« Le Mage du Kremlin » de Giuliano da Empoli

Cela faisait longtemps que je patientais sur la liste d’attente de la bibliothèque pour avoir accès au roman dont je vous parle aujourd’hui, mais cela en valait vraiment la peine :

Résumé de l’éditeur :

On l’appelait le « mage du Kremlin ». L’énigmatique Vadim Baranov fut metteur en scène puis producteur d’émissions de télé-réalité avant de devenir l’éminence grise de Poutine, dit le Tsar. Après sa démission du poste de conseiller politique, les légendes sur son compte se multiplient, sans que nul puisse démêler le faux du vrai. Jusqu’à ce que, une nuit, il confie son histoire au narrateur de ce livre…


Ce récit nous plonge au cœur du pouvoir russe, où courtisans et oligarques se livrent une guerre de tous les instants. Et où Vadim, devenu le principal spin doctor du régime, transforme un pays entier en un théâtre politique, où il n’est d’autre réalité que l’accomplissement des souhaits du Tsar. Mais Vadim n’est pas un ambitieux comme les autres : entraîné dans les arcanes de plus en plus sombres du système qu’il a contribué à construire, ce poète égaré parmi les loups fera tout pour s’en sortir.


De la guerre en Tchétchénie à la crise ukrainienne, en passant par les Jeux olympiques de Sotchi, Le mage du Kremlin est le grand roman de la Russie contemporaine. Dévoilant les dessous de l’ère Poutine, il offre une sublime méditation sur le pouvoir.


Grand prix du roman de l’Académie Française 2022

Ce que j’en pense :

Ce récit nous plonge dans l’histoire de Vadim Baranov, homme de théâtre à la base, qui va participer à l’accession au trône, pardon au pouvoir de Vladimir Poutine. Vadim menait une vie plutôt tranquille, à l’ombre d’un père, fonctionnaire communiste entièrement dévoué à l’URSS, alors que son grand-père avait plutôt servi le Tsar Nicolas II. Il reçoit l’auteur dans la maison familiale dans laquelle il vit désormais, entouré des livres de son aïeul.

Vadim a été amené à rencontrer Poutine, alors à la tête du FSB, par son ami Berezovski, directeur d’une chaîne de télévision, qui craint la fin de l’ère Eltsine, qui pourrait l’éloigner du pouvoir. Ils décident de convaincre Poutine, de devenir le nouveau premier ministre, l’auréole de Primakov commence à se ternir, et de toute manière personne de sera surpris, Eltsine, changeant de premier ministre tous les mois, voire davantage, selon son taux d’alcoolémie, ou son état physique après un nouvel AVC.

J’ai apprécié comme il se doit la scène dantesque au FSB ex KGB où il fait semblant de se faire prier, convaincre de son destin futur, affirmant que son poste est nettement plus intéressant alors qu’il a déjà pris sa décision au fond de lui, déjà le Tsar pointe sous Volodia…

Vadim va devenir l’éminence grise de Poutine, le nouveau Raspoutine grincent certains politiques gravitant autour du Tsar et raconter la transformation de Poutine, la révélation plutôt car il n’a plus besoin de dissimuler ses opinions, son manque l’empathie, son goût du pouvoir absolu… Tout est bon pour que la Russie redevienne la puissance d’autrefois sur l’échiquier politique. Pour lui, les Occidentaux sont la cause de tout, (et pourquoi pas la CIA derrière Gorbatchev, ou manipulant Eltsine tant qu’on y est!!!). Il n’a jamais pu digérer le fou rire de Clinton lors de sa conférence avec Eltsine et encore moins le fait d’être accueilli à son premier G20 comme une république de seconde zoné : crime de lèse-majesté.

On va revisiter la tragédie du Kourtsk, la manière dont il s’est servi des jeux olympiques de Sotchi pour montrer sa puissance et son taux de testostérone, (tout le monde connaît les photos du Tsar torse nu à cheval, ou pêchant un saumon ou encore ses matches de Hockey avec son ami Loukachenko) à la manière d’un certain Adolf Hitler aux jeux de Berlin, sa vision de l’Ukraine, et comment la remettre au pas quitte à la détruire, les assassinats de ceux qui lui font de l’ombre…

Giuliano da Empoli nous entraine aussi sur les traces des oligarques qui ont fleuri sous l’ère de Boris Eltsine et qui vont tomber en disgrâce les uns après les autres : Khodorkovski, Federovski, Limonov, et l’inspirateur du groupe Wagner tristement célèbre… mais, « en Russie, on se tait ou on s’en va »

J’ai beaucoup aimé ce roman, je connaissais bien la manière dont on était allé le chercher au FSB pensant le manœuvrer comme une marionnette, mais je ne savais pas qui étaient les apprentis sorciers, et je connaissais moins les ficelles du Kremlin, qui fonctionne comme au temps du Tsar, avec les courtisans.

Je me suis toujours méfiée de Vladimir, dès que je l’ai vu pour la première fois sur les écrans, la froideur métallique de son regard ne présageait rien de bon et comme Vadim je l’ai surnommé le Tsar de toutes les Russies dès le début. Sur le plan psychologique il a une personnalité très intéressante comme tous les dictateurs avec lesquels il ne sert à rien de discuter, ils veulent passer en force… J’espère que l’on ne retrouvera pas Vadim Baranov suicidé mystérieusement en se jetant du quatrième étage d’un hôtel, car ce mode de « suicide » est très courant dans l’entourage du Tsar…

Ce livre a reçu le grand prix de l’Académie Française, un prix bien mérité.

9/10

D’origine italienne, Giuliano da Empoli est essayiste et conseiller politique. Son dernier livre, « Les ingénieurs du chaos », consacré aux nouveaux maîtres de la propagande politique, a été traduit en douze langues. « Le mage du Kremlin » est son premier roman.

Extraits :

Il avait démarré trop tôt et maintenant il s’ennuyait. De lui-même surtout. Et du Tsar. Qui lui en revanche ne s’ennuyait jamais. Et s’en rendait compte. Et commençait à le haïr. Quoi ? Je t’ai conduit jusqu’ici et tu as le courage de t’ennuyer ? Il ne faut jamais sous-estimer la nature sentimentale des rapports politiques.

Dans les années vingt, Zamiatine et Staline sont deux artistes d’avant-garde qui rivalisent pour la suprématie. Les forces en présence sont disproportionnées bien sûr ; car le matériau de Staline est la chair et le sang des hommes, sa toile, une nation immense, son public tous les habitants de la planète qui murmurent avec révérence son nom dans des centaines de langues.

Ce que le poète réalise en imagination, le démiurge prétend l’imposer sur la scène de l’histoire mondiale.

Quand on y pense, reprit-il, la première moitié du vingtième siècle n’aura, au fond, été que cela : un affrontement titanesque entre artistes, Staline, Hitler, Churchill. Puis sont arrivés les bureaucrates, car le monde avait besoin de se reposer.

Chez vous, l’argent est essentiel, c’est la base de tout. Ici, je vous assure, ce n’est pas comme ça. Seul le privilège compte en Russie, la proximité du pouvoir. Tout le reste est accessoire. C’était comme ça du temps du tsar et pendant les années communistes encore plus. Le système soviétique était fondé sur le statut. L’argent ne comptait pas. Il y en avait peu en circulation et il était de toute façon inutile.

On n’échappe pas à son destin et celui des Russes est d’être gouvernés par les descendants d’Ivan le Terrible. On peut inventer tout ce qu’on voudra, la révolution prolétaire, le libéralisme effréné, le résultat est toujours le même : au sommet il y a les opritchniki, les chiens de garde du tsar…

Les russes ne sont pas et ne seront jamais comme les Américains. Cela ne leur suffit pas de mettre de l’argent de côté pour s’acheter un lave-vaisselle. Ils veulent faire partie de quelque chose d’unique. Ils sont prêts à se sacrifier pour cela. Nous avons le devoir de leur restituer une perspective qui aille au-delà du prochain versement mensuel pour la voiture. Dixit Berezovski, homme qui s’est plus qu’enrichi sous le règne de Eltsine…

A cette époque, le Tsar n’était pas encore le Tsar ; de ses gestes n’émanait pas l’autorité inflexible qu’ils acquerraient par la suite et, bien que dans son regard on devinât déjà la qualité minérale que nous lui connaissons aujourd’hui, celle-ci était comme voilée par l’effort conscient de la tenir sous contrôle. Cela dit, sa présence transmettait un sentiment de calme…

Je notais pour la première fois la complète indifférence de Poutine à la nourriture, comme il m’arriverait plus tard de constater la parfaite insensibilité du Tsar aux plaisirs qui adoucissent la vie. Comme dit Faust : « qui commande doit trouver son bonheur dans le commandement ».

Le fonctionnaire ascétique s’était soudainement transformé en archange de la mort. C’était la première fois que j’assistais à un phénomène de ce genre. Jamais, même sur les scènes des meilleurs théâtres, je n’avais été témoin d’une transfiguration de ce genre.

Comme touts les grands politiques, il appartient au troisième type (d’acteur) : l’acteur qui se met lui-même en scène, qui n’a pas besoin de jouer parce qu’il est à tel point pénétré par le rôle que l’intrigue de la pièce est devenue son histoire, elle coule dans ses veines…

Disons-le franchement, il n’y a pas de dictateur plus sanguinaire que le peuple ; seule la main sévère mais juste du chef peut en tempérer la fureur…

Ton chef travaillait pour le contre-espionnage. Ce n’est pas la même chose du tout ! Tu sais quelle est la différence ? Que les espions cherchent des informations exactes, c’est leur métier. Le métier des gens du contre-espionnage en revanche est d’être paranoïaques. Voir des complots partout, des traitres, les inventer quand on en a besoin : ils ont été formés comme ça, la paranoïa fait partie de leurs obligations professionnelles.

A ce jeu-là ; vous les Occidentaux êtes les meilleurs. Toute votre vision du monde est fondée sur le désir d’éviter les accidents. De réduire le territoire des incertitudes afin que la raison règne, suprême. Nous au contraire, nous avons compris que le chaos est notre ami, à dire vrai, notre seule possibilité.

J’ai toujours pensé que parmi les choses que la politique a en commun avec la mafia, il y a le fait qu’on ne prend pas sa retraite. On ne peut pas se retirer et mettre à faire quelque chose d’autre.

Ç’a été la même chose dans les autres cas : le colonel, l’avocat, cette célèbre journaliste. Tu le sais parfaitement Vadia, ce n’était pas nous. Nous, nous ne faisons rien : nous créons juste les conditions d’une possibilité.

Que veux-tu que la Russie fasse de deux régions de plus ? On a repris la Crimée parce qu’elle était à nous, mais le but ici est différent. Ici, notre objectif n’est pas la conquête, c’est le chaos. Tout le monde doit voir que la révolution orange a précipité l’Ukraine dans l’anarchie. Quand on commet l’erreur de se confier aux Occidentaux, cela finit ainsi : ceux-ci te laissent tomber à la première difficulté et tu restes tout seul face à un pays détruit.

Lu en janvier 2023

18 réflexions sur “« Le Mage du Kremlin » de Giuliano da Empoli

  1. J’étais certaine que ta chronique serait passionnante à son sujet ! Je suis encore en train de patienter sur liste d’attente. Mais ce n’est pas grave, je sais que je le lirai un jour…Merci pour ce partage et les extraits très intéressants à découvrir.

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    1. ce livre est pris d’assaut, j’ai attendu longtemps et j’étais prête à l’acheter…
      c’est bien écrit et documenté sans être un roman politique
      j’ai suivi le Tsar au début, car je n’aime pas détester sans preuve… je n’ai pas été déçue hélas 🙂

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    1. le récit est très crédible car on peut vérifier et on sait comment fonctionne le Tsar de toute façon…
      le mage est fascinant et assez lucide pour prendre ses distances à temps…
      c’est une lecture instructive et qui tient en haleine quand même 🙂

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    1. il vaut le coup surtout si on s’intéresse à la « réflexion poutinienne révisionniste » et son héros est sympathique ce qui ne gâche rien
      il s’agit d’un roman comme il le précise au départ 😉
      je fais partie du fan club

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