« La supplication » de Svetlana Alexievitch

Sous-titre: Tchernobyl : chronique du monde après l’apocalypse

Je vous parle aujourd’hui d’un livre qui trônait depuis des lustres dans ma PAL, que je m’étais enfin décidée à lire, mais ce ne fut pas simple : alors qu’il était disponible à la bibliothèque, lorsque je suis allée le chercher, il avait mystérieusement disparu : tombé quelque part, pas rendu… Alors pas d’hésitation, j’ai foncé sur une version électronique :

Résumé de l’éditeur :

« Des bribes de conversations me reviennent en mémoire… Quelqu’un m’exhorte : – Vous ne devez pas oublier que ce n’est plus votre mari, l’homme aimé qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination. Vous n’êtes pas suicidaire. Prenez-vous en main !  » Tchernobyl. Ce mot évoque dorénavant une catastrophe écologique majeure. Mais que savons-nous du drame humain, quotidien, qui a suivi l’explosion de la centrale ? Svetlana Alexievitch nous fait entrevoir un monde bouleversant celui des survivants, à qui elle cède la parole.


Des témoignages qui nous font découvrir un univers terrifiant. L’événement prend alors une tout autre dimension. Pour la première fois, écoutons les voix suppliciées de Tchernobyl.

Ce que j’en pense :

Le récit s’ouvre sur le témoignage d’Elena, la femme d’un pilote, dont elle raconte la longue agonie, le transfert vers Moscou, sans vraiment prévenir l’entourage, pour éviter les pleurs, la révolte, le corps qui se désagrège sous l’effet des radiations. Elle est enceinte à ce moment-là et personne n’a pris de précautions, elle l’avait caché pour pouvoir veiller sur son époux. A vingt-cinq ans, à peine, elle va tout perdre.

Pour raconter Tchernobyl, Svetlana Alexievitch a décidé de ne pas raconter l’évènement mais de donner la parole à des témoins : des familles, des liquidateurs, des médecins, physiciens, pompiers, pilotes d’hélicoptères, soldats, enseignants, des gens qui vivaient à côté et de la centrale et qui ont tout perdu et auxquels on n’a rien expliqué. Expliquer, poser des questions, c’était agir contre l’URSS, de la désinformation ou de l’espionnage au profit de l’Occident.

Certains étaient d’ailleurs persuadés qu’il ne n’était rien passé, ou encore, qu’il s’agissait d’un sabotage d’une personne travaillant à la centrale voire de la CIA ou autre… Les détecteurs de radiations, quand il y en avait suffisamment, s’affolaient alors on les mettait de côté.

On est frappé par la manière dont les choses ont été gérées par les autorités : il ne s’était rien passé, du moins rien de grave. Les personnes habitant le village ont été emmenées ailleurs, sommées de laisser tout sur place, mais la radiation ne s’est pas arrêtée à quelques km autour de la centrale. Il fallait retourner la terre, enterrer, ce qui pouvait l’être et… recommencer le lendemain, car les surfaces restaient radioactives. Puis on finit par creuser des trous de plus de cinq mètres pour y enterrer les arbres et les maisons entières.

La catastrophe a eu lieu le 26 avril, et il fallait absolument que le défilé du premier mai ait lieu avec la liesse et faste habituels de même que l’armistice qui est fêté le 9 mai…

Les « volontaires » étaient des conscrits qu’on allait chercher, en les menaçant d’exécution s’ils n’obéissaient pas. On envoyait les physiciens manier la pelle, enterrer tout ce qui pouvait l’être et pour finir, ils devaient aller « nettoyer le toit » : le béton puis le bitume fondaient et ils devaient marcher dessus, emmagasinant encore davantage de radiations.

Notre régiment fut réveillé par le signal d’alarme. On ne nous annonça notre destination qu’à la gare de Biélorussie, à Moscou. Un gars protesta – je crois qu’il venait de Leningrad. On le menaça de cour martiale. Le commandant lui dit, devant les compagnies rassemblées : « Tu iras en prison ou seras fusillé. »

Jeter les légumes, le lait, car les vaches paissaient dans l’herbe contaminée, puis trafic, comment expliquer que les légumes étaient contaminés alors qu’ils étaient si beaux ? Certes, les feuilles de radis ressemblaient à des feuilles de betteraves mais…

Puis sont apparues les malformations chez les animaux, chez les bébés, qui mourraient la plupart du temps, puis plus tard, leucémies, dysfonctionnement de la thyroïde… A ce propos, il y avait bien des pastilles d’iode disponibles, mais elles étaient réservées à une éventuelle guerre nucléaire. On n’avait jamais évoqué la possibilité d’un problème nucléaire lié à une centrale.

L’auteure cite également des réflexions plus générales des témoins sur la vérité, le silence la vie, la mort, etc. Ce qui m’a frappé, c’est le côté fataliste des Russes, de l’homme soviétique, et son patriotisme, son besoin de croire à un destin, à se sacrifier pour son pays.

Nous sommes tous des fatalistes. Nous n’entreprenons rien parce que nous croyons que rien ne peut changer. Notre histoire ? Chaque génération a vécu une guerre… Comment pourrions-nous être différents ? Nous sommes des fatalistes.

Cet essai est remarquable, tout est dit, jamais Svetlana Alexievitch ne se risque à une interprétation, elle note au fur et à mesure les mots de ces témoins qui ont bien voulu venir parler avec elle, parfois seul, d’autres fois à plusieurs tel ce qu’elle appelle le chœur des soldats : liquidateurs, conducteurs pilotes d’hélicoptère, miliciens…et c’est parfois glaçant.

C’est le premier livre de Svetlana Alexievitch , qui a reçu le prix Nobel de Littérature en 2015 que je lis, car je l’avoue, je procrastinais jusqu’à présent, mais l’heure était venue, d’autant plus que Tchernobyl est revenue en fanfare dans l’actualité avec la guerre en Ukraine. De plus, j’ai énormément apprécié la série télévisée « Chernobyl » il y a quelques mois, toutes les planètes étaient donc alignées !

J’espère que ma chronique n’est pas trop dithyrambique, car j’aime un livre, j’ai tendance à devenir intarissable…

Cette lecture vient donc clore, de manière magistrale, ma participation au Challenge « Le mois de l’Europe de l’Est » pour 2022, challenge qui m’a permis cette année encore de faire de belles découvertes ou de retrouver certaines plumes que j’aime.

Petit aparté : Je me rappelle très bien la rage qui m’a envahie lors de la catastrophe de Tchernobyl, devant ce nuage radioactif qui avait respecté les frontières naturelles de la France, grâce à un anticyclone magique qui en fait, comme on l’a su plus tard n’était pas du tout au-dessus de la France et toutes les maladies de la thyroïde qui ont flambé par la suite…

L’auteure :

Née en 1948 en Ukraine, d’un père biélorusse et d’une mère ukrainienne, Svetlana Alexievitch (Светлана Александровна Алексиевич), vit à Minsk. Elle est notamment l’auteur de La guerre n’a pas un visage de femmeDerniers témoins et La Supplication – trois textes rassemblés dans un volume de la collection « Thesaurus » d’Actes Sud. 

La Fin de l’homme rouge (Actes Sud, 2013) a reçu le prix Médicis essai et a été élu meilleur livre de l’année 2013 par le magazine Lire. Elle reçoit le prix Nobel de littérature en 2015.

Extraits :

Le choix s’est avéré difficile, vu le nombre impressionnant de passages surlignés dans ma liseuse :

On se battait, on se griffait. Les soldats – des soldats, déjà – nous repoussaient. Alors un médecin sortit et confirma le départ pour Moscou en avion, mais nous devions leur apporter des vêtements : les leurs avaient brûlé à la centrale. Les autobus ne roulaient plus et nous nous égaillâmes à travers toute la ville en courant. À notre retour, chargées de sacs, l’avion était parti… Ils nous avaient trompées exprès… Pour nous empêcher de crier, de pleurer…

Ce livre ne parle pas de Tchernobyl, mais du monde de Tchernobyl. Justement de ce que nous connaissons peu. De ce dont nous ne connaissons rien. Une histoire manquée : voilà comment j’aurais pu l’intituler. L’évènement en soi – ce qui s’est passé, qui est coupable, combien de tonnes de sable et de béton a-t-il fallu pour ériger le sarcophage au-dessus du trou du diable – ne m’intéressait pas.

Après Tchernobyl, nous vivons dans un monde différent, l’ancien monde n’existe plus. Mais l’homme n’a pas envie de penser à cela, car il n’y a jamais réfléchi. Il a été pris de court.

Un évènement raconté par une seule personne est son destin. Raconté par plusieurs, il devient l’Histoire. Voilà le plus difficile : concilier les deux vérités, la personnelle et la générale.

Si tout le monde était intelligent, il n’y aurait pas eu de sots. La centrale brûlait ? Et alors ? L’incendie est un phénomène temporaire. Personne n’avait peur. Nous ne connaissions pas l’atome…

Sur sa carte médicale, on a noté : « Née avec une pathologie multiple complexe : aplasie de l’anus, aplasie du vagin, aplasie du rein gauche… » C’est ainsi que l’on dit dans le langage scientifique, mais dans la langue de tous les jours, cela signifie : pas de foufoune, pas de derrière et un seul rein…

Personne ne nous disait rien… C’était, semblait-il, l’effet de l’éducation. La notion de danger était uniquement associée à la guerre, alors que là, il s’agissait d’un incendie ordinaire, combattu par des pompiers ordinaires…

Indiscutablement, il se passait quelque chose : même les lilas ne sentaient pas ! Les lilas ! J’ai eu alors le sentiment que tout ce qui m’entourait était faux. Que je me trouvais au milieu d’un décor… Je suis encore incapable de comprendre tout à fait. Je n’ai rien lu de tel nulle part…

J’enseigne la littérature russe à des enfants qui ne ressemblent pas à ceux qui fréquentaient maclasse, il y a dix ans. Ils vont continuellement à des enterrements… On enterre aussi des maisons et des arbres… Lorsqu’on les met en rang, s’ils restent debout quinze ou vingt minutes, ils s’évanouissent, saignent du nez. On ne peut ni les étonner ni les rendre heureux.

Et quoi qu’il arrive, les gens disent que c’est à cause de Tchernobyl. On nous dit : « vous êtes malades parce que vous avez peur. A cause de la peur. De la phobie de la radiation. » Mais, pourquoi les petits enfants sont-ils malades ? Pourquoi meurent-ils ? Ils ne connaissent rein de la peur. Ils ne la comprennent pas encore.

Mais nous avons toujours vécu dans l’horreur et nous savons vivre dans l’horreur. C’est notre milieu naturel. Pour cela, notre peuple est sans égal…

C’est pour le villageois que j’éprouve le plus de pitié. Ils ont été des victimes innocentes, comme les enfants. Parce que Tchernobyl n’a pas été inventé par les paysans. Eux, ils avaient leurs propres relations avec la nature ? Relations de confiance et non de conquête. Ils vivaient comme il y a un siècle, un millénaire, selon les lois de la divine providence…

Le train roule à toute vitesse, mais en guise de machinistes, il est conduit par des cochers de diligence. C’est le destin de la Russie de voyager entre deux cultures. Entre l’atome et la pelle. Et la discipline technologique ? Notre peuple la perçoit comme une violence, comme des fers, des entraves. Il est spontané. Il a toujours rêvé, non de liberté mais d’un manque total de contrôle. Pour nous, la discipline est un instrument de répression…

Il n’y a pas de roman de science-fiction sur Tchernobyl. La réalité est encore plus fantastique…

Ce qu’il faut, c’est répondre à une question : le peuple russe est-il capable de faire une révision globale de toute son histoire, somme l’ont fait les Japonais et les Allemands après la Seconde Guerre Mondiale ? Aurons-nous assez de courage intellectuel ? On ne parle presque pas de cela.

Lu en mars 2022

23 réflexions sur “« La supplication » de Svetlana Alexievitch

    1. il m’a énormément touchée ! et en fait, il n’est pas dur à lire donc pour l’an prochain je vais tenter « La fin de l’homme rouge » ou « Les derniers témoins » (mais il m’a l’air vraiment dur)

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    1. en fait pour moi cela a été l’inverse: vu qu’il se passait des choses pas claires du tout à Tchernobyl avec la guerre, je me suis sentie prête et j’ai été conquise par la méthode de l’auteure
      pour la série, j’ai dû faire une pause après le 2e épisode car c’était dur et après j’ai pu enchaîner, 1 épisode à la fois (1/jour pas plus)

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    1. pour la série je savais à quoi m’attendre sur les comportements de chacun, mais j’étais encore en-dessous de la réalité…
      Le livre est d’une grande puissance, car l’auteure a donné la parole à tout le monde (tout ceux qui le voulaient mais le nombre est important)
      si cela s’était produit avant Gorbatchev cela aurait été l’omerta…
      on ne sait pas vraiment ce qui s’est passé à Tchernobyl quand les Russes l’ont prise durant les bombardements, je crains le pire 🙂

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  1. J’avais adoré ce livre, j’avais bien chouiné d’ailleurs… Quant au fait que les autorités de l’URSS disaient que tout allait bien, ça me rappelle Fukushima où on ne dit pas que tout va bien, mais que tout est sous contrôle… Circulez, y a rien à voir. Il faut qu’on se méfie, ça risque de se reproduire… En tout cas, les témoignages sont poignants.

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  2. Il faudra que je le lise un jour…ces témoignages doivent être bouleversant. Déjà j’ai été fortement impressionné par la série que j’avais regardé à la TVn et là tes extraits sont marquants. Et oui on nous a menti au moment de Tchernobyl et on ne peut pas dire que personne ne savait… depuis je n’ai plus confiance dans nos politiques, c’est très clair pour moi…il y a eu de nombreuses maladies chez nous (et encore davantage dans les pays de l’est sévèrement contaminés), problème de thyroïde chez les jeunes, leucémies et autres…mais bien entendu le lien est difficile à prouver et les infos à ce sujet ne sont pas données au grand jour.
    Merci pour ta chronique

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    1. il se lit facilement car ce ne sont que des témoignages, on se rend compte de ce que ces personnes ont vécu, comment on les a traitées et leur capacité de résilience…
      Les plus durs sont les témoignages des mères dont les enfants vont mourir…
      je l’ai trouvé presque moins dur que la série : l’émotion qu’on ressent n’est pas la même : la colère contre la gestion et l’incurie des gens au pouvoir dans la série alors que dans le livre c’est l’empathie qui prédomine, l’injustice 🙂

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  3. Ping : Mois de l’Europe de l’Est 2022 – le bilan ! – Et si on bouquinait un peu ?

  4. J’aime beaucoup le travail de Svetlana Alexievitch. Ce titre m’avait beaucoup marquée.. « La fin de l’homme rouge » est mon titre préféré, à ce jour, de cette autrice, je l’avais trouvé très émouvant et passionnant..

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    1. j’ai vraiment adoré ce livre, le fait de donner la parole uniquement à des témoins qui ont été sur les lieux (habitants professionnels de tous bords…) est une très bonne idée sinon cela aurait été à la limite du supportable.Certains témoignages remuent énormément…
      Je vais continuer à découvrir son œuvre, notamment « La fin de l’homme rouge »…

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    1. j’ai commencé par celui-ci à cause de la guerre et de la « prise de la centrale de Tchernobyl » par les Russes (qui semblent avoir fait n’importe quoi donc radiations ++) et il est extraordinaire, les témoignages m’ont beaucoup remuée mais il vaut vraiment le coup 🙂

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