« Le Magicien » de Colm Tóibín

Je vous parle aujourd’hui d’un livre dont la couverture et le thème ont immédiatement attiré mon attention, consacré à un auteur que j’apprécie :

Résumé de l’éditeur :

Une existence hors du commun adossée à une histoire familiale extraordinaire, une œuvre littéraire majeure couronnée par le Prix Nobel, et la traversée de toutes les tragédies politiques de la première moitié du XXème siècle – voilà comment on pourrait résumer la vie de Thomas Mann en quelques mots. La prouesse du Magicien consiste à nous faire vivre de l’intérieur – comme seul le roman peut le faire – cette vie exceptionnelle.

Thomas Mann naît dans une famille de riches bourgeois hanséatiques dont il fera le portrait dans Les Buddenbrook, son premier roman qui fut aussi son premier succès. Mais le déclin de sa famille tout autant que sa quête d’un ailleurs le mène à Munich, où il épouse la riche et fascinante Katia Pringsheim. Avec et grâce à elle, il construit patiemment une œuvre protéiforme en même temps qu’un paravent de vie confortable qui le protège de ses démons : son attirance pour les hommes. Pour ses six enfants nés entre un voyage à Venise et un séjour dans un sanatorium – qui seront transposés dans La Mort à Venise et La Montagne magique – il restera à jamais ce magicien enfermé dans son bureau qu’il est interdit de déranger.

Colm Tóibín raconte avec le même bonheur la naissance de quelques chefs-d’œuvre de la littérature européenne que l’existence d’abord agitée, puis tragique, d’une grande famille, mais il excelle surtout dans l’évocation de la vie intérieure du romancier. Sa mue de grand bourgeois conservateur en intellectuel engagé face à la montée du nazisme, puis dans la douleur de l’exil, est dépeinte avec la même intensité que sa solitude et sa difficulté à être aimé. Heinrich, Klaus et Erika Mann, Christopher Isherwood, Bruno Walter, Alma Mahler et Franklin Delano Roosevelt peuplent la vie du grand écrivain et deviennent ici autant de personnages romanesques. Colm Tóibín entretisse tous ces fils littéraires, intimes, historiques et politiques dans une grande fresque qui se confond avec l’émouvant roman d’une vie : celle d’un génie littéraire et d’un homme seul qu’on appelait le magicien. 

Ce que j’en pense :

On suit la vie de Thomas Mann durant tout ce formidable récit qui s’ouvre en 1891 dans l’austère maison familiale où le patriarche le sénateur règne en maître tant sur son épouse d’origine brésilienne que sur ses enfants.

Il est prévu que Thomas reprenne l’affaire familiale à laquelle il a fait semblant de s’intéresser durant son enfance, alors qu’Heinrich veut devenir écrivain. Quand le pater familias décède, ils s’aperçoivent qu’il a déshérité tout le monde, mis l’entreprise en vente… Adieu la vie bourgeoise aisée. Le tout sous l’œil acerbe de la tante Elisabeth, la sœur du patriarche.

Vus les résultats scolaires de Thomas la famille le fait embaucher dans une compagnie d’assurance mais il préfère écrire des poèmes. Ce que sa mère a permis à Heinrich (une rente mensuelle et le financement de la publication de son premier livre) elle le lui refuse et se réfugie au piano avec Chopin dès qu’il tente d’aborder le problème.

Il finira par obtenir gain de cause, mais cette famille rigide et bourgeoise où il ne sent pas aimé, critiqué par les uns et les autres, dans cette ville bourgeoise de Lübeck, il va finir par lui régler son compte avec « Les Buddenbrock » mais il ne parlera de son projet à personne. Il veut bien montrer ses nouvelles à Heinrich mais c’est tout.

Direction Munich donc, où il fera la connaissance de Katia Pringsheim et son frère Klaus, des jumeaux au caractère fort et provocateur. Il finira par épouser Katia et fonder une famille avec elle, l’attirance pour les corps masculins, l’homosexualité latente, il réussit à les enfouir le plus profondément possible.

On va suivre toute la famille, Thomas, Katia et leur progéniture durant les grandes épreuves de la première guerre mondiale, la ferveur patriotique de l’époque, puis le désastre de la défaite, la révolution de Munich, la montée du nazisme, la nuit de cristal, la nécessité de l’exil car la famille Mann n’est pas bien vue par les nazis, prix Nobel ou non, car les prises de position de Klaus et Erika pro communistes ne peuvent qu’attirer le courroux hitlérien.

Il ne pouvait imaginer, comme beaucoup de ses compatriotes à l’époque, que ceux qu’il considérait comme des « voyous en uniforme » pourraient un jour tenir l’Allemagne sous leurs bottes.

L’idée d’un avenir des nazis dans la politique allemande, sous quelque forme que ce soit, ne valait même pas qu’on s’y attarde. Les nazis avaient surgi de nulle part et ils ne tarderaient pas à disparaître…

Ce sera donc l’exil forcé, la Suisse, les USA, où il sera bien accueilli au départ, dans la mesure il ne s’exprime pas sur la nécessité d’entre en guerre, on l’adule, mais il reste un Allemand et les migrants venus d’Allemagne commencent à lasser le brave peuple (cela n’a guère changé) …

La vie de Thomas Mann est pavée de tragédies, le suicide de ses sœurs Carla et Lula, plus tard les addictions de Klaus… Ses relations avec ses enfants sont houleuses, et il prend constamment le parti de ne rien faire, se réfugier dans son bureau, ou ne pas se prononcer sur les évènements. Aux USA, on peut comprendre car il est surveillé mais il en est de même dans sa vie de famille, ce qui désarme parfois le lecteur.  Force est cependant de reconnaître qu’il en est conscient.

Thomas écrit son journal régulièrement, lui confie ses réflexions sur la société, la politique, mais également sa fascination pour les corps masculins. Il est rangé dans un coffre mais il tremble à la pensée qu’il puisse tomber aux mains des nazis et que ceux-ci l’exploitent pour prouver le caractère dégénéré de l’écrivain (davantage d’ailleurs que ce que pourrait en penser ses lecteurs) et il aura du mal à sauver ce journal qui va servir d’inspiration à Colm Tóibín pour écrire ce récit.

On rencontre aussi des musiciens qui ont fui le régime, l’exubérante Alma Mahler et ses multiples mariages, et son appétence pour les ragots, Schoenberg, Brecht, le chef d’orchestre Bruno Walter, Einstein et beaucoup d’autres …

Deux moments forts dans cette lecture : 1911 Venise où il va regarder Mahler dirigeait les musiciens et une rencontre à l’hôtel va être à l’origine de « Mort à Venise » et la découverte de la récidive de la tuberculose de Katia qui va prendre la direction du sanatorium de Davos durant plusieurs mois, laissant Thomas en prise directe avec ses enfants terribles notamment les aînés Klaus et Erika. Cette période constituera la trame du magnifique roman « La montagne magique ».

Colm Tóibín nous permet de revisiter toute l’histoire de l’Allemagne, la fragilité de l’Unité Allemande, les guerres, la guerre froide qui se met en place mais aussi la culture de ce pays, les particularités de la société protestante marchande austère car Thomas est né en 1875 alors manifester ses fragilités, son homosexualité, sa bisexualité du moins, était impensable. Quand on apprécie une œuvre, il arrive que découvrir la personnalité de son auteur puisse entraîner des désillusions mais j’ai apprécié l’homme que j’ai rencontré avec ses forces et ses faiblesses, même si parfois il m’a quelque peu agacée parfois. Il n’est pas nécessaire d’aimer les livres de Thomas Mann pour apprécier ce pavé de 608 pages car on fait un beau voyage.

J’aime beaucoup Thomas Mann que j’ai découvert avec « Mort à Venise » (lu au moins deux fois) « Tristan » et surtout un immense coup de cœur il y a quelques années pour « La montagne magique » que je voudrais relire dans sa nouvelle traduction. Il faudrait maintenant que je sorte « Les Buddenbrock » de ma liseuse spéciale « classiques ». Cette lecture était donc une évidence pour moi. Par contre j’hésite à me lancer dans « Le Docteur Faustus » car le dodécaphonisme ne m’attire pas du tout.

Un dernier mot : le titre du livre « Le Magicien » est inspiré du fait que Thomas Mann aimait faire des tours de magie devant ses enfants et plus tard ses petits-enfants qui eux-mêmes le surnomment ainsi et il lui convient parfaitement.

Comme Colm Tóibín le précise, dès le départ, il s’agit d’un roman, inspiré du journal de Thomas Mann mais également d’une bibliographie intéressante dont seulement quelques ouvrages ont été traduits en français.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions qui m’ont permis de découvrir ce roman (qui sera je l’espère salué par la critique comme par les lecteurs) et la plume de son auteur dont j’aimerais bien découvrir « Le Maître » consacré à Henry James.

#LeMagicien #NetGalleyFrance !

Colm Tóibín est né en Irlande en 1955. Auteur de dix romans, finaliste du Booker Prize pour Le Maître, son roman biographique consacré à Henry James, le grand public le découvre avec la publication de Brooklyn. L’adaptation cinématographique de ce dernier titre connut un grand succès en 2015 et fut nommé aux Oscars. Il est également l’auteur de plusieurs livres d’essais et de deux recueils de nouvelles.

Extraits :

Le soir, quand le sénateur s’était absenté pour une réunion, ou à l’heure d’aller au lit, quand Thomas et Heinrich étaient en pyjama après les devoirs et le dîner, leur mère leur parlait de son pays natal, le Brésil, un pays si vaste que nul ne savait combien il comptait d’habitants ni quelle pouvait bien être la physionomie de certains d’entre eux ou la langue qu’ils parlaient…

Thomas éprouvait une tristesse lancinante à la pensée que tout le labeur des Mann à Lübeck allait à présent être anéanti. L’ère de la famille était révolue. Où qu’ils aillent dans le monde, les Mann de Lübeck ne seraient plus jamais reconnus comme ils l’avaient été du vivant du Sénateur.

Quelque chose lui apparut alors. Il vit dans son entièreté le roman auquel il songeait depuis un certain temps. Il allait se réinventer lui-même dans le rôle d’un enfant unique et il transformerait sa mère en une riche héritière allemande délicate et musicienne. Il ferait de sa tante Elisabeth une héroïne fantasque. Le héros ne serait pas une personne. Ce serait la firme familiale elle-même…

Mes parents aiment la musique, les livres, la peinture et la compagnie des gens d’esprit, tout comme mes frères et tout comme moi. Il est impossible de réduire tout cela à une religion que nous ne pratiquons même pas. C’est une idée absurde.

Voilà la cause de la guerre (14/18). Et l’Allemagne était devenue puissante non seulement par son armée et son industrie, mais par la conscience approfondie qu’elle avait de son âme singulière, par la sombre intensité de son auto-questionnement.

Mais la nuit précédant l’annonce (du Prix Nobel) il resta éveillé à penser combien il convoitait ce prix et combien cette convoitise constituait à ses yeux un défaut de caractère ; le prix lui apporterait peut-être des lecteurs, mais il lui attirerait aussi des ennuis…

Ce prix équivalait à une condamnation des forces obscures qui menaçaient l’Allemagne… Le prix le marquait encore un peu plus aux yeux des nazis. La forme de culture qu’il représentait depuis la fin de la guerre – bourgeoise, cosmopolite, équilibrée, dépassionnée – était précisément celle qu’ils cherchaient le plus à détruire.

Mais cette soirée à Berlin l’avait alerté, comme rien d’autre jusque-là, sur le fait qu’il n’était pas protégé par son statut de grand écrivain. Il n’était plus autorisé à dire ce qu’il pensait quand il le voulait. Son Allemagne, celle à laquelle il vouait ses séances de lecture, avait perdu sa place centrale.

Thomas perdait peu à peu espoir en une possible chute du régime. Les nazis n’étaient pas comme mes poètes de la révolution de Munich. C’étaient des voyous qui avaient pris le pouvoir sans perdre leur emprise sur la rue.

Peut-être valait-il mieux ne rien faire ? Le temps de se coucher il avait acquis la certitude que c’était le bon parti à prendre. Mais il ignorait si ses motifs étaient purs ou non s’il avait décidé de ne pas agir pour s’éviter des ennuis personnels ou pour des raisons plus valables.

Mais, au-delà de son bureau s’étendait un pays étranger. L’Amérique ne lui appartenait pas, pas plus qu’à Katia ; ils étaient trop vieux pour opérer la transformation. Au lieu de s’adapter à la nouveauté ou d’apprendre à apprécier les vertus du nouveau pays, ils vivaient un deuil.

Thomas fut frappé par la pensée que depuis 1933, il ne lui était pas arrivé une seule fois de s’octroyer la liberté d’être vraiment impoli avec quelqu’un. La difficulté quotidienne de l’exil tenait pour partie à cette obligation permanente de sourire et de ne presque pas parler…

Il avait été trompé par la surface lisse de l’existence, qui lui avait paru provisoirement stable. Il avait mis en garde ses contemporains quant aux intentions de Hitler, mais en dépit de tous les signes qui s’amoncelaient, il n’avait pas imaginé la guerre si proche.

Mais la vérité, à présent, était qu’il n’était plus le bienvenu, et qu’il ne soutenait plus aucune des causes défendues par l’Amérique. S’élever publiquement contre la façon paranoïaque dont le pays se refermait sur lui-même lui donnait peut-être un sentiment de valeur morale, mais c’était une pose, au même titre que toutes celles qu’il avait adoptées au cours de sa vie.

Lu en septembre 2022

20 réflexions sur “« Le Magicien » de Colm Tóibín

  1. Quel plaisir de lire cette magnifique Chronique sur un géant de la littérature, un magicien de la littérature qui m’a tellement enchanté dans Les Buddenbrook, aussi Tonio Kröger et La montagne magique. Et les enfants Erika, Klaus ont également écrits des livres passionnants, sans parler de Heinrich, son frère que je dois découvrir prochainement…

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    1. je suis littéralement sous le charme! et visiblement je ne suis pas la seule!!!
      Il faut que je m’attèle aux « Buddenbrock » qui sont dans ma liseuse mais je me suis laissée déborder par mes envies 🙂 je vais voir si je trouve « Tonio Krüger » …
      est-ce qu’on trouve les livres d’Erika et Klaus en français? Je ne suis pas germanophone et je serais curieuse de découvrir leur style…

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  2. A part « La mort à Venise » et « La montagne magique » je n’ai jamais rien lu de Thomas Mann et ça date en plus. Je crois qu’il faudrait que je les relise à présent avant d’aborder ce récit de Colm Toibin, un auteur que je découvre aujourd’hui avec ta superbe chronique. Merci de nous parler de ce titre, je le note

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    1. je me suis régalée car l’auteur explique la genèse des romans donc les souvenirs de lecture reviennent par exemple on imagine le futur Tazio de « La mort à Venise » quand il évoque une rencontre qui s’est réellement passée et idem pour « La montagne magique » donc il n’est pas vraiment nécessaire de les relire avant .
      Par contre on a une furieuse envie de s’y replonger en refermant le livre et on traverse pratiquement un siècle d’histoire et de culture allemande et c’est passionnant 🙂

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    1. le récit est passionnant et jamais rébarbatif comme peut l’être une biographie, et l’auteur a un rythme assez intense donc on ne s’ennuie pas une seconde et il n’est pas en extase devant Thomas Mann ce qui aurait pu être un bémol…
      je ne m’étais même pas rendue compte du nombre de pages…
      un tableau de la société d’une époque dont on sort en connaissant mieux l’Allemagne de l’époque la culture l’histoire:-)

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    1. ce n’est pas vraiment nécessaire car l’auteur explique bien la genèse de l’œuvre
      j’ai aimé découvrir la personnalité de Thomas Mann et évidemment j’ai hâte de me plonger dans « Les Buddenbrock » qui m’attend depuis des lustres mais j’ai aussi envie de découvrir les livres de ses enfants(même s’ils sont horripilants) car je ne savais rien d’eux… la liste au Père Noël s’allonge 🙂

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