« Les démons » de Simon Liberati

Depuis longtemps j’entendais parler, dans les émissions littéraires comme sur les blogs, de Simon Liberati alors j’ai eu envie de tenter l’expérience avec ce livre :

Résumé de l’éditeur :

Dans la somnolence magique de leur domaine familial, Serge, Alexis et Taïné traînent leur désœuvrement. Taïné a la beauté empoisonnée d’un tableau préraphaélite ; Serge est un prince des ténèbres ; quant à Alexis, le plus jeune et le plus fou, il se jette à corps perdu dans l’amour et la provocation. La séduction de leur jeunesse tourne à la cruauté muette. La tragédie frappe cette fratrie en ce printemps 1967, et accélère la bascule vers une époque nouvelle : celle, pop et sensuelle, de la drogue, du plaisir et de la guerre du Viêt Nam.

Après l’accident, Taïné soigne son visage défiguré à New York, où elle croise Truman Capote, l’auteur des De sang-froid, suit Andy Warhol et sa bande, et son amoralité naturelle enflamme une vie nocturne, excentrique, libre.

Donatien, l’ami de la famille aux mains d’assassin, promène son audace chez Paul Morand, Marie Laure de Noailles, Louis Aragon et Elsa Triolet aux ombres frêles, dans un Saint-Germain-des-Prés qui danse et qui jouit.

 Nonchalants et fantasques, ces démons sont de ceux qui sont trop beaux et trop aimés de la fortune. Entre Paris, Cannes et Bangkok, ils rêvent d’écrire ou, à défaut, se contentent d’être des héros.


Un roman d’une ambition rare, mêlant l’intrigue balzacienne à l’hymne pop. L’esthétique de cet univers aussi glamour que brutal est une magnifique métaphore de la capacité ou de l’incapacité à créer.

Ce que j’en pense :

Nous sommes donc en 1966 dans le château de la famille Tcherepakine, famille de l’aristocratie russe, sur le déclin. On a d’abord Serge, l’aîné, brillant étudiant, sa sœur Nathalie surnommée Taïné par leur mère (en référence à un chien qu’elle a beaucoup aimé !) et le petit frère Alexis, dix-sept ans. A cette fratrie est venu s’adjoindre Donatien, dans le rôle du pervers manipulateur. Tous les quatre se sont surnommés « les petits princes des ténèbres ».

Donatien, outre ses magouilles, se prend pour un écrivain, et tente vainement d’écrire quelques phrases par jour, il est persuadé que fréquenter des écrivains va lui ouvrir des portes…

La mère s’est suicidée et le père, surnommé « Chouhibou » occupe un poste de censeur : c’est lui qui accorde les autorisations pour les films (qui censure les scènes qu’il juge trop osées) et le visa éventuel vers le festival de Cannes et il y a encore la grand-mère Odette… tout le monde habite les Rochers.

Il s’agit d’une famille d’oisifs, qui vit plus ou moins de ses rentes, tous les espoirs pour éviter la faillite reposant sur Serge. Mais, un soir de beuverie, celui-ci prend la route au volant de son bolide : excès de vitesse conduite à risque… et c’est l’accident. Serge est mort, la belle Taïné est défigurée. Il va falloir trouver de l’argent pour la chirurgie esthétique aux USA car en France on en est aux balbutiements…

Le décor est planté et on va voyager au cœur de cette famille, aux mœurs plutôt dissolues : le roman commence par une scène incestueuse entre Serge et Taïné et déjà le livre a failli me tomber des mains, mais la curiosité étant éveillée, j’ai continué…

Voyager est le mot qui s’impose car ils nous entraînent au festival de Cannes, où l’on aimerait bien voir Brigitte Bardot (qui snobe ouvertement ledit festival !) et son nouvel amoureux Gunther Sachs, Andy Warhol qui veut présenter son film, on rencontre aussi Truman Capote, on évoque Tennessee Williams…. On croise aussi Aragon et Elsa Triolet et j’en oublie…

Ce roman sulfureux au possible, flirtant avec la pornographie parfois tant les termes sont crus, notamment dans les relations sexuelles tordues de certains, la manière de traiter les femmes, les magouilles de Donatien pour s’approprier le château, ou encore d’autres protagonistes tordus qui nous entraîne en Thaïlande, sur fond de références à « Emmanuelle », le roman plus que le film, la drogue, les antalgiques…

J’ai été tentée plusieurs fois de laisser tomber cette lecture, lisant certains passages en diagonale, mais je voulais voir jusqu’où l’auteur voulait aller. Ce fut d’autant plus difficile que je n’ai éprouvé aucune empathie, pour aucun des personnages, beaucoup déjantés pour moi. Les propos sont souvent grossiers, mais cachent une souffrance, une solitude immense, un côté désabusé, comme si la société ne pouvait plus rien leur apporter et ne leur laissait aucune place.

Je retiendrai une scène cocasse mais tellement emplie de pessimisme et de désillusion : en entendant passer les B-52 de l’armée américaine qui vont jeter des bombes, (personne n’a oublié les brûlures horribles causées par le napalm lors de la guerre), Taïné hurle qu’elle veut se faire « baiser par un de ces avions » ! et nous livre cette réflexion :

« Les B-52 étaient la preuve que l’Amérique n’était pas simplement du côté du mal, comme disaient les étudiants de gauche et tous ces gens que Taïné méprisait, mais ils en étaient la cause. Le mal produisait de la beauté, une beauté agressive qui venait brûler et se brûler dans les jungles d’Asie. »

C’est la première fois que je lis un roman de Simon Liberati et je suis incapable de dire si je l’ai apprécié ou non, tant il est perturbant, notamment la partie qui se déroule en Thaïlande car on est carrément passé à la pédophilie, la prostitution… chacun a la sexualité qu’il veut, cela ne me dérange en rien mais dans la mesure où l’on respecte l’autre. Je ne verrai plus Truman Capote ou même Tennessee Williams de la même façon désormais.

Une expérience que je ne regrette pas, mais que je n’ai pas envie de prolonger, même si les propos sur la littérature sont profonds parfois… envoûtant, comme le dit le résumé de l’éditeur, certes, mais balzacien, c’est exagéré…

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Stock qui m’ont permis de découvrir ce roman ainsi que son auteur dont je n’avais pas encore tenté de découvrir la plume…

6/10

Extraits :

Derrière cette parure, entre les guirlandes de roses rouillées, sous le verre poussiéreux et la fumée bleue d’une cigarette anglaise, un visage, celui qu’une jeune fille blonde, aux yeux gris, aux pommettes de Kirghize, au long cou de vierge maniériste, Nathalie Tcherepakine, que sa mère avait rebaptisés « Taïné » en souvenir d’un chien de Tenerife qu’elle aimait enfant…

Pourtant, Serge était de ces hommes qui donnent aux vêtements qu’ils endossent l’autorité de l’uniforme, on aurait cru un grenadier envoyé en éclaireur par une armée en déroute, il aurait pu y en avoir dix autres cachés dans les fourrés prêts à cerner la serre, à occuper le château, à boire la cave et à brûler les meubles pour se chauffer…

Entre Taïné et lui, ça ne changerait rien d’arrêter ces petits jeux, une forme de masturbation, un peu plus vicieuse voilà tout. Ce genre d’affaire n’était pas rare dans les familles. Peut-être plus à l’âge qu’ils avaient. Mais, ils étaient tous restés des enfants. Une manière de pureté. Il avait honte pour lui, mais peur pour elle. Avec ce mariage raté elle était devenue si nihiliste…

Alexis était le plus drôle des trois Tcherepakine, le plus fou, « pédé comme un phoque » criait-il en classe à l’âge de quinze ans. Donatien s’en servait comme boy…

Donatien était fou de fréquenter ces gens qui ne le prendraient jamais au sérieux. La littérature ne se transmettait pas comme on détourne un héritage. Il fallait rencontrer les écrivains parce qu’ils avaient aimé vos livres et non par snobisme, parce qu’on avait aimé les leurs ou parce qu’ils avaient connu Proust ou des génies qu’on admirait.

Un monde s’effaçait, et dans l’autre il se sentait perdu sans sa sœur et son frère. Isolé par des mœurs infâmes, disait-on encore à l’époque, cette pédérastie qu’il portait fièrement comme un scapulaire, et aussi par un caractère indépendant et secret, il n’était pas dupe de toute la brocante mondaine à quoi Donatien s’accrochait, persuadé que le faubourg Saint-Germain de Proust ou de Cocteau allait rouvrir pour lui.

Depuis une crise mystique survenue vers douze ans, Taïné avait adopté un nihilisme qui lui faisait aimer la religion comme un roman qui vous prend, mais que l’on doit lâcher pour vivre. Et Taïné ne savait pas vivre…

Prenez garde à l’esclavage de l’écriture. L’écriture c’est le bouchon de liège qu’un chat garde toute sa vie au bout de la queue. Alexis découvrit plus tard l’image originale dans Radiguet. Comme les écrivains mystérieux, Capote avait bonne mémoire…

Le plus grand défaut des hommes de lettres, défaut qu’ils partagent avec les actrices, est qu’on ne peut pas vraiment en tomber amoureux. Ils manquent si bien de générosité qu’ils gardent toutes les émotions qu’ils ont ou même celles qu’ils suscitent, pour leur travail.

Aucune faiblesse, elle ne ferait rien de ce qu’on cherchait à lui imposer par la ruse ou la force. Elle ne suivrait que sa tête et cela jusqu’à sa mort. Le libre arbitre serait son seul garde-fou.

Comme tous les gens perdus, les débauchés, il avait une part en lui de vertu orale, l’opposé, une part de pureté, d’intransigeance, le goût de l’étude, de l’exercice, de ce qui s’acquiert difficilement.

Lu en septembre 2020

14 réflexions sur “« Les démons » de Simon Liberati

  1. Zarline Favre

    Je l’avais mis dans ma liste de rentrée, pour enfin découvrir cet auteur. Mais en lisant ton résumé, je ne m’attendais pas du tout à l’histoire que tu décris. Je ne sais plus du coup. C’est parfois intéressant d’être secouée par un livre. Après, si c’est complètement gratuit… A voir!

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  2. Merci pour ta critique très complète et les extraits. Ce livre ne me tente pas du tout, je te l’avoue. J’avais lu de l’auteur « Eva » que j’avais trouvé très « mondain » et n’avait pas du tout apprécié, du coup je passe mon tour j’ai tant à découvrir de cette rentrée littéraire que je vais essayer d’aller à l’essentiel.

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    1. dans celui-ci aussi on est dans le registre mondain (que goûte peu…)
      les vociférations crues et misogynes de Truman Capote m’ont détournée de lui en tant qu’auteur…
      Je voulais en lire un, cela va me suffire, mais détail important, ce livre fait réfléchir sur la manipulation, la cruauté humaine 🙂

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