« 907 fois Camille » de Julien Dufresne-Lamy

Je vous parle aujourd’hui du dernier livre d’un auteur que j’ai toujours beaucoup de plaisir à retrouver :

Résumé de l’éditeur :

« Camille naît le 7 octobre 1987 dans le 14e arrondissement de Paris et tout de suite, elle a côtoyé l’impossible. Camille est la fille de Marie, une femme grande, souriante, fragile et de Dominique alias Dodo, un homme grandiloquent et imprévisible qui aime à se prénommer la Saumure »


C’est l’histoire de Camille, fille de. Fille d’un acteur ? D’un chanteur ? Non, de Dominique Alderweireld alias Dodo la Saumure, proxénète. Camille qui doit composer avec l’absence d’un père désintéressé de son sort, trop occupé par la gestion de ses maisons closes et ses allers-retours en prison. Camille grandit et doit construire son identité, celle d’une femme moderne et indépendante, qui cherche à donner un sens aux silences et aux non-dits qui projettent une lumière trouble sur son univers familial. Sans cesse tiraillée entre la colère et le pardon, l’abandon et le désir de tisser un lien avec son père.

L’expérience de Camille est à la fois personnelle et universelle car elle est aussi celle de toutes ces femmes qui ont pour seule figure masculine un homme qui ne les voit que comme des biens, des objets dont on se sert pour satisfaire son ego et réussir. Mais c’est aussi l’histoire d’un auteur, Julien Dufresne-Lamy, qui veut raconter Camille, son amie, et ce que c’est d’écrire vrai, ce processus qui l’entraine sur le chemin tortueux des souvenirs enfouis, des résistances, des scrupules, des pudeurs, des choix que doit faire celui qui narre la vie d’une autre. « Il y a une histoire vraie qui me confisque. Ce doit être un livre sans fausseté et sans silence, je le dois à mon amie Camille d’abord, je le dois à l’écriture avec qui il est bon quelquefois de cesser les coups de triche. Alors depuis que ce livre existe, une peur pointille : comment faire de longues confidences un livre vrai, un vrai livre ? Comment faire de mon amie une héroïne ? »

Ce que j’en pense :

Alors que j’ai terminé ce livre depuis une quinzaine de jours, j’ai du mal à rédiger ma chronique. Peur qu’elle ne soit pas la hauteur du texte ? De le dénaturer voire de l’abîmer ?

Bon, je me lance. L’auteur nous raconte l’histoire de Camille, fille de Dodo la saumure, proxénète, mafieux sur les bords que l’on connaît mieux depuis les affaires de DSK. Originaire du Nord de la France, il tient des « maisons closes » qu’il appelle bars à filles, organise des « soirées » de l’autre côté de la frontière, car la législation est différente en Belgique.

On fait la connaissance de la matriarche, Antoinette, la mère de Dodo, en extase avec son fils et qui divise pour régner, des femmes qui ont compté ( ?) dans sa vie ou du moins avec lesquelles il a eu des enfants, dont Marie, la mère de Camille. Son rôle de père se limite à leur donner un prénom, et ensuite il ne s’intéresse plus à elles, et le choix est inspiré de personnes peu recommandables : Camille tient le sien d’un mafieux corse.

Julien Dufresne-Lamy nous propose des périodes de la vie de Camille, comme des instantanés : Camille à 12 ans 9 mois et 28 jours et ce qu’elle ressentait à l’époque vis-à-vis de son père, qui pour asseoir son autorité la dévalorisait sans cesse. On va la voir grandir, faire remonter ses souvenirs, ce qui n’est pas toujours simple, auto-censure oblige. Elle fait ses confidences à l’auteur, qu’elle connaît bien dans son salon par exemple.

Je ne vous explique pas le titre, car avec tout ce que je viens de dire, c’est assez facile à deviner….

C’est sidérant, mais pas trop surprenant, de voir le déni dans lequel s’enferment toutes ces femmes. On ne peut qu’admirer la manière dont Camille a réussi à se construire, à surmonter cette forme de maltraitance psychologique qu’exerce le père sur la tribu. Pour lui ses trois filles sont :

« Des filles inutiles, qui ne lui rapportent rien, qui ne servent à rien, sinon à montrer inlassablement son jeu de mauvais père, si mauvais qu’on ne pourrait même pas le qualifier d’indigne. »

J’ai apprécié la tendresse avec laquelle Julien Dufresne-Lamy évoque Camille, ses réticences parfois, ses peurs, ses interrogations quand elle va devenir mère à son tour, mais aussi le questionnement autour de l’écriture, comment naît et se construit un livre avec des coupures, dans lesquelles il nous propose des extraits du discours de Patrick Modiano, lorsqu’il reçoit le prix Nobel.

L’auteur est attentif, tout au long de son livre, à ne pas faire la part belle à Dodo pour plusieurs raisons : il ne n’agit pas de faire un livre sur lui et aussi, il redoute et Camille aussi les possibilités de plaintes pour diffamation car Dodo est toujours à l’affût de se faire de l’argent.

Je redoutais un peu cette lecture, au départ, car on sait grâce à l’affaire DSK, aux divers procès qui ont défrayé la chronique, la manière dont Dodo la Saumure traite les femmes y compris ses filles. Mais, le récit est axé sur Camille, la fille, la femme puis la mère, et rien n’est sordide, et on ressent l’amour fraternel que l’auteur lui voue.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Plon qui m’ont permis de découvrir ce roman et de retrouver la plume de son auteur que l’ai découvert avec « Jolis, jolis monstres » puis « Mon père, ma mère et mes tremblements de terre » et que j’apprécie toujours autant, dans des registres différents.

#907foisCamille #NetGalleyFrance

9/10

Extraits :

Il y a deux sortes de souvenir qui nous fabriquent. Les souvenirs qu’on se raconte à soi-même, indélogeables, peu importe la vie et les drames, et ceux que les autres racontent à nos intentions tels des contes, des petites fables anciennes que tous décrivent, enjolivent, parfois déforment, pour se visser en nous, implacables tirefonds.

C’est ainsi que j’envisage tout d’abord Dodo. Un pater bienfaiteur baptiseur, droit saint patron qui ne sais rien de la vie de ses filles, mais qui y croit. Parce qu’il s’est offert lui-même ce premier cadeau-là : le prénom de ses gamines…

Quand Dodo part, il reste, rôde dans les parages, hante comme un fantôme voilé d’un drap blanc criant des « ouh ! ouh ! » à qui pourrait avoir peur. Parce que pour cet homme, hanter est une question d’orgueil. Une affaire de pouvoir qu’il ne supportera jamais qu’une femme exerce à sa place.

Mais dans le calme de mon appartement, Camille s’active. Elle retrouve son passé, son enfance, ses souvenirs et ce sont des rendez-vous intérieurs qu’elle gardera toute sa vie. Revenir à son histoire, ouvrir les vieux tiroirs, je sais ce que ça implique, alors prends ton temps, lui dis-je et va à ton rythme.

Je veux écrire un livre vivant, bien vivant, sur une femme, des femmes réunies de gré ou de force autour d’un violateur.

Les livres existent bien plus tôt qu’on ne les pense. Ils se nichent en soi, dans le ventre et dans l’ADN, au son pavlovien d’un geste, d’un remous, comme le bruit d’une vague, une palpitation quelque part, cœur, tête, doigts, tout dépendra … pourvu qu’on drape.

Comment être une bonne mère, un bon père. Comment être un homme, une femme. Ces rôles qui sans cesse se troublent, se brouillent, qui ne disent rien d’autre que ce que les gens décident. Être alors suffisamment une bonne mère. Mère et fille. Fille et femme. Être reconnu.e, connu.e comme ce que l’on n’est pas. Comment être la fille de quelqu’un de narcissiquement non satisfaisant ?

Car elle se cache pour ne pas être montrée. Ne pas être (re)connue comme la fille d’un monstre. Dans un simple témoignage, elle restera la fille du monstre. Prise dans mes mailles, elle existera telle qu’elle est. L’héroïne que j’imagine trait pour trait.

Si l’écriture est un couloir, je devine qu’écrire une histoire vraie est pareil à une gare, un hangar, un lieu obscur à mille portes. Au bout, il y a Camille et je ne peux pas me permettre n’importe quoi.

Chez Camille, le déguisement est là depuis la nuit des temps comme il l’est chez moi, comme il l’est chez tous les gamins sortis d’une enfance blanche et cabossée.

Toute vie est processus de démolition. Cette phrase de Fitzgerald que j’ai longtemps cru fausse me saute maintenant aux yeux…

Semaine après semaine, je prends conscience d’une chose évidente pour la suite du livre : on ne raconte jamais absolument tout ce que l’on a vécu et d’où l’on est ; Sauf à deux reprises : au début d’une rencontre amoureuse, comme ce fut le cas entre Camille et Thomas – j’y viendrai. Parfois aussi chez le psy. Pour le reste, on garde pour soi. On comprime. On résume sa vie à de grandes lignes.

Et quand bien même Camille voudrait que sa mère le lise, se lise, que Marie empiète une fois n’est pas coutume de l’autre côté de la ligne, Camille refuse depuis longtemps d’espérer, parce qu’elle sait depuis sa naissance que Marie refuse de vivre dans le vrai.

Depuis le début, l’homme idéal pour Camille, est le parfait contraire de son père. L’anti-lâche, l’anti-indic qui ne joue pas dans les deux camps pour se garantir une vie pépère aux séjours de prison raccourcis.

Il n’y a jamais d’insulte. Jamais de main levée. Ce sont des mots qui griffent doucement et qui confortent dans la peur, la honte et le sentiment de médiocrité, dans la hantise d’elle-même tout autant que dans la croyance d’être exactement ce que dit d’elle son paternel.

Lu en septembre-octobre 2021

15 réflexions sur “« 907 fois Camille » de Julien Dufresne-Lamy

    1. je trouve qu’il s’en est bien tiré, ce qui n’était pas évident au départ (d’où la réticence initiale)
      avec ces instantanés, le récit est moins dur, il a su tenir Dodo la Saumure à distance(la bonne distance car ce n’est pas son histoire à lui qu’il raconte,il n’a besoin de personne pour faire parler de lui)

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