« Le fracas du temps » de Julian Barnes

J’ai beaucoup aimé « Une fille qui danse » de Julian Barnes, alors quand ma bibliothécaire préférée m’a conseillé ce roman biographique, j’ai foncé :

Le fracas du temps de Julian Barnes 

Quatrième de couverture

Ils venaient toujours vous chercher au milieu de la nuit… Alors il avait dit à Nita qu’il passerait ces heures inévitablement sans sommeil sur le palier, près de l’ascenseur. Il attendrait que la porte s’ouvre, qu’un homme en uniforme hoche la tête en le reconnaissant, que des mains se tendent et se referment sur ses poignets. Il s’empresserait de les accompagner, pour les éloigner de l’appartement, de sa femme et de son enfant.

On a beaucoup critiqué les artistes qui ont choisi de cautionner le régime soviétique, qui ont été des « Collabos». Mais on ne doit pas oublier que Staline les surveillait de près. Vous deviez obéir, sinon… Un trait de plume du tyran suffisait à vous condamner à mort, ainsi, parfois, que toute votre famille, et à faire disparaître votre œuvre. Alors quel choix aviez-vous ?

Dans Le fracas du temps, Julian Barnes explore la vie et l’âme d’un très grand créateur qui s’est débattu dans le chaos de son époque, tout en essayant de ne pas renoncer à son art. Que pouvait-il faire ? Et, en corollaire, qu’est-ce que moi, j’aurais fait ? À ces questions cruciales, il y a peut-être des réponses dans ce roman qui raconte une histoire vraie.

 

Ce que j’en pense

« L’art appartient au peuple », cette citation de Lénine est sur tous les frontons…

Comment tuer un homme, musicien reconnu, sans attenter à sa vie, simplement en le persécutant psychologiquement, c’est ce qu’a vécu Dmitri Chostakovitch au temps de l’URSS.

Julian Barnes raconte les interrogatoires menés par Zakrevsky, uniquement parce qu’il a été en contact avec Toukhatchevsky suspecté d’avoir fomenté un « complot contre Staline », telle est la formule consacrée pour éliminer quelqu’un, pourtant héros, maréchal, car il a cessé de plaire au tyran, et au passage, on élimine tous les membres de la famille, les proches, ceux qui lui ont parlé une fois dans leur vie…

Dmitri Chostakovitch préfère attendre dans le couloir, sa valise à la main, pour ne pas être arrêté devant sa famille et être emmené en pyjama à la « Grande Maison » :

« Un de ses cauchemars éveillés persistants était que le NKVD leur prendrait Galya et l’emmènerait – si elle avait de la chance – dans un orphelinat spécial pour les enfants des ennemis de l’Etat. On lui donnerait un nouveau nom et où on ferait d’elle une citoyenne soviétique modèle – un petit tournesol levant son visage vers le grand soleil appelé Staline ». P 27

L’interrogateur change du jour au lendemain, car tombé en disgrâce, lui aussi, éloignant temporairement les soupçons, desserrant un peu l’étau.

Le seul tort de cet homme a été le fait que sa musique ait déplu à Staline : « du fracas en guise de musique » a dit celui-ci qui a assisté à la représentation dans sa loge, caché derrière un rideau, tandis que ses sbires baillaient ou grimaçaient ostensiblement, les musiciens ayant moins bien joué car il était là. Et le lendemain, la phrase faisait la une de « la Pravda »…

Il va devoir apprendre à composer la musique qui plaît au peuple puisque « l’art appartient au peuple », comme si c’était possible, sous la coupe de gens qui n’y connaissent rien ou des musicologues à la botte du régime.

Quand il se rend l’Étranger, il doit lire les discours qu’on a écrit pour lui, démolir Stravinski par exemple, et faire l’apologie du régime. Il ne se laisse pas tenter par l’exil, lors de son passage aux USA car cela retomberait sur sa famille.

On voit la vie de musicien basculer, la peur qui s’installe, on ne l’a pas exécuté certes, mais il aurait préféré la mort physique à cette mort psychologique. Il se trouve lâche, se méprise de plus en plus, sa vie étant devenue un enfer et, peu à peu, il s’en sort par l’ironie. « Il aimait à penser qu’il n’avait pas peur de la mort. C’était la vie qu’il craignait, pas la mort ».

On aurait pu penser que les choses changeraient à la mort de Staline, mais Khrouchtchev ne vaut guère mieux : certes on a dénoncé les purges, rendu leur honneur à certains, mais on est passé « d’un Pouvoir carnivore à un Pouvoir végétarien » comme le dit Anna Akhmatova, on ne tue plus, mais on manipule plus subtilement : Dmitri est obligé de prendre sa carte au parti, alors qu’il avait toujours refusé mais on ne l’aurait pas laissé tranquille…

Une image forte : Chostakovitch demande à une étudiante à qui appartient l’art (la phrase est écrite sur le mur en face d’elle, et affolée elle est incapable de lui répondre, même quand il lui tend la perche en lui demandant ce qu’a dit Lénine à propos de l’art!

J’ai beaucoup aimé ce roman biographique qui envoie un uppercut au lecteur et le fait réfléchir sur le pouvoir, la tyrannie, la persécution morale, l’interdiction de penser par soi-même, devenant l’ombre de lui-même pour survivre et protéger sa famille. Bien-sûr, on peut faire le lien avec les dictateurs actuels qui persécutent toujours autant les dissidents, les méthodes n’ont pas changé…

Je connaissais la chasse aux sorcières contre les écrivains dissidents, ou Noureïev pour la danse, mais pas trop celle exercée contre les musiciens…

Je pourrais parler de ce livre pendant des heures, tant il a suscité d’intérêt, d’émotions, j’ai littéralement vécu avec Dmitri pendant quelques jours, alors j’espère  avoir été assez convaincante pour donner envie de lire ce livre.

 

Extraits

Non, répondit son esprit, rien ne commence juste comme ça, à une certaine date et en un certain lieu. Tout a commencé en plus d’un lieu, et à plus d’un moment, parfois même avant ta naissance, dans des contrées étrangères et, dans l’esprit d’autres gens. P 21

Il était né à Saint-Pétersbourg, avait commencé à grandir à Petrograd, fini de grandir à Leningrad. Ou « Saint-Leninsbourg », comme il lui plaisait parfois de l’appeler. Qu’importait tel ou tel nom. P 22

Il se voyait comme quelqu’un qui éprouvait de fortes émotions qu’il était apte à exprimer. Mais, c’était s’exonérer trop facilement ; c’était encore ne pas être honnête. En réalité, il était un névrosé. Il croyait savoir ce qu’il voulait, il obtenait ce qu’il voulait, il n’en voulait plus, cela s’en allait, il voulait le récupérer. P 45

Récemment, le Pouvoir l’avait humilié, lui avait retiré son gagne-pain, ordonné de se repentir. Le Pouvoir lui avait dit comment il voulait qu’il travaille, comment il voulait qu’il vive. A présent, il insinuait que, à la réflexion, il ne voulait peut-être plus qu’il vive. P 55

Qui pouvait savoir ce que croirait l’avenir ? Nous attendons trop de l’avenir – en espérant qu’il démentira le présent. Et qui pouvait quelle ombre sa mort projetterait sur sa famille. P 60

Dorénavant, il n’y aurait que deux sortes de compositeurs : ceux qui étaient en vie et effrayés et ceux qui étaient morts. P 61

Parce que, si la tyrannie peut être paranoïde, elle n’est pas forcément stupide.  Si elle était stupide, elle ne survivrait pas ; de même que, si elle avait des principes, elle ne survivrait pas. La tyrannie comprenait comment certaines parties – les parties faibles – de la plupart des gens fonctionnaient. P 80

Quand la vérité devenait impossible – parce qu’on risquait une mort immédiate – elle devait être déguisée. Dans la musique folklorique juive, la danse est le déguisement du désespoir. Et, en l’occurrence, le déguisement de la vérité était l’ironie. Parce que l’oreille du despote est rarement assez fine pour l’entendre. P 97

La progression naturelle de la vie humaine est de l’optimisme au pessimisme ; en un sens, l’ironie aide à tempérer le pessimisme, aide à créer un équilibre, une harmonie. P 98

La pureté prolétarienne était aussi importante aux yeux des soviétiques, que l’était la « pureté aryenne » pour les nazis. P 102

Qu’est-ce qui pourrait être opposé au fracas du temps ? Seulement cette musique qui est en nous – la musique de notre être – qui est transformée par certains en vraie musique. Laquelle, au fil des ans, si elle est assez forte et vraie et pure pour recouvrir le fracas du temps, devient le murmure de l’Histoire. P 139

 

Lu en mars 2017

6 réflexions sur “« Le fracas du temps » de Julian Barnes

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