« Melancolia » de Mircea Cartarescu

Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’ai choisi dans le cadre de l’opération masse critique de janvier organisée par Babelio :

Résumé de l’éditeur :

Voici un livre sur l’enfance et ses métamorphoses.

L’arrière-plan est terrible, parfois même terrifiant, et pourtant c’est une lecture jubilatoire. Encadrées par deux contes, liées entre elles par toutes sortes d’échos, trois longues nouvelles composent Melancolia.

Un enfant de cinq ans dont la mère est sortie se persuade qu’il a été abandonné. Le garçonnet explore l’appartement, avant de s’en échapper sur les passerelles du rêve.

Isabel et Marcel, frère et sœur, vivent au sein d’une famille ordinaire comme deux enfants perdus dans la forêt profonde. Lorsque la fillette tombe malade, son frère jure d’obtenir sa guérison en partant affronter ce qui le terrifie le plus.

Année après année, comme tous les garçons, Ivan a dû ranger dans son armoires les peaux devenues trop petites… Il se demande si les filles, elles-aussi, changent de peau. Puis, il rencontre Dora, « la seule chose vraie dans toute cette ville-ossuaire ».

Ce que j’en pense :

Je rends ma copie en retard, j’espère que je n’aurai pas une trop mauvaise note, mais voilà un livre qui n’est pas facile à lire. J’ai pris mon temps, sinon je ne serais peut-être pas allée jusqu’au bout, et d’ailleurs, pour être tout à fait honnête, je n’ai pas encore terminé la troisième nouvelle. Ce livre est constitué de trois nouvelles, encadrées de deux contes.

Dans la première nouvelle, Les ponts, la mère d’un petit garçon est partie faire les courses et n’est jamais revenu. Alors, il tente de comprendre pourquoi elle est partie, peut-être est-ce de sa faute. Il n’a que cinq ans et son imagination s’enflamme vite. Pour tenter de comprendre, à force de regarder le ciel il finit par « voir » des ponts vers les nuages, sur lesquels il peut marcher sans danger. Retrouver Maman, mais aussi Papa qui est étrangement absent…

On a une très belle réflexion sur le temps qui passe, la vitesse à laquelle il passe pour un enfant de cet âge : des mois, des années plus moins la tristesse de l’abandon, la mélancolie liée à l’absence, à la solitude, comment exister en dehors de Maman, comment inventer sa vie…

Dans la deuxième : Les renards on fait la connaissance de Marcel et sa petite sœur Isabel, ils jouent ensemble, la nuit ils se rejoignent pour dormir dans le même lit, pour se rassurer. Marcel lui invente des histoires : ils sont deux petits lapins, bien au chaud et en sécurité dans leur lit devenu un terrier. Mais le danger guette : des renards viennent les attaquer pour leur faire du mal, alors Marcel les affronte héroïquement. Une nuit, Isabel est malade, avec une forte fièvre et on doit l’hospitaliser. Marcel se souvient du jour où il est allé voir sa mère après l’accouchement, de la statue représentant une femme enceinte avec deux bébés dont le ventre est ouvert pour représenter simplement la grossesse mais depuis il en fait des cauchemars. Il va affronter ses peurs pour tenter de sauver sa petite sœur.

Dans la troisième, Les peaux, Ivan retrouve dans une valise, les différentes peaux que son père a perdu durant son existence, elles sont moisies, mitées alors il les regarde quand il est seul à la maison. Il commence à avoir des « mues » lui-aussi et se demande si les filles passent aussi par ce genre de transformation.

Mircea Cartarescu nous expose ainsi les différentes phases du passage de la petite enfance à l’adolescence, avec une fascination pour la solitude et la mort. Les parents sont étrangement absents dans ces nouvelles, physiquement ou affectivement. On passe en revue, mine de rien, les rituels de passage et le chagrin qui les accompagne : il faut perdre quelque chose pour grandir.

J’ai aimé la profondeur de sa réflexion, et la poésie des mécanismes que ces enfants mettent en œuvre : les ponts pour accéder à une autre dimension et pour combler un manque : Maman est-elle vraiment partie ? Ou a-t-il simplement peur de l’absence qui lui paraît interminable ?

Mircea Cartarescu nous montre comment faire face à l’absence, par l’imaginaire, par des combats contre les renards comme les épreuves des chevaliers du temps jadis. Il joue avec dextérité avec la symbolique dans l’imaginaire de l’enfant qui atteint un sommet dans Les peaux avec les mues, et les transformations du corps chez les garçons et chez les filles.

J’aime beaucoup l’univers de cet auteur mais il m’a fallu du temps pour entrer dans chaque nouvelle, car c’est assez hermétique au départ, ensuite, je me suis familiarisée avec son mode de pensée, et la poésie du texte a fini de me convaincre de l’immense talent de l’auteur.

En voici un exemple :

C’était maman en négatif, la matrice de maman, peut être utilisée un jour pour la fabriquer en un seul exemplaire. Il resta énormément de temps dans le corps de maman, l’explorant en long et en large, pénétrant dans les fiers tunnels de ses bras et de ses jambes vides à l’intérieur, s’émerveillant de ses glandes en sucre candi, de ses dents véritables, des quatre cents perles disposées en grappes dans ses ovaires en chocolat.

La seule manière de s’échapper de l’appartement pour le petit garçon de cinq ans, ce sont les ponts car impossible d’accéder à l’extérieur, par l’ascenseur ou les escaliers qui sont remplis de terre, comme dans un cimetière… Ou les hôpitaux qui sont sinistres avec des chambres communes sinistres qui ont fait remonter un souvenir des profondeurs de ma mémoire : les enfants cachectiques dans les orphelinats à la fin de l’ère Ceausescu…

Un bémol quand même : si vous êtes dépressif, il vaut peut-être mieux éviter de le lire par les temps qui courent…  Durant cette lecture, j’ai beaucoup pensé à l’atmosphère étrange de Melancholia, le film de Lars Van Triers avec mon actrice chouchou Charlotte Gainsbourg et Kirsten Dunst, même effet anxiogène avec une tension qui monte graduellement mais tellement troublante que l’on ne peut ni ne veut s’échapper, restant bloqué devant l’écran…

Un immense merci à Babelio et aux éditions Noir sur Blanc qui m’ont permis de découvrir ce livre et surtout l’univers de son auteur.

8/10

L’auteur :

Mircea Cartarescu est né en Roumanie en 1956. Docteur en lettres, il enseigne la littérature à l’université de Bucarest. Il a été couronné en 2018 par le prestigieux prix Thomas-Mann et Formentor de las letras.

Poète, romancier, critique littéraire, il a publié près de trente livres, traduits dans une vingtaine de langues. En français, signalons : Orbitor et Pourquoi nous aimons les femmes, chez Denoël ; La Nostalgie, chez P.O.L. Publié en 2019, chez Noir sur Blanc, un roman -monde : Solénoïde.

Extraits :

L’homme ne peut faire autre chose que ce que le ciel avait prévu qu’il ferait. A son dernier souffle, chacun considère sa vie et comprend qu’il devait en être ainsi.

Maman était partie un matin faire les courses et n’était jamais revenue. Il s’était passé des semaines ou des mois ou des années, en tout cas de nombreux, très nombreux jours, impossible à compter, tous pareils, car, à partir de l’instant de l’abandon, tout était devenu muet, figé, et l’enfant avait aussitôt perdu la notion du temps.

Leur escalier était, comme il le savait d’ailleurs, rempli de terre, qui se déversaient jusque dans le passage couvert en un monticule de terre meuble. On ne pouvait pas entrer par là.

En dormant, il rêva. En rêvant, il vécut. Quelle était la différence ? Avait-il rêvé ou vécu dans le ventre de maman ?

Les portes étaient pareilles à des pierres tombales dressées, le nom du mort figurant sur des plaques chromées. Tout l’immeuble était fait de caveaux posés les uns sur les autres…

… Gravissant les marches vers un autre palier, l’enfant sentit soudain, pleinement, l’horreur et la mélancolie de la vie, et il souhaita n’être jamais né.

Et voilà qu’il savait comment emprunter ce pont. Il n’avait rien d’autre à faire que de grandir. Il lui fallait coller son dos à la colonne, son crâne touchant la trace de lumière figée. Il resterait ainsi, droit et vertical, cloué à son propre chemin.

La tête sur l’épaule de son frère et alanguie par la chaleur sous la couverture, Isabel fermait souvent ses paupières, attachée encore au monde par un seul fil étincelant, la voix de son frère, qui finalement se brisait aussi et elle glissait alors, comme une larme douce et transparente, dans l’énigmatique océan qui résonnait dans son petit crâne comme un coquillage que l’on approche de l’oreille.

Leur jeu nocturne était toujours le même. Ils étaient deux petits lapins qui vivaient heureux dans un terrier, au chaud, sous la terre gelée.

Mais, dans la plaine gelée du dessus se déplaçaient les renards. C’étaient des créatures énormes et méchantes, avec la gueule pleine de crocs. De temps en temps, l’un d’eaux trouvaient l’entrée de leur terrier, en dépit de tous leurs efforts pour la dissimuler…

Voici ce qu’ils étaient, pelotonnés l’un dans l’autre, sous la croûte glacée du monde : un être unique irrigant deux corps, chuchotant à deux voix,mais rêvant le même rêve qui n’aurait jamais voulu finir. Cette nuit-là, pourtant, le sortilège perdit de sa puissance : les enfants étaient tendus comme à la veille d’un terrible affrontement.

Dans la lueur blanchâtre de la fenêtre se tenait immobile une silhouette à demi éclairée. C’était un garçon à peu près de l’âge de Marcel, de sa taille, vêtu de manière si commune qu’il ne s’en souviendrait pas le lendemain. Mais, ce qu’il n’oublierait jamais, c’était le visage du garçon inconnu, sa lividité dans la lueur froide de la chambre, les yeux qui n’étaient pas des yeux humains…

Lu en février 2021

 

14 réflexions sur “« Melancolia » de Mircea Cartarescu

  1. Difficiles, trop difficiles ces nouvelles… Déjà lorsque l’enfance est décrite comme blessée, maltraitée, j’ai bcp de mal. Mais, là, l’angoisse est perceptible dans les extraits ! Quelle(s) souffrance(s) de tels mots( maux) sont ils la face visible de cet auteur ? A votre avis, Docteur ? 😉

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    1. c’est l’impression que j’ai en lisant ces nouvelles…
      Il a un imaginaire très riche, et une très belle écriture alors on finit par se laisser porter…
      chaque fois que j’entamais une nouvelle je me disais que j’allais abandonner et la magie était là…
      Par contre il faut prendre son temps et c’était frustrant d’avoir à rendre ma copie car la 3e nouvelle est plus longue et j’ai besoin de 15 jours encore…
      ce livre est un OVNI 🙂

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  2. En effet il ne doit pas être facile à lire ce recueil mais tu nous en parles très bien. En ce moment j’ai un peu du mal avec ce genre de livres (je suis dans Apeirogon et je craque un peu !) mais je le note pour plus tard…Merci de tes extraits qui nous montrent bien l’ambiance…terrible en effet. Bon week-end

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    1. je ne l’ai pas assez dit dans ma chronique mais c’est un OVNI, l’auteur a un univers à part, très riche plein de poésie mais il faut prendre son temps… Je reparlerai probablement de la 3e nouvelle quand je l’aurai terminée car j’y compte bien… On a des images plein la tête quand on avance dans la lecture…
      pour « Apeirogon » je me souviens avoir fait des pauses, et alterné avec des lectures simples mais j’en garde un souvenir extraordinaire 🙂

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    1. avec ce recueil, il faut prendre son temps sinon on est envahi par les idées noires…. quand j’ai vu remonter les images oubliées des orphelins cachectiques après le liquidation de Ceausescu que je pensais avoir totalement occultées, j’ai été submergée par l’émotion d’où les pauses fréquentes…
      l’auteur a vraiment un univers particulier, il y a tellement de souffrances et de sincérité que cela donne l’impression que son enfance a du être difficile…

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    1. j’ai noté « Solénoïde » car c’est son ouvrage de référence si j’ai bien compris ! c’est ce que disait le bandeau qui accompagnait le livre 🙂
      un livre surprenant dans la noirceur, mais je suis obligée de prendre mon temps sinon c’est déprime assurée 🙂

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    1. il a fallu que je m’accroche vraiment… J’avais du mal à entrer dans ces nouvelles, je rêvais d’un feu dans la cheminée mais j’ai fini par me laisser prendre au jeu…
      Trente jours pour le « chroniquer » c’est trop dur et c’est dommage, il faut prendre son temps 🙂

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