« L’étoile brisée » de Nadeije Laneyrie-Dagen

Je vous parle aujourd’hui d’un livre qui m’a été proposé par Babelio lors d’une opération « Masse Critique Spéciale » et qui m’a accompagnée pendant près d’un mois, car il fallait que je rende ma copie dans les temps alors que je voulais faire durer le plaisir :

Résumé de l’éditeur :

Dans la Cantabrie du XVe siècle, un massacre antijuif s’annonce. Pour sauver ses deux fils, un couple les envoie sur les routes. Leurs chemins les conduisent à travers l’Europe de la Renaissance, en Afrique du Nord et jusqu’en Amérique. Ils croisent une esclave canarienne devenue la maîtresse puis l’épouse de son maître, un marchand siennois voyageant entre Blois, Séville et Londres, une demoiselle d’honneur aux mœurs assez libres, des ecclésiastiques peu recommandables, et une foule d’individus aussi singuliers qu’émouvants.


L’un devient marin et cartographe, intime d’Amerigo Vespucci — le navigateur dont le nom fut donné au Nouveau Monde —, l’autre médecin de Luther — le réformateur et initiateur du protestantisme — en Allemagne.

Ce que j’en pense :

Septembre 1472, tout semble calme voire paradisiaque dans le petit port de pêche de Santona, comme un paysage de carte postale. Hélas, la situation économique devient précaire et il faut bien trouver un bouc émissaire. Alors, l’antisémitisme gronde de plus en plus dans le royaume de Castille et il faut choisir : se convertir ou l’exil. Shimon Cocia (qui signifie ceinture en hébreu) exige de ses fils Yehia et Yehoyaim de partir et de se convertir au christianisme, de se séparer et continuer chacun la route de son côté sans jamais évoquer leurs racines, ni leur vie d’avant.

Leur mère leur demande quand même de ne jamais oublier qui ils sont et leur confie un morceau de fer en forme de triangle, comme porte-bonheur. Tout à fait insignifiant pour quiconque le trouverait, il s’agit en fait d’une étoile coupée en deux.

L’un s’engage sur un bateau en partance pour ce qu’on appellera plus tard le Nouveau Monde et deviendra cartographe, sous le nom de Juan Cosa, l’autre s’en va à pied sur les route, le plus loin possible, fermement décidé à devenir chirurgien et deviendra Joachim Kossa.

On va suivre le destin des deux frères, dans cette Europe qui brille sous les feux de la Renaissance et dont le destin change, en Espagne pour l’un en Allemagne pour l’autre et revivre toute l’Histoire de l’époque, les avancées géographiques, et scientifiques…

C’est l’époque où Christophe Colomb s’apprête à partir avec ses trois caravelles pour rejoindre l’Inde par l’Ouest, donc on fait la connaissance d’Amerigo Vespucci, qui a dû quitter Venise pour fuir une paternité dérangeante, liée à son côté Don Juan qui papillonne : la mère décède et Lisandra, la petite fille sera confiée à l’adoption à son frère Antonio et son épouse qui ne peuvent pas avoir d’enfant. Amerigo vivra loin, veillera plus ou moins bien sur sa « nièce ».

Mais, à Venise sévit un moine intégriste, Savonarole qui fait régner la terreur, et la famille Vespucci assiste, sur le balcon d’une famille amie, les Liuciardi, à l’exécution. Les Vespucci sont riches, et leurs amis tout autant, ils ont « pignon sur rue » et on va suivre l’évolution des deux familles en parallèle avec la découverte des Canaries, avec Ténériffe, la Hispaniola qui deviendra plus tard Saint Domingue puis de nos jours Haïti. Partout, les habitants vont être massacrés ou vendus comme esclaves.

Parmi les esclaves, il y a une jolie jeune femme surnommée la Guanche qui habitait avec sa famille aux Canaries et Amerigo va la prendre sous son aile et dans son lit pour fonder une famille. Elle sera convertie au catholicisme pour qu’il puisse l’épouser et il conviendra toujours de garder le secret.

L’autre frère, devenu Joachim Kossa, fait des études et devient chirurgien comme il le désirait, et épouse Ursula, la fille de son mentor. Il va côtoyer celui qui deviendra Martin Luther et à travers son histoire, on assiste à la naissance des théories de celui qui n’est encore qu’un moine. Celui-ci deviendra un familier de la maison. Joachim rencontrera aussi un médecin venu de Pologne, le pays de Copernic, avec lequel il aura des échanges savoureux tans sur le plan de la médecine que celui de l’astronomie ou la religion.

On parcourt l’Italie, la Renaissance et ses chefs-d’œuvre, le développement extraordinaire du commerce, la soie, et sur les traces de l’époux de Lisandra, Blois et sa richesse à l’époque glorieuse de François, poussant jusqu’à l’Angleterre pour faire des affaires. C’est aussi le moment où se développe le commerce du tabac, cacao ou encore betteraves sucrières.

L’épopée des deux frères nous permet de suivre toute une période de l’Histoire, de dresser les première cartes du monde car chacun d’eux évolue dans une sphère qui va chambouler l’époque et la différence, l’opposition même qui existe entre les balbutiements de ce qui deviendra le Protestantisme, avec sa rigueur, les prêches orientés de Martin qui fustigent les excès de l’église catholique, son attachement immense à l’argent et le point de non-retour est atteint devant l’affaire des indulgences : payer pour recevoir absolution et bénédiction.

En Allemagne, on baigne dans l’austérité, le devoir, alors qu’en Italie et ailleurs en Europe, tout est axé sur le matérialisme ou le plaisir mais où l’art occupe une grande place.

L’antisémitisme de l’époque est bien étudié par l’auteure et on voit bien que rien n’a changé depuis l’époque, dès que survient une crise ou une épidémie, tout de suite on a besoin d’un coupable et les Juifs sont immédiatement accusés. Ils doivent sans arrêt cacher leur croyance, ce qui peut attirer l’attention de la circoncision au repos du samedi (il faut cuisiner la veille, un plat qui se réchauffe sans problème, quand on a des invités…

J’ai beaucoup aimé suivre cette famille, dans leur vie de tous les jours, dans leur évolution et cette lecture est en tous points passionnantes. On a des étoiles plein les yeux, on apprend des choses sur le commerce de l’époque, des routes d’approvisionnement, sur l’évolution de e la géographie, car dessiner les cartes irritait l’Église au plus haut point, alors qu’elle voulait garder la mainmise sur tout… c’était déjà terrible pour elle d’admettre que le soleil était au centre du monde et non la Terre, il fallait alors prendre des pincettes…

Nadeije Laneyrie-Dagen raconte au passage les difficultés de la médecine de l’époque, la manière dont il fallait tricher pour pouvoir faire des dissections pour étudier le corps humain…

Elle nous propose également un chapitre où l’on visite le camp qui deviendra Camp du drap d’or où aura lieu une célèbre entrevue.

« Dans le bivouac et aux alentours de ce qu’on appelait le Camp d’or ou le Camp du drap d’or, tout le monde parlait politique. La petite histoire et la grande se mêlaient : celle des coucheries royales et celles des alliances qui faisaient le destin des pays. »

L’auteure a découpé son récit en plusieurs périodes (pour suivre la chronologie des évènements historiques de l’époque) qui s’étendent de 1472 à 1525 et dans chacune, on alterne le récit allemand et le récit espagnol-italien-français) permettant d’approfondir ce que l’on veut (la Hispaniola par exemple ou Bartolomé de Las Casas par exemple) et il n’y a pas de préférence accordée à l’un ou à l’autre par l’auteure. Le récit n’est jamais fastidieux même l’exécution de Savonarole…

L’auteure nous propose à la fin des lettres échangées par certains protagonistes dans le plus pur style de l’époque…

Il manque juste un petit quelque chose pour que ce roman ne soit pas un vrai coup de cœur : j’aurais aimé que Nadeije Laneyrie-Dagen laisse une place plus importante à l’Histoire, donne plus de détails sur l’Europe politique, économique de l’époque, les familles régnantes… les vrais pouvoirs, mais je suis bien consciente qu’il aurait fallu 150 ou 200pages de plus alors que ce livre en contient déjà… 742 !

Ce livre m’a beaucoup fait penser à mon livre préféré (saga paraît insuffisant quand il s’agit de cette œuvre !) : Les Rois Maudits, le chef d’œuvre de Maurice Druon, lu et relu et qui est toujours à portée de mains… d’où peut-être ce petit bémol.

Si vous aimez l’Histoire, la Renaissance, la cartographie, l’art, les mœurs de l’époque, le statut des femmes, et la manière dont elles l’utilisaient, il ne faut pas hésiter une seconde, il est tellement passionnant, et bien écrit, qu’une fois immergée dans le récit, on ne peut plus le reposer. Les 742 pages s’avalent, au propre comme au figuré, au début, je dévorais et ensuite je voyais les pages restantes diminuer beaucoup trop vite et comme je n’avais pas envie que cela finisse, j’ai fait durer au maximum malgré la date de 30 jours pour rendre ma copie.

De plus, ce livre est très beau, jolie couverture, belle écriture, donc malgré son poids, je l’ai emporté partout avec moi… 

Un grand merci à Babelio et aux éditions Gallimard, qui m’ont permis de découvrir ce beau roman et son auteure dont je vais suivre les publications…

9/10

L’auteure :

Nadeije Laneyrie Dagen a été élève à l’École Normale Supérieure de Sèvres.
En 1989 elle commence sa carrière universitaire à l’université de Lille III, puis entre 1994 et 2003, elle travaille au sein du département d’histoire de l’ENS. En 2003 elle est professeur d’histoire générale de l’art à l’École nationale supérieure des beaux-arts, et, en 2005, elle est professeur d’histoire de l’art à l’ENS.


Ses objets d’étude portent principalement sur la fin du Moyen Age et la Renaissance, avec un intérêt particulier pour les Flandres et l’Italie.

Extraits :

Ils cherchèrent un peu à comprendre ce que c’était qu’être juif et ce que ce serait de devenir chrétien. Ni l’un ni l’autre n’abordèrent le sujet de Dieu : c’était un trop grand thème et qui leur faisait peur.

Savonarole et ses acolytes ne méritent plus d’être moines. Ils sont retraits du sein de l’Église. Les insignes qu’ils ont reçus lors de leur prise d’habit, il faut qu’on les leur ôte, un à un, dans l’ordre inverse où ils s’en sont vêtus. Peut-être a-t-on fait les choses de façon un peu expéditive, quand même… Pour le sang, c’est qu’on doit racler leurs doigts, parce qu’ils ont béni avec, et mal béni….

Le comptoir tirait ses revenus de l’archipel aux Chiens, les Canaries, au large de l’Afrique, dont la population portait le nom de Guanches.

L’affaire des esclaves ne plaisait pas non plus à Amerigo. Les captifs que Juan vendait avaient la peau blanche, le nez fin et les cheveux presque lisses. Ils ressemblaient à des Européens et non à des Africains. Était-il convenable alors, d’en faire commerce ?

Le mistral, un vent de terre glacial, rendait l’air transparent et pourtant, sous ce grand soleil, Marseille ne lui fit pas une forte impression. Depuis l’eau, les masures des mariniers et des pêcheurs se serraient sur un mont où devaient abonder les rats. Seuls quelques monuments échappaient à la médiocrité….

La table sur laquelle le trio avait mangé resta non desservie, parce que le samedi, Ursula évitait les besognes. Elle qui était chrétienne, baptisée tout enfant, se souvenait que sa grand-mère avait appartenu au peuple d’Israël et qu’elle avait épousé un « vrai juif » comme elle disait. Se tenir tranquille le jour du shabbat était sa manière d’honorer leurs ancêtres à tous deux.

A l’université, un collègue, Jan Solfa, un jeune homme extraordinairement pâle et blond, venait d’une ville Krakow, en Pologne. Il s’y entendait en géographie et en astrologie comme en médecine. Un savant de chez lui, avait-il à Joachim, affirmait que la Terre n’était pas comme le Grec Ptolémée l’avait dit, immobile au milieu de l’univers, mais qu’elle se mouvait sue elle-même et autour du soleil, ce double mouvement expliquant la succession des jours et des saisons.

En Espagne, les marchands étaient mésestimés. Rien à voir avec ce qui se passait en Italie où les banquiers devenaient maitres des villes aussi bien ou mieux que les soldats…

Bartolomé (de Las Casas) avait été ordonné à La Espanola. Cela faisait de lui, dit-il avec fierté, le premier serviteur de Dieu consacré dans les erres nouvelles. Il voulait sauver les Indiens et enseignait aux soldats de se montrer doux avec eux.

C’était comme si le fait d’être fils d’Israël condamnait à tomber sous les coups de meurtriers, qu’on reste où on était qu’on change de religion ou bien qu’on fuie au-delà de la plus grande des mers. La nuit, le médecin se demandait si et comment lui-aussi serait assassiné.

Des corpuscules inconnus, nés de copulations impures, infestaient les Européens. Ou bien les germes qui flottaient dans le ciel avaient profité du brassage des airs pour attaquer les hommes. À moins que les astres, par une conjonction néfaste, n’expliquent la maladie et sa brutalité. L’hypothèse d’un châtiment reviendrait le plus souvent.

Les Arabes appelaient ce marché badistan : c’était un lieu horrible et, la plupart du temps, il évitait d’y aller, tant il haïssait voir ces hommes, ces femmes et quelquefois, ces enfants razziés, mis aux enchères comme les bêtes d’un troupeau…

Il repensa à ce Leonardo. Si l’Italien ne se trompait pas, si le soleil déterminait la vie et que le corps humain était fait avec des matériaux de la Terre, alors Solfa avait encore raison : l’idée d’un Dieu n’était plus indispensable. Cette idée foudroya Joachim : ce Dieu pour lequel on se battait et on se détestait, chrétiens, contre juifs, gens de l’islam contre les autres, catholiques de Rome contre réformateurs allemands…

Lu en juillet-août 2021

19 réflexions sur “« L’étoile brisée » de Nadeije Laneyrie-Dagen

    1. je pense que tu vas te régaler, je connais ton amour pour le Moyen-âge et la Renaissance…
      on se promène partout, au rythme des évènements historiques, des avancées de la science ou de la mainmise de la religion à cette époque;
      en plus la lecture est tellement prenante qu’on tourne les pages sans se préoccuper du côté pavé 🙂

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    1. j’aime ce genre de récit, et l’auteure maîtrise bien la période dans tous les sens du terme, donc les héros qu’elle a choisi sont bien campés, crédibles comme une photographie du commerçant de l’époque,ou du cartographe avec ce que l’on savait à l’époque tout s’entremêle très bien, on n’est jamais dans la caricature ou la romance…
      Conquise vraiment 🙂

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    1. c’est tellement bien écrit et la manière dont l’auteure intrique la petite histoire dans la grande est géniale, elle est historienne et cela se sent.
      Du coup je livre se lit aussi intensément qu’un polar donc il ne faut pas se laisser impressionner par le nombre de pages 🙂

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  1. Le nombre de pages n’est pas un problème pour moi si l’histoire et l’écriture sont au rendez-vous (en ce moment je collectionne les pavés avec délice). Je verrai car s’il n’y a pas comme tu le dis le comptant d’histoire et que le romanesque prévaut je ne suis pas sûre d’y adhérer 🙂 On verra 🙂

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    1. l’auteure est historienne donc elle connaît chaque métier,chaque statut social ou familiale des gens de l’époque, donc pas de romance. Les 2 héros sont des prototypes de leur communauté à l’époque.
      J’aurais aimé qu’elle parle encore plus des Medicis,Vespucci car l’Italie me fascine et Venise, Sienne… à l’époque parce que j’aime cette période.
      elle aborde moins le contexte allemand au niveau historique et comme je suis moins à l’aise j’aurais aimé plus… il faudrait que je creuse un peu toutes les théories de Martin Luther: l’auteure évoque son chemin de vie moins sa pensée profonde…
      Il fallait bien que je trouve un petit bémol car elle aurait été au même niveau que « Les Rois maudits » et il y a un nuance quand même.
      Il ferait une belle adaptation aussi à l TV 🙂

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    1. il est riche sur tous les points de vue l’auteure dresse un tableau de la société européenne mais aussi les conséquences de la découverte du Nouveau Monde.
      C’est un beau voyage, et je n’avais pas du tout envie de quitter le navire…
      Elle écrit très bien donc on ne se lasse pas et le nombre de pages (qui m’a un peu inquiétée au début) s’oublie j’ai fini par le lire de manière addictive, tant j’étais plongée dans l’histoire la petite et la grande…
      Je vais voir ce qu’elle a publié en Histoire, même un essai je prends 🙂

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    1. elle écrit vraiment bien et elle transmet au passage sa passion pour ce sujet qu’elle possède sur le bout des doigts…
      Je n’avais pas envie que ce livre finisse… Tous les personnages sont bien étudies, une photographie d’un homme ou une femme et de son métier à l’époque 🙂
      j’espère qu’elle va nous en proposer d’autres 🙂

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