plus rapide de le lire, et pourtant j’ai fait durer le plaisir :

Résumé de l’éditeur :

Ils ont vingt ans. Elle arrive de New York, il vient de Cuba, ils s’aiment. Il lui montre une photo de groupe prise en 1990 dans le jardin de sa mère. Intriguée, elle va chercher à en savoir plus sur ces jeunes gens.

Ils étaient huit amis soudés depuis la fin du lycée. Les transformations du monde et leurs conséquences sur la vie à Cuba vont les affecter. Des grandes espérances jusqu’aux pénuries de la « Période spéciale » des années 90, après la chute du bloc soviétique, et à la dispersion dans l’exil à travers le monde. Certains vont disparaître, certains vont rester, certains vont partir.

Des personnages magnifiques, subtils et attachants, soumis au suspense permanent qu’est la vie à Cuba et aux péripéties universelles des amitiés, des amours et des trahisons.

Depuis son île, Leonardo Padura nous donne à voir le monde entier dans un roman universel. Son inventivité, sa maîtrise de l’intrigue et son sens aigu du suspense nous tiennent en haleine jusqu’au dernier chapitre.

Ce très grand roman sur l’exil et la perte, qui place son auteur au rang des plus grands écrivains actuels, est aussi une affirmation de la force de l’amitié, de l’instinct de survie et des loyautés profondes.

Ce que j’en pense :

Le livre s’ouvre sur la rencontre de deux jeunes gens, Adela et Marcos, âgés d’une vingtaine d’années qui sont tombés amoureux.

Adela Fitzberg est née à New-York, d’un père psychanalyste qui a fui la dictature argentine et d’une mère, Loreta, vétérinaire Cubaine en exil qui rejette systématiquement tout ce qui a trait à son île natale.

Marcos vient de quitter Cuba pour tenter sa chance, gagner sa vie le mieux possible à Miami, chacun fuit pour une raison qui lui est propre…

Ils se sont rencontrés parce que Adela a décidé de faire des études de lettres hispaniques et a choisi une université à Miami au grand dam de sa mère. On imagine la réaction de cette dernière quand elle lui a annoncé leur décision de vivre ensemble : elle a disparu de la circulation, purement et simplement.

Un jour, Adela tombe sur une photographie de la famille de Marcos et de leurs amis, prise lors d’un anniversaire et une jeune femme enceinte attire son attention car il s’agit probablement de sa mère. Et l’histoire peut commencer.

Retour à Cuba, où le communisme (le castrisme) bat son plein, des amis sont réunis à la villa Fontanar qui appartient à Clara, ingénieure et son mari Dario, neurochirurgien et leurs deux enfants Marcos et Ramsès. Il y a là Irving, et son compagnon Joël, Elisa Correa, fille de diplomate ayant beaucoup voyagé et son époux Bernardo, Horacio, docteur en physique, dont lepère Renato a fui Cuba dès la révolution, et Walter, artiste peintre ayant étudié à Moscou dont il s’est fait renvoyer, Liuba et son mari Fabio. Ils constituent « le Clan ».

On fête l’anniversaire de Clara et la préparation du départ de Dario en Espagne, alors que Walter, persécuté qui se dit espionné par le gouvernement tente de persuader Dario de l’aider à fuir.

Le lendemain, Walter est retrouvé mort : il se serait suicidé en sautant d’un toit. Mais, cela semble étrange donc, vont survenir les interrogatoires musclés, notamment pour Irving, homosexuel donc forcément louche. Et, tout aussi étrange, Elisa disparaît sans rien dire à personne.

L’URSS est en train de s’effondrer, exit le mur de Berlin, donc Cuba perd un allié de poids et va sombrer dans la pauvreté, la faim, car tout manque, malgré « les longues queues » qu’il faut faire pour trouver quelque chose à manger ou autres denrées de première nécessité.

Tout le monde finit par s’exiler : Dario à Barcelone, en 1990, puis Irving et Joël à Madrid, Horacio à Miami en 1994, puis San Juan, Liuba et son époux Fabio, à Buenos Aires, obligés de laisser derrière eux leur fille Fabiola…

Bien-sûr, on se demande si Elisa et Loreta sont une seule et même personne, et si oui, qui est le père d’Adela ? mais également qui est a trahi qui ? Walter s’est-il suicidé ou a-t-il été assassiné ? Mais, le roman va beaucoup plus loin…

Leonardo Padura nous raconte les liens qui se sont formés entre tous les membres du Clan, leur évolution, comment ils sont arrivés à se construire une autre vie, et à travers chacune de ces vies, on se rend compte que chacun détient une part de la vérité, sur Elisa, sur son père, fonctionnaire en vue du régime, sur Walter et c’est ce qui fait la force du récit, avec en fond sonore cette chanson de Kansas :

« Poussière dans le vent,

Nous ne sommes que de la poussière dans le vent. »

Et, encore et toujours cette même phrase lancinante, autant que la chanson de Kansas, « que nous est-il arrivé ? »

Leonardo Padura parle tellement bien de l’exil (vous savez à quel point ce thème m’est cher !), de la difficulté de se reconstruire ailleurs, car on ne se sent chez soi nulle part, comme Dario qui milité pour l’indépendance de la Catalogne, pour pouvoir avancer, alors qu’il a réussi sa nouvelle vie, ou comme Irving qui ne supporte pas la chaleur de Madrid, comme si le soleil n’était supportable qu’à Cuba.

Il évoque la douleur de partir alors que les autres restent comme si on les abandonnait lâchement, et aussi le pourquoi : pourquoi certains partent alors que d’autres décident de rester et voient les départs successifs telle Clara qui voit partir son mari, Dario puis ces deux fils, l’un après l’autre. Les premiers sont partis pour des raisons surtout politiques et pour avoir la liberté, ou encore à cause de la peur, alors que pour les plus jeunes, il s’agit surtout de raisons financières, s’acheter une voiture par exemple…

L’analyse de la situation économique et sociale de Cuba est terrible : les hôpitaux à l’agonie, les prescriptions de bilans biologiques gratuits certes, mais il n’y a plus de réactifs, pour les réaliser. On assiste à l’effondrement d’une idéologie à laquelle beaucoup ont cru avec enthousiasme, avec l’envie de participer à l’effort de créer une nouvelle société, plus égalitaire, mais corruption, suspicion, surveillance ont fini par faire des ravages.

Une scène émouvante : le repas où ils se retrouvent tous pour fêter l’anniversaire de Clara et le départ de Dario, que Ramsès leur fils est chargé de « fixer sur la pellicule » alors que chacun a le moral au plus bas. Quand se reverront-ils, s’ils se revoient un jour ?

« La fête se déroula, et ils burent, chantèrent, s’amusèrent parce qu’ils avaient besoin de boire, de chanter et de s’amuser pour ne pas pleurer ou se couper les veines. »

Il y a longtemps que je veux découvrir les romans de Leonardo Padura dont deux sont dans ma bibliothèque depuis un bon moment : c’est la lecture de « Viva » de Patrick Deville sur l’assassinat de Trotski qui m’a orientée vers « L’homme qui aimait les chiens » et plus tard « Hérétiques » … Le coup de cœur que je viens d’avoir pour « Poussière dans le vent » va me permettre de précipiter les choses…

L’écriture est très belle, pleine de poésie, de sensibilité, et de lucidité, pour évoquer la douleur l’exil, l’émigration, la désillusion, la nostalgie, le retour fantasmé…

Vous l’avez compris, j’ai vraiment adoré ce roman, pavé de 600 pages environ, que j’ai fait durer le plus possible, alors que la lecture était addictive.J’ai encore des étoiles plein les yeux…J’espère ne pas avoir trop radoté, sous l’effet de l’émotion! en résumé: il faut le lire…

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Métailié qui m’ont permis de découvrir ce roman et de me plonger enfin dans l’univers d’un auteur magistral.

#Poussièredanslevent #NetGalleyFrance

L’auteur :

Leonardo PADURA est né à La Havane en 1955 où il vit. Diplômé de littérature hispano-américaine, il est romancier, essayiste, journaliste et scénariste pour le cinéma. Traduit dans 15 pays, best-seller en Espagne et en Amérique latine, il fait partie des grands noms de la littérature mondiale.

Pour l’ensemble de son œuvre, il a reçu le prix Raymond Chandler en 2009, le Prix national de littérature cubain en 2012, et le prestigieux prix Princesse des Asturies en 2015.

On lui doit notamment : L’homme qui aimait les chiens, L’automne à Cuba, Les brumes du passé, Hérétiques…

Extraits :

La réaction disproportionnée de sa mère lui semblait absurde, déplacée, excessive. Que Loreta ne veuille rien savoir de Cuba ni des Cubains relevait de son libre arbitre et elle pouvait le respecter, mais cela ne l’autorisait pas à critiquer de cette façon la décision d’Adela, qui avait passé l’âge de solliciter la bénédiction de ses parents pour prendre des décisions sur sa vie, à plus forte raison s’agissant de sa vie sentimentale. Mais, pourquoi cette aversion, cette répulsion viscérale envers tout ce qui avait trait à son pays d’origine ?

Une mauvaise année (1990) qui allait rapidement briser tout ce qui semblait solide et qui surpasserait dans les grandes largeurs les pires prédictions.

Quelque chose s’était brisé, et il (Irving) avait eu très vite la conviction qu’il s’agissait d’une cassure définitive. Ils en étaient arrivés au point où ceux d’alors ne redeviendraient plus jamais les mêmes ni la même chose ? C’était plus ou moins ainsi qu’un poète l’avait formulé. Et c’était ainsi qu’Irving le voyait.

Une gigantesque incertitude recouvrait tout, tandis qu’un monde connu et ordonné se défaisait. Le présent les asphyxiait avec ses pénuries et ses dilemmes douloureux, et l’avenir s’estompait dans un brouillard impénétrable…

Un mélange explosif de joie et de tristesse habitait Irving. Mais il se sentait poussé, par-dessus tout, par une détermination plus puissante que le sentiment d’appartenance ou de déracinement, que la famille ou les amis : le désir de vivre sans peur.

Il sentait que sa condition d’exilé, d’émigré ou d’expatrié – peu importe, le résultat pour lui était le même – l’avait empêché de penser même à un bref retour et l’avait condamné à vivre à vivre une existence amputée, qui lui permettait d’imaginer un avenir où il ne pouvait pas se défaire du passé qui l’avait mené jusque-là et à être qui il était, ce qu’il était et comme il était. La conviction de ne plus jamais avoir d’appartenance ne le quittait jamais.

… Retourner pour la première fois depuis plus de dix ans dans ce pays lointain appelé l’Argentine, le même dont il (Bruno) était parti épouvanté par la capacité des humains à créer de la terreur et où il n’était revenu que pour y amener quinze jours sa fille adolescente… « en fait j’ai peur de tout…Je crois que j’ai plus peur qu’avant. Je sens que je ne suis plus de là-bas, mais qu’aussi je ne peux être de nulle part ailleurs.

Renato (le père d’Horacio), qui avait fait ses études aux États-Unis à l’orée des années 1950, considérait le communisme comme une aberration politique et pensait que, dans un pays communiste, même s’il était un homme paisible, il ne pourrait avoir que deux destins : la prison ou le peloton d’exécution.

Les exilés étaient des apatrides, et la Patrie, incarnée par la Révolution, devait toujours être au-dessus de tout, y compris de la famille.

Plus que des exilés, tous deux (Horacio et son beau-père) avaient la complicité des réfugiés perpétuels, nourris de la mémoire affective et de la douce illusion d’un rêve de retour. Vivants ou morts.

Quel pouvoir Elisa avait donc sur elle (Clara) pour la déstabiliser à ce point et pour avoir, avec sa disparition, provoqué un tel sentiment de perte et de vide, ce qu’elle n’éprouverait pas ensuite avec l’absence de Dario ?

J’ai découvert que si je me soûlais la gueule, que si, depuis dix ans, j’ai été plus souvent inconscient que lucide, c’est parce que je refusais de penser. Aussi simple que ça. Et je refusais de penser parce que la sobriété peut être un état horrible pour quelqu’un comme moi qui se rend compte qu’il n’a rien à quoi se raccrocher. (Bernardo)

Pourquoi étaient-ils si nombreux à partir ? Tous savaient que, même en rêves, malgré leurs efforts et leurs talents, ils ne seraient jamais ni riches ni vraiment puissants, si telles étaient au bout du compte les aspirations secrètes qui les encourageaient depuis le fond de leurs âmes. Clara pouvait comprendre les motivations de chacun d’eux, y compris les aspirations à la richesse économique.

Mais l’autre face de la question l’obsédait aussi, parfois encore plus, et compliquait ses conclusions : pourquoi d’autres restaient-ils ? Pourquoi, alors qu’il y en avait tellement qui partaient, des centaines de milliers d’autres restaient-ils ? Pourquoi Bernardo ? Pourquoi elle et d’autres comme elle ?

Une fracture profonde avait fini par les éparpiller dans toutes les directions, après des décennies parcourues en sens unique, suivant le chemin que d’autres leur avaient tracé, assigné. Et qu’ils avaient suivi, presque toujours sans objections, car il n’y avait pas de place pour l’objection, seulement pour l’obéissance…

En fait, ce n’était pas être accepté comme Catalan qui lui importait, en fait il voulait seulement devenir autre chose, un autre Dario, Catalan ou Martien, c’était pareil, mais toujours plus loin du Dario original. Enterrer le passé, compter les gains, jamais les pertes. Écraser tout soupçon de nostalgie. Quel était donc ce mot, nostalgie ? A quoi sert la nostalgie ?

Tous ceux que le pouvaient volaient. Ceux qui avaient de l’argent achetaient ? Ceux qui ne pouvaient ni voler ni avoir d’argent restaient dans la merde. Clara avait le cœur brisé en voyant ceux qui fouillaient dans les poubelles pour en tirer quelque chose, n’importe quoi, dans un pays où personne ne jetait rien qui ne soit déjà un vrai rebut.

Parce que la mort existait et gagnait toujours à la fin ; la survie de l’âme, le prix du paradis ou même l’horreur de l’enfer n’étaient que des consolations avec lesquelles les humains avaient tenté de soulager leur grande défaite.

Irving le dit toujours, à Cuba on se fiche que le soleil brille, qu’il ne fasse pas trop chaud et que la journée s’annonce splendide ; il y aura toujours quelqu’un à un moment qui viendra tout foutre en l’air. Tu crois que c’est un châtiment historique ?

Lu en octobre 2021

26 réflexions sur “« Poussière dans le vent » de Leonardo Padura

    1. Il y avait tellement longtemps que je voulais découvrir cet auteur que il m’a été impossible de résister quand je l’au vu sur NetGalley…
      Je vais l’acheter car je le relirai sûrement donc la version papier s’impose (tant qu’il y a encore du papier! )
      maintenant je vais lire tous les autres à mon rythme pour faire durer le plaisir et une fois que ma PAL sera un peu plus légère 🙂

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      1. J’ai bien aimé me plonger dans cette atmosphère… et puis la manière d’aborder l’exil et l’attachement / arrachement aux racines m’a plu. Je ne crois pas avoir lu d’autres auteurs cubains si l’on excepte La révolution, la danse et moi d’Alma Guillermoprieto : elle n’est pas cubaine mais raconte les mois passés là-bas en tant que prof de danse.

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  1. Ping : Poussière dans le vent, Leonardo Padura – Pamolico – critiques romans, cinéma, séries

    1. j’ai tout adoré dans ce roman j’aurais pu en parler pendant des heures… La manière de parler de l’exil est puissante et elle m’a vraiment touchée
      envoutant!
      « les brumes du passé » est en pense-bête dans ma PAL(c’est une série si j’ai bien compris?
      priorité à « L’homme qui aimait les chiens » car j’ai hâte de retrouver son univers et sa plume:-)
      j’ai eu du mal à enchaîner d’autres lectures, que j’ai trouvé fades donc les chroniques seront beaucoup plus courtes:-)

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    1. je confirme; il ne faut pas passer à côté….
      « L »homme qui aimait les chiens » et Hérétiques » ont progressé de plusieurs étages dans ma PAL c’est juste le temps qui manque en fait, l’envie est là depuis un bon moment 🙂

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    1. si tu aimes les romans qui tournent autour de l’exil, de l’amitié il devrait te plaire …
      J’ai vraiment beaucoup aimé maintenant il faut trouver le temps de lire « L’homme qui aimait les chiens »
      « Hérétiques » suivra…. ce sont des pavés tous les deux 🙂

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  2. Et bien, quel coup de coeur ! Et de sacrés arguments : la plume, le contexte politique et historique etc…. Je suis allée à Cuba dans les années 90 et j’ai aussi vécu 5 mois en Floride dans ces années là. Le côté pavé me rebute un peu, mais possible que je fasse une exception !
    Et manifestement, cet auteur est à découvrir !

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    1. j’aurais bien aimé aller à Cuba, je me disais qu’après Fidel, ce serait plus simple, mais visiblement cela ne s’arrange pas…
      Ce roman est génial et une fois immergée, dans l’histoire, je n’ai pas vu le temps passé les 640 pages ne m’ont pas gênée, c’était trop bien 🙂
      « L’homme qui aimait les chiens » m’attend (je me demande pourquoi j’ai attendu aussi longtemps!!!)
      et après je vais essayer de trouver ses premiers romans 🙂

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    1. j’ai vraiment adoré ce roman et j’en redemande!!! il écrit bien, les personnages sont vraiment étudiés en profondeur, avec leurs qualités et leur défauts et on n’attache à chacun en fait même à Loreta
      la vie à Cuba avec la « soupçonnite » aigüe laisse rêveur 🙂

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