« Un gentleman à Moscou » de Amor Towles

Fan totale de la littérature russe, notamment du XIXe siècle, j’ai repéré ce roman très vite, et je me suis inscrite illico pour le recevoir :

 

Un gentleman à Moscou de Amor Towles

 

 

Quatrième de couverture   

 

Au début des années 1920, le comte Alexandre Illitch Rostov, aristocrate impénitent, est condamné par un tribunal bolchévique à vivre en résidence surveillée dans le luxueux hôtel Metropol de Moscou, où le comte a ses habitudes, à quelques encablures du Kremlin. Acceptant joyeusement son sort, le comte Rostov hante les couloirs, salons feutrés, restaurants et salles de réception de l’hôtel, et noue des liens avec le personnel de sa prison dorée – officiant bientôt comme serveur au prestigieux restaurant Boyarski –, des diplomates étrangers de passage – dont le comte sait obtenir les confidences à force de charme, d’esprit, et de vodka –, une belle actrice inaccessible – ou presque ­–, et côtoie les nouveaux maîtres de la Russie. Mais, plus que toute autre, c’est sa rencontre avec Nina, une fillette de neuf ans, qui bouleverse le cours de sa vie bien réglée au Metropol.

Trois décennies durant, le comte vit nombre d’aventures retranché derrière les grandes baies vitrées du Metropol, microcosme où se rejouent les bouleversements la Russie soviétique.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Cunnington

 

Ce que j’en pense    

 

Le comte Alexandre Illitch  Rostov (Sasha pour les intimes) a été assigné à résidence à vie dans l’hôtel Metropol où il vivait dans une suite.

On lui reproche d’avoir écrit un poème, contre la révolution (1916 !) et d’être revenu d’exil « pour prendre les armes » et « d’avoir succombé de manière irrévocable au pouvoir corrupteur de sa classe », il est donc une menace pour le régime. Il n’échappe au peloton d’exécution que parce qu’il n’a pas été tendre non plus avec le régime tsariste.

Amor Towles fait démarrer son récit alors que la révolution d’octobre vient d’avoir lieu, et on va suivre ainsi le héros de 1922 à 1954 durant toute la période soviétique, on croisera ainsi Staline alias Soso, Khrouchtchev dont on suivra les manœuvres pour prendre la succession.

Ce comte m’a énormément plu par la manière dont il réussit à transformer cet exil intérieur, cette prison qu’est devenue l’hôtel, où il a été relégué sous les combles dans un réduit qu’il va organiser pour le rendre habitable et lui donner une âme. Il fait rapidement le tri dans ce qu’il peut et veut y emporter, ce qui a de la valeur pour lui, pour se souvenir du passé, de sa sœur décédée très jeune : l’horloge de son père qui ne sonne que deux fois par jour : midi et minuit, ce que l’on a fait avant midi prouve que l’on a été efficace sans perdre son temps et quand elle sonne à minuit : il est trop tard…

Il voit défiler les nouveaux « grands du régime » : on est pour le partage, mais on garde le plaisir du bien manger et du confort (Léo Ferré ne disait-il pas : « on peut être anarchiste et aimer le confort ») et leur réunionite, il rencontre Nina dont le père est un notable et cette petite fille, par sa curiosité, ses questions, va établir une relation profonde avec lui, lui faisant explorer tous les recoins de l’hôtel, les couloirs cachés, il va ainsi s’approprier un domaine qui lui était étranger.

Amor Towles introduit un autre personnage savoureux avec Ossip, un dignitaire du régime qui veut tout apprendre de l’Europe, et demande à Sasha de lui expliquer la civilisation et la littérature françaises puis anglaises puis américaines ce qui donne des échanges savoureux, clin d’œil au passage à Humphrey Bogart, au faucon maltais !

J’ai beaucoup aimé Nina et la relation qu’ils tissent tous les deux ; Nina qui veut qu’il lui explique l’éducation des filles sous le tsarisme, ou Nina qui veut vérifier la loi de Newton en faisant tomber divers objets du haut de l’escalier, chronomètre à la main, Nina pleine de fougue et d’idéalisme qui va partir loin dans la campagne participer à la réforme de l’agriculture, Nina qui prend conscience de la réalité…

Le comte explique à Nina comment une princesse doit apprendre à se comporter en société:

Une posture avachie tend à suggérer une certaine paresse de caractère, ainsi qu’un manque d’intérêt pour autrui. Alors qu’un dos bien droit affirme la maîtrise de soi et le sens des obligations – qualités toutes deux attendues d’une princesse.

Sasha évolue tout au long du roman, en même temps que la société bouge, que l’on nomme des gens incompétents mais pistonnés pour servir à table, surveiller les commandes et les stocks… et faire des dossiers sur le personnel… Par exemple l’épisode des vins est extraordinaire : on arrache toutes les étiquettes des bouteilles, et on n’aura plus qu’un seul choix : vin blanc ou vin rouge, où on pourra servir aussi bien un Petrus que de la piquette pour le même prix !

Oui, une bouteille de vin était la distillation suprême du temps et du lieu ; une expression poétique de l’individualité elle-même. Mais là, dans cette cave, elle se retrouvait précipitée dans l’océan de l’anonymat, royaume de l’ordinaire, de l’insignifiant.

Sasha réussit à s’adapter, à l’imbécillité, à la surveillance à peine voilée, devenant à son tour serveur dans un des restaurants de l’hôtel, en gardant la même élégance, la même maîtrise et forme avec ses deux amis en cuisine,  ce qu’ils appelleront le triumvirat

On suit aussi l’évolution d’un autre personnage, Mischka, l’ami de Sasha, écrivain qui peut continuer son métier : il veut publier des lettres de Tchékhov mais manuscrit refusé car la dernière phrase de la dernière lettre porte atteinte au régime ! comme il ne veut pas céder, déportation… il disait que Sasha était un assigné à résidence verni, car plus libre dans sa prison-hôtel que lui en liberté…

D’autres personnages haut en couleur passent aussi dans l’hôtel, véritable lieu de rencontre, avec des Américains, tel Richard avec lequel il échange des idées en partageant un verre au bar… et bien-sûr on rencontre des personnages féminins savoureux aussi, telle la belle comédienne Anna…

J’ai bien aimé également la manière dont l’auteur parle de l’exil, et la différence entre l’exil intérieur et l’exil de la patrie et sa comparaison avec Adam chassé du paradis : l’exil n’est pas une punition assez forte car on peut refaire sa vie ailleurs, alors il faut aller plus loin avec la déportation : on continue de rêver de Moscou lorsqu’on est au bagne!

Mais lorsque nous exilez un homme dans son propre pays, il lui est impossible de recommencer à zéro. Pour l’exilé intérieur – que ce soit en Sibérie ou à travers la Moins Six – l’amour du pays ne sera jamais flou ou dissimulé dans le brouillard du temps qui passe.

Pour ne pas spolier, je ne dirai rien d’un autre personnage qui jouera un rôle important dans la vie de Sasha et montrera les ressources de cet homme.

J’ai retrouvé dans ce roman l’âme russe que j’aime tant, j’avais l’impression que l’ami Fiodor n’était pas loin, alors que le régime dégommait la statue de Gogol car pas assez souriant pour la remplacer par celle de Gorki, tout acquis au régime…

On ne s’ennuie pas une seconde en lisant ce roman et on peut l’aborder par différentes clés, la politique, la réforme agraire, la révolte des paysans, le goulag, ou par le côté délation avec l’immonde Fou, ou l’amitié entre ces trois hommes, la relation paternelle, la résilience etc….

L’écriture est magnifique elle aussi, avec des références littéraires, un éloge des écrivains de Montaigne à Dostoïevski. Et la dernière partie est géniale ! j’ai fait durer le plaisir, car je n’avais aucune envie d’abandonner les personnages…

Bref, j’ai adoré ce livre, dont la couverture est magnifique, c’est mon coup de cœur de cette rentrée, qui hélas est passé beaucoup trop inaperçu à mon goût. En fait je l’ai découvert en lisant quelques critiques sur babelio et je vous engage vivement à le lire… et comme toujours quand j’adore, je suis dithyrambique mais j’assume !

Je remercie vivement les éditions Fayard et NetGalley qui m’ont permis de lire ce roman !

#UnGentlemanàmoscou #NetGalleyFrance

https://www.fayard.fr/litterature-etrangere/un-gentleman-moscou-9782213704449

 

 

 

L’auteur   

 

Né en 1964 dans la banlieue de Boston, Amor Towles est un romancier américain, diplômé des universités de Yale et de Stanford. Après une carrière dans la finance, il se consacre désormais à l’écriture. Il est l’auteur de deux romans qui ont rencontré un immense succès critique et commercial aux États-Unis, Les Règles du jeu (Albin Michel, 2012) et Un Gentleman à Moscou, tous deux traduits dans une vingtaine de pays. Son premier roman, Les Règles du jeu, a été couronné en France par le prix Fitzgerald.

 

 

Extraits   

 

C’est drôle, songea-t-il, comme il s’apprêtait à abandonner sa suite. Dès notre plus jeune âge, nous apprenons à dire au revoir aux amis et à la famille. Nous accompagnons nos parents et nous frères et sœurs à la gare ; nous rendons visite à nos cousins, nous allons à l’école, entrons au régiment ; nous nous marions, voyageons à l’étranger…

… Mais l’expérience est moins susceptible de nous apprendre à dire adieu à nos biens les plus chers. Et à supposer que cela s’apprenne ? Nous ne voudrions pas de cet apprentissage. Car, en fin de compte, nous accordons plus d’importance à nos biens qu’à nos amis…

 

Reconnaissant qu’un homme devait maîtriser le cours de sa vie s’il ne voulait pas en devenir le jouet, le comte songea qu’il serait avisé de réfléchir à la manière d’atteindre ce but quand on a été condamné à passer sa vie, enfermé.

 

Dans les mains du barbier, les ciseaux évoquaient les entrechats du danseur classique dont les jambes s’entrecroisent pendant le temps de suspension.

 

En Russie, quel que soit le spectacle, tant que le décor a de l’éclat et le ténor de la grandiloquence, il trouvera son public.

 

Resteront à notre homme deux options : braire comme un âne ou trouver le réconfort dans des livres oubliés dénichés dans des librairies oubliées.

 

Pourtant, il arrive que les évènements se déroulent de telle façon que, du jour au lendemain, l’homme déphasé se retrouve où il faut, quand il faut.

 

Une assignation à domicile est une violation claire et nette de votre liberté, certes, mais cela se veut également une humiliation. Si bien que la fierté et le bon sens vous commanderaient plutôt de ne pas marquer l’occasion…

 

Depuis qu’il y a des hommes sur terre, songea le comte, il y a des hommes en exil. Que ce soit dans les tribus primitives ou les sociétés les plus avancées, ils ont invité leurs compatriotes à faire leurs valises, à traverser la frontière et à ne plus jamais poser le pied sur le sol natal. 

 

Tout aussi important est le fait qu’en tenant compte scrupuleusement des jours qui passent l’homme isolé remarque qu’il a enduré une année de souffrances, y a survécu, l’a vaincue. Qu’il ait trouvé la force de persévérer grâce à une détermination inlassable ou par la vertu d’un optimisme téméraire, ces trois cent soixante cinq marques attestent sa ténacité à toute épreuve.

 

Après tout, nos premières impressions, que nous apprennent-elles d’une personne aperçue une minute dans un hôtel ? J’irais plus loin : nos premières impressions nous apprennent-elles quelque chose ? Réponse : pas plus que ce qu’un accord nous apprend de Beethoven, ou un coup de pinceau de Botticelli…

 

Adapté au gobelet en fer-blanc tout autant qu’à la porcelaine de Limoges, le café donne de l’énergie au travailleur à l’aube, calme l’âme songeuse à midi et redonne courage aux désespérés au cœur de la nuit.

 

Parce que les bolcheviques, férocement déterminés à refondre l’avenir dans un moule façonné par leurs propres soins, n’auraient de cesse qu’ils n’arrachent, ne brisent et n’effacent jusqu’aux derniers vestiges de sa Russie à lui.

 

Un peu plus tôt dans la journée, Vassili l’avait informé que le célèbre grand hall bleu et or du Bolchoï avait été repeint en blanc, tandis que dans le quartier de la rue Arbat, la sombre statue de Gogol, œuvre d’Andreïev, avait été retirée de son piédestal et remplacée par une sculpture plus joyeuse représentant Gorki...

 

Comme je vous l’ai déjà dit, les Américains et nous seront les nations dirigeantes de ce siècle parce que nous sommes les seules nations à avoir appris à balayer le passé plutôt que de nous incliner devant lui. Seulement eux ont agi au nom de leur cher individualisme, alors que nous efforts à nous sont on service du bien commun. Ossip, un dirigeant au pouvoir, avec lequel le comte s’entretient régulièrement car celui-ci désire apprendre la culture française, anglaise et enfin américaine

 

Je vois bien que l’idée de table rase n’est pas vraiment nouvelle ici en Russie, et que la destruction d’un beau bâtiment ancien suscite forcément la nostalgie de ce qui n’est plus et l’ivresse de ce qui est à venir. Discussion avec Richard, capitaine américain.

 

… Quand le destin transmet quelque chose à la postérité, il le fait en cachette.

 

Car lorsque la vie empêche un homme de poursuivre ses rêves, il fera tout pour les poursuivre quand même.

 

« Savez-vous que sans l’Anglais l’humanité peut vivre, sans l’allemand elle le peut aussi, sans le Russe elle ne le peut que trop, sans la science elle le peut, sans PAIN aussi, c’est sans la beauté seulement que cela est impossible. Fiodor Dostoïevski : « Les démons » 1872 Mischa a écrit un texte sur le pain imprimé en sauvette et qu’il confie au comte en reprenant des textes de la Genèse jusqu’aux grands auteurs russes

 

« Tu vois ces pierres dans ce désert aride ? Change-les en PAINS et l’humanité accourra sur tes pas, tel un troupeau docile et reconnaissant… Mais tu n’as pas voulu priver l’homme de sa liberté, et tu as refusé, estimant qu’elle était incompatible avec l’obéissance acheté par des PAINS. Fiodor Dostoïevski : « les Frères Karamazov » 1880

 

Car ce qui compte dans la vie, ce n’est pas si oui ou non on va nous applaudir ; non, ce qui compte, c’est si oui ou non nous avons le courage de prendre le risque malgré le caractère incertain de notre victoire.   

 

Lu en novembre 2018

16 réflexions sur “« Un gentleman à Moscou » de Amor Towles

  1. Quel avis enthousiaste en effet ! J’ai laissé ce titre de côté car j’ai lu pas mal de réticences à son sujet, mais tu vas sans doute réussir à me faire changer d’avis ! Sinon, son synopsis me rappelle celui de Mâcher la poussière d’Oscar Coop-Phane, qui ne se passe ni à la même époque ni au même endroit, mais qui débute de la même manière : un riche propriétaire terrien italien est consigné dans une chambre d’hôtel par la mafia après avoir tué un des leurs, et le roman raconte la manière dont il fait peu à peu de cette chambre le centre de son existence. Un excellent roman, d’ailleurs !

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    1. c’est proche en effet, je note ce roman
      je pense que ce gentleman va toucher plus ou moins selon qu’on est ou non russophile, russophone… j’ai vraiment pris un plaisir immense. Il y a des anecdotes savoureuses par exemple lorsque Sasha écoute un enregistrement de Vladimir Horrovitz, (qui a fui l’URSS aussi) à New-York sur un « phonographe miniature » que lui a fourni Richard (l’Américain)

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    1. je suis conquise totalement et j’ai eu un mal fou à rédiger ma chronique, donner envie de le lire sans spoiler, tout un programme idem pour le choix des extraits, j’ai recopier des pages et des pages
      je vais me l’acheter en version papier pour pouvoir m’y promener de temps en temps 🙂

      Aimé par 1 personne

    1. moi non plus je ne connaissais pas l’auteur: en fait j’ai flasher sur la couverture et le titre au départ!
      dans l’hôtel, on a l’impression d’avoir un pied au XIXe et l’autre sous Staline…
      j’ai lu très peu de livres traitant de l’époque de Soso, car il me fait encore plus peur que Hitler, la manière dont il a massacré sons propre peuple.
      En fait, c’est une lecture plutôt joyeuse, on n’est jamais dans la plainte 🙂

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  2. Ping : Blogoclub : Le refuge des cimes, d’Annemarie Schwarzenbach / Et vos lectures | Le livre d'après

  3. Ton enthousiasme fait plaisir à lire. Cependant, j’ai lu un quart du livre puis l’ai abandonné. J’ai d’abord beaucoup aimé le style, les incursions de l’auteur, l’humour, mais au bout d’un moment, je me suis fatiguée, je commençais à m’ennuyer, alors… il m’est tombé des mains…

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