« L’unique goutte de sang » d’Arnaud Rozan

Place à un premier roman puissant et étonnant, aujourd’hui avec :

Résumé de l’éditeur :

Quand, dans le sud des États-Unis, la plupart des médecins refusaient de soigner les Noirs et que le lynchage restait une pratique courante… Un pan glaçant de l’histoire américaine, évoqué de façon magistrale.

 
L’Unique goutte de sang s’ouvre dans le Tennessee des années vingt : Sidney, un jeune Noir, est pris dans l’engrenage de la violence. Il se réveille amnésique dans un hôpital réservé à des enfants blancs handicapés. Qui est-il ? Que lui est-il arrivé ? De Memphis à Harlem, en passant par l’Arkansas et Chicago, un lien invisible le relie au shérif adjoint Whyte, qui lui a évité la mort. C’est à Chattanooga, la ville natale de Sidney, que l’histoire a dérapé lorsqu’il s’est trouvé pris au piège du désir de deux jeunes Blanches, à l’origine d’un déchaînement de violence implacable et dévastateur. Après deux ans passés dans l’hôpital pour enfants, Sidney part pour Chicago où il fait la connaissance de Turner, un garçon errant irlandais, du même âge que lui.

 Le colored et le Blanc se lient d’amitié, dans ce Chicago traversé par les émeutes de l’été rouge 1919 qui embrasent le quartier noir de South Side, mis à sac par les Irlandais, sans que la police n’intervienne. Sidney suit comme son ombre cet être révolté contre les siens, dans un périple qui les mène de l’Arkansas à Manhattan. Ce voyage va les confronter à la mort et les rapprocher un peu plus chaque jour du cœur de Harlem. Quel mystère unit Sidney et Turner ? Quel rôle vont jouer ici Robert Abbott, le créateur du Chicago Defender, porte-voix de la cause des Noirs ? Stéphanie Saint-Clair, la femme colère, gangster ? Bessie Smith, la voix bleue, cogneuse ? Ce roman est né d’une interrogation. Mesure-t-on à quel point des liens de sang se sont créés au cœur de la haine entre les Noirs et les Blancs, de génération en génération, au-delà de l’inimaginable ?

Ce que j’en pense :

Nous sommes à Chattanooga dans le sud des États-Unis au début des années 20 lorsque le drame commence.

Sydney et ses parents et les deux petites sœurs habitent dans une petite maison que le père a retapée, un peu à distance de celles des Blancs qui les tolèrent à peine. Le père est bucheron, et Sydney lui donne un coup de main. Deux petites filles l’espionnent en cachette et un jour l’une d’elle tombe. Elles décident, pour ne pas se faire réprimander de dire qu’elles ont été victimes d’une agression sexuelle et désigne le père de Sydney comme en étant l’auteur.

Le père des fillettes décide de se venger et un lynchage atroce se met en route, sans que le shérif et son équipe daigne intervenir. Sydney est laissé pour mort, mais l’adjoint Whyte décide de l’emmener loin du village car il est bien sûr hors de question qu’un médecin blanc soigne un Noir…

Sydney est pris en charge dans l’institution par le Dr Willis Campbell dont le père appartenait au KKK et l’obligeait à assister lorsqu’il était enfant à des lynchages, au cours desquels il s’emparait de trophées : main, bras, oreille, et plus si possible pour les collectionner dans des bocaux ! Willis décide de faire dessiner puis apprendre à lire à Sydney (pour que les souvenirs remontent à la surface ?)

« Si le père de Willis Campbell avait su que son fils apprenait à lire à un nègre, il se serait retourné dans sa tombe ; en ce temps-là, c’eût été une infraction à la loi, et Willis aurait pu être puni pour ce délit. »

Mais, un incident survient et Sydney doit quitter l’institution, Willis lui conseillant d’aller vers le nord. Il choisit Chicago, où il rencontre Turner, immigré irlandais.

L’auteur, à travers le « voyage » de Sydney jusqu’à New-York, nous fait revisiter l’Amérique du début de XXe siècle, le racisme, la violence sans limites des lynchages, la haine qui dévore ces Blancs pur jus, qui n’ont jamais admis Appomattox et l’abolition de l’esclavage. Un bon Noir est un Noir mort, pour eux et plus ils les torturent plus c’est jouissif ! les émeutes de 1919, les personnalités qui s’érigent en porte-parole des Noirs : Robert Abbott et son « journal » Chicago Defender que Sydney distribue, Bessie Smith…

On retiendra au passage que les Irlandais n’ont pas été bien mieux accueillis que les Noirs à leur arrivée, les uns au fond des cales de bateaux négriers les autres dans des bateaux tout aussi branlants…

Ce livre est un double, voire triple uppercut ! déjà, il faut arriver à lire jusqu’au bout l’horrible scène de lynchage de la famille de Sydney dont je vous passe les détails. Sydney doit sa survie à l’agent Whyte, (« sang mêlé », qui a la fameuse goutte de sang noir dans les veines) à la recherche de son aïeule (esclave noire victime d’un viol). Une fois la terrible scène du lynchage digérée, (après une longue pause salutaire dans la lecture !) on suit la vie terrible du jeune homme, ses rencontres…

Arnaud Rozan décrit très bien la manière dont l’effet meute se met en place, la haine qui entraîne cette violence inouïe, où les gens sont enivrés par l’odeur du sang et de la mort.

Dans chaque chapitre l’auteur nous propose l’œuvre d’un artiste peintre pour illustrer le thème. Au départ il voulait proposer l’œuvre elle-même mais, ayant peur d’alourdir le texte ou de le vider un peu de sa substance, il y a renoncé mais nous livre en postface tous les détails pour aller jeter un coup d’œil. La couleur joue un rôle dans le récit, via la robe bleue de la mère de Sydney, robe qu’elle tenait de son aïeule et que l’on retrouvera sous la forme d’un chiffon bleu dans un main par exemple.

Ce livre est d’une telle puissance qu’on n’en sort pas indemne et cette société états-unienne me sidèrera toujours, tant les choses ont peu évolué, une nation qui s’est construite sur le génocide des Amérindiens et l’esclavage, en marchant sur les autres, totalement décomplexée (merci Mister Trump !) peut-elle vraiment changer ?

Un livre à lire, même si certains passages sont insoutenables, car je suis passée très, très près du coup de coeur ! Pour un premier roman, c’est une réussite, et c’est prometteur. En plus, l’écriture est belle, envoûtante, alors on ne lâche plus le récit et la manière de raconter l’histoire aussi, donc auteur à suivre !

Un immense merci à NetGalley et aux éditions Plon qui m’ont permis de découvrir ce beau roman et son auteur.

#Luniquegouttedesang #NetGalleyFrance

9/10

L’auteur :

Arnaud Rozan est né en 1968. Il travaille à Paris dans le secteur public, sur les questions sociales. L’unique goutte de sang est son premier roman. 

Extraits :

Ce jeune Noir devait avoir seize ou dix-sept ans. Sa date de naissance était aussi imprécise que le début du siècle. Comment il s’appelait, quand et où il était né, personne ne le savait. Lui-même était le dernier à pouvoir le dire, sa mémoire s’étant effacée au fil des événements qui l’avaient conduit ici.

Depuis toutes ces années, l’adjoint Whyte n’avait jamais cessé de vouer chacune de ses pensées à retrouver l’origine de la goutte de sang noir qui avait coulé sur les fleurs de magnolia ouvertes près de lui comme un calice. Cette goutte de sang le hantait.

Le fer rouge n’étant plus dans les usages, la règle de l’unique goutte de sang visait les faux Blancs dont l’ascendance noire pouvait être prouvée pour un seizième. Quand était établie la preuve qu’un sang-mêlé abâtardi coulait dans les veines de celui qui se prétendait blanc, une pluie de restrictions s’abattait sur sa tête, en vertu des règles que la plupart des États du Sud modulaient à loisir selon les lois de Jim Crow dans l’esprit de parer l’arbitraire du juridisme.

Enfant, Willis Campbell avait assisté à plusieurs lynchages, juché sur les épaules de son père, fervent sudiste, issu de cette lignée restée pure jusqu’au bout, jamais remise de la défaite d’Appomattox qui avait sonné le glas de l’esclavage.

Les Irlandais avaient dû aussi affronter la haine. La haine de ceux qui vous regardent d’un œil malveillant, parce que vous êtes un immigré, pauvre, causant avec un fort accent, et surtout parce que vous êtes catholique. Le Ku Klux Klan les avait longtemps pris pour cible et leur tendait parfois encore des guet-apens. Un bon Américain se devait d’être protestant.

Les Irlandais avaient su se tirer des épreuves. Ils avaient repris possession de leurs corps. Pire, après avoir été des victimes, ils participaient à l’œuvre de destruction des Noirs. C’était peu avant que ne se déclenchent les émeutes de l’été 1919.  

Il ne voyait de salut à la cause des Noirs que les Noirs eux-mêmes. Dieu, le progrès de l’histoire, la fraternité de certains Blancs ne seraient jamais d’aucun secours. Harrison tonnait cela inlassablement. Il avait fondé le New Negro Movement pour rassembler ses sympathisants.

Une vie brisée ne se répare pas. Elle se raccommode tout au plus, mais les fausses coutures sont lâches et toujours prêtes à craquer à la première eau. Nous ne devons rien oublier, rien, absolument rien.

Pour ce qui était du noir et du blanc, il croyait aussi en la séparation, dans le but d’assainir la société. Cette entreprise était nécessaire pour retrouver la pureté de l’homme originel…

Lu en octobre 2021

20 réflexions sur “« L’unique goutte de sang » d’Arnaud Rozan

  1. Je me le note. Je viens de m’acheter « une histoire des esclavages » (édition seuil, ça vient de paraître). Dans l’histoire de ce roman, l’abolition de l’esclavage a été proclamée mais dans les faits les conditions d’existence de la population, ce racisme, cette haine du peuple noir n’avait que peu évolué. Merci pour ce partage et la découverte de ce premier roman. Je serais passé à côté. Belle semaine à toi Eve 🙂☀️

    Aimé par 1 personne

    1. ce roman va me marquer pour un bon moment, tout est réussi donc auteur à suivre!
      je note « une histoire des esclavages » car je suis atterrée par l’absence totale de progrès en la matière. Je m’emporte très souvent contre le racisme des USA ou de Bolsonaro, pâle succédané de Trump, mais quand j’entends Zemour (en fait je zappe dès qu’il apparait sur un écran!) et les gens qu’il réussit à entraîner je suis très, très pessimiste.
      Week-end pluvieux et neige sur les sommets!!! on entre dans la morne saison 🙂
      bonne semaine à toi 🙂

      Aimé par 1 personne

      1. Je partage totalement ton sentiment sur le racisme et les dirigeants qui l’instituent en système afin d’empêcher des minorités d’accéder aux mêmes droits que les autres. Bolsonaro, Trump, Orban.. le niveau de démagogie atteint par ces hommes est incroyable. Je te mets le lien Babelio pour le livre : https://www.babelio.com/livres/Ismard-Les-mondes-de-lesclavage-Une-histoire-comparee/1350078
        Ils ont parlé de ce livre d’histoire à La Grande Librairie. 🙂
        Oui un temps maussade, plus qu’à attendre patiemment le printemps.. Passe une excellente semaine Eve 🙂

        Aimé par 1 personne

  2. Je ne connaissais pas cet épisode de l’histoire de l’Amérique, mais finalement plus rien ne m’étonne venant de ce pays. Ce que tu en dis me tente beaucoup. Si en plus c’est bien écrit et un premier roman, cet auteur est en effet à suivre de près. Merci de nous l’avoir présenté car je n’en avais pas du tout entendu parler

    Aimé par 1 personne

    1. je connaissais peu les émeutes de 1919 mais aux USA on se demande si cela va s’arranger un jour,…
      l’histoire de ce jeune homme est horrible mais la lecture est belle percutante 🙂
      j’espère qu’il va avoir le succès qu’il mérite 🙂

      J’aime

  3. Oh mais il a l’air bien, ce livre ! Je le note. Concernant ta remarque sur le fait que les Américains devraient regarder leur passé en face mais que c’est pas gagné. James Baldwin disait déjà à son époque qu’il le faudrait mais bon, on est déjà en 2021, rien n’a changé…

    Aimé par 1 personne

    1. il est vraiment très bon ce livre, envoûtant, puissant…
      ah! ces Américains! ils m’étonneront toujours, et le pire c’est que j’espère toujours alors que cela m’a l’air vraiment foutu depuis le Trumpisme galopant et décomplexé!
      tu as vu les gens de la sphère Qanon qui attendaient la venue de JFK junior pour remettre Trump au pouvoir????

      Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.