« Civilizations » de Laurent Binet

Je vous parle aujourd’hui d’un livre dont la lecture m’a pris du temps, il fallait assimiler les noms Incas, faire appel aux souvenirs de l’Histoire des deux camps.

 

 

Résumé de l’éditeur :

 

Vers l’an mille : la fille d’Erik le Rouge met cap au sud.
1492 : Colomb ne découvre pas l’Amérique.
1531 : les Incas envahissent l’Europe.

À quelles conditions ce qui a été aurait-il pu ne pas être ?
Il a manqué trois choses aux Indiens pour résister aux conquistadors. Donnez-leur le cheval, le fer, les anticorps, et toute l’histoire du monde est à refaire.

Civilizations est le roman de cette hypothèse : Atahualpa débarque dans l’Europe de Charles Quint. Pour y trouver quoi ?
L’Inquisition espagnole, la Réforme de Luther, le capitalisme naissant. Le prodige de l’imprimerie, et ses feuilles qui parlent. Des monarchies exténuées par leurs guerres sans fin, sous la menace constante des Turcs. Une mer infestée de pirates. Un continent déchiré par les querelles religieuses et dynastiques.
Mais surtout, des populations brimées, affamées, au bord du soulèvement, juifs de Tolède, maures de Grenade, paysans allemands : des alliés.

De Cuzco à Aix-la-Chapelle, et jusqu’à la bataille de Lépante, voici le récit de la mondialisation renversée, telle qu’au fond, il s’en fallut d’un rien pour qu’elle l’emporte, et devienne réalité.

 

Ce que j’en pense

 

Une idée brillante ! on refait l’Histoire en partant de trois postulats :  les Incas ont été vaincus par les envahisseurs venus d’Europe car ils n’étaient pas immunisés contre toutes les infectieuses apportés dans les « cales et les corps » des marins, donc des morts en masse.

Ils ne possédaient pas de chevaux, ni les techniques maîtrisées par les colonisateurs. Donc impossible de lutter…

Première idée de génie : les Vikings ont débarqué quelques siècles auparavant et ont permis une sélection naturelle : une partie les Incas se sont immunisés naturellement contre certaines maladies infectieuses et qui dit anticorps dit résistance à l’arrivée des miasmes des colonisateurs, donc exit l’hécatombe et l’infériorité numérique.

De plus, guerre fratricide entre deux frères descendants du Soleil : Huascar et Atahualpa. Acculé à la défaite, ce dernier s’enfuit avec ses hommes au bord du dernier bateau (et oui, ils étaient tellement en retard sur la science européenne qu’ils ne savaient pas fabriquer et encore moins maitriser les navires!

Atahualpa aépousé une princesse cubaine Higuénamota qui va jouer un rôle important dans sa conquête et lui servir souvent d’ambassadrice, d’égérie… il s’est entouré de conseillers aux noms tous aussi imprononçables tel Chalco Chimac,  Quizquiz…

Poussés par des vents favorables (cela tient à si peu de chose une découverte et un effet papillon !) Atahualpa et ses hommes débarquent à Lisbonne puis dans l’Espagne de l’Inquisition, où l’on exécute à tour de bras tout ce qui ne pense pas catholique pur et dur. Il assiste horrifié aux scènes où les gens sont brûlés vifs.

Comment faire pour s’installer et mettre en place le culte du Soleil à ces croyants obtus qui vénèrent un « Dieu cloué » pour reprendre son expression ? S’allier à ceux que l’on persécute : « morisques », juifs, mettre en place sa propre lignée en épousant des reines ou princesses (ils sont tous cousins entre eux, même s’ils se font la guerre…)

Une invention de génie permet à Atahualpa de lire « Le prince » de Machiavel et il va s’en inspirer pour mettre en place ce qui ressemble beaucoup au premier régime socialiste : laisser les paysans profiter de la terre qu’ils cultivent au lieu d’être rançonnés par les Seigneurs qui ont besoin de toujours plus taxer les pauvres pour faire des guerres…

Atahualpa comprend aussi très vite qu’il faut produire pour se nourrir, favoriser le commerce (on dirait de nos jours équitable) donc il établira des liens avec toutes les dynasties en place pour les réformer…

On va croiser ainsi Charles Quint, François Ier, Luther qui veut imposer sa religion et à qui on va réserver un sort impressionnant, sans oublier un personnage extraordinaire : Hassan al-Wazzan alias Léon l’Africain qui m’a toujours fascinée et que j’ai découvert grâce au roman magnifique d’Amin Maalouf que j’ai lu au moins deux fois…

Quelle belle revanche sur Pizzaro et Cortes, héros tristement célèbres de la conquête du Nouveau Monde !

On fait beaucoup d’autres rencontres et la dernière partie est excellente mais je n’en dirai rien pour ne pas divulgâcher… (j’adore ce mot, tellement plus beau, mystérieux et savoureux que « spoiler »

Ce livre, une uchronie, est excellent car il repose sur les solides connaissances de Laurent Binet sur Christophe Colomb, les cultures amérindiennes, mais aussi l’histoire de l’Europe. L’imagination marche si les bases sont solides au niveau culturel et historique.

Cela m’a un peu gênée au début de ma lecture, car je me suis peu documentée sur « la découverte des Amériques » parce que pour moi, Christophe Colomb a sur les mains le sang des Amérindiens, premier génocide qui mériterait d’être reconnu par les Ricains mais à l’ère du trumpisme flamboyant, (j’allais écrire triomphant mais flamboyant convient mieux, plus adapté à la chevelure du maître de l’univers), on en est loin.

Cela a failli me coûter cher, m’empêchant de savourer pleinement ce roman. En fait j’exagère un peu, je ne suis pas aussi ignare que je le prétends et ce livre m’a rappelé un ouvrage qui m’avait passionnée à l’époque : « 1492 » de Jacques Attali. Il m’a donné une furieuse envie de m’y replonger.

 J’ai fait une pause dans ma lecture pour aller réviser un peu et cela m’a permis de savourer pleinement chaque instant, chaque phrase… C’est une lecture qui se mérite, il faut prendre son temps. J’en suis sortie d’ailleurs avec une envie folle d’aller explorer la civilisation Inca…

L’écriture de Laurent Binet est superbe, on peut s’immerger dans le passé simple, l’imparfait du subjonctif avec délectation. Et dire que « La septième fonction du langage attend toujours dans ma PAL…

Bref, vous avez compris ce roman est un coup de cœur, je pourrais en parler pendant des heures,  et bingo, il vient de recevoir le grand prix de l’Académie Française !

Un immense merci à NetGalley et aux éditions Grasset qui m’ont permis de lire cette pépite. Je vais acheter la version papier pour le plaisir de me replonger dans cette belle fresque historique….

#Civilizations #NetGalleyFrance

coeur-rouge-

 

Étant donné qu’on ne peut pas diffuser des photos Atahualpa sous peine de poursuites, je fais un petit clin d’oeil à un musicien célèbre Atahualpa Yupanqui

 

 

 

Extraits

 

Ici, comme en tous lieux que j’ai découverts et que j’espère découvrir avant mon retour en Castille, je dis que toute la Chrétienté trouvera grand négoce, et spécialement l’Espagne à qui tout doit être soumis.

 

Ils atteignirent la mer et surent que l’île était une bande étroite qu’on pouvait traverser dans sa largeur en quelques jours. Ils n’avaient pas pénétré ce territoire en conquérants mais en fugitifs et cela, assurément, ne fut pas sans conséquence sur le sort de Cuba et du monde.

 

Les sacrifices humains n’étaient pas étrangers aux Incas. Pourtant nous savons qu’Atahualpa, même s’il n’ne voulut rien laisser paraitre, fut choqué par le spectacle des corps qui se tordaient en se consumant, et par les cris des suppliciés.

 

Il voulut leur expliquer qu’un dieu qui exigeait qu’on brûlât des hommes vivants, quel qu’ait pu être leur crime, était un dieu mauvais, car le corps des morts devait être conservé afin qu’ils puissent continuer à vivre après la mort, et qu’un tel dieu ne méritait pas qu’on l’adore. 

 

Au sud, proche de l’Espagne mais séparée d’elle par la mer, il y avait une région qui semblait l’objet de toutes les convoitises, l’Italie, terrain de guerres perpétuelles, où vivait le chef des tondus, représentant sur terre du dieu cloué. Le grand rival de Charles (Quint) pour la suprématie du Nouveau Monde était le roi d’un pays qui coupait son empire en deux, la France, dont le territoire lui-même était menacé par une île du Nord, l’Angleterre…

 

Atahualpa reçut un très jeune homme en provenance de Florence, la ville de l’amauta Machiavel qu’il avait étudié à Salamanque. Le jeune homme se faisait appeler Lorenzino, il était issu d’une grande famille, les Médicis…

 

Un amauta, arrivé lui aussi d’Augsbourg, vint l’entretenir de la présence réelle du dieu cloué lors des cérémonies religieuses impliquant de boire du breuvage noir et de manger du pain. Il s’appelait Mélanchthon et portait un chapeau plat en tissu noir…

 

Isabelle, anéantie par le mort de son fils, n’eut pas la force de repousser une seconde fois la demande d’Atahualpa ; ainsi la veuve de Charles Quint devint-elle son épouse secondaire.

 

« Rien ne fait autant estimer un prince que ne le font les grandes entreprises, et de donner de soi des exemples exceptionnels » disait Machiavel dans les feuilles qui parlent. (les livres)

 

Atahualpa buvait les mots de ce Machiavel parce qu’il lui semblait qu’ils racontaient son histoire à travers celle d’un autre.

 

Le pape lui-même lui dépêcha son géographe personnel, un Maure converti du nom d’Hassan al-Wazzan, qu’on appelait Léon l’Africain pour sa grande connaissance du monde mahométisant.

 

Pour les Espagnols, Atahualpa était désormais le « conquistador ». Pour les Maures, le libérateur…

 

Cependant, en Allemagne qui préparait le sacre de Ferdinand continuait à se déchirer… On jugeait que l’Église romaine avait suffisamment profité de la crédulité des pauvres gens et que si le corps du dieu cloué était contenu dans une galette de sel ou dans un bout de pain, ce bout de pain n’en restait pas moins un bout de pain.

 

Pourquoi avoir donné le libre arbitre aux hommes, si c’est pour leur permettre de faire le mal ?

 

Lu en septembre octobre 2019

 

CHALLENGE 1% 2019

17 réflexions sur “« Civilizations » de Laurent Binet

    1. il réussit très bien dans l’exercice!
      la 1e partie m’a posé des problèmes,j’ai révisé mes notions historiques (la civilisation Inca surtout et la vraie histoire de Atahualpa ,
      un fois que j’ai compris la démarche j’y suis allée à fond

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  1. J’avais beaucoup aimé La septième fonction (n’hésite pas!) et me suis lancée de confiance dans ce Civilizations. Las! Après un chouette départ, à partir d’une excellente idée, je me suis ennuyée, ai arrêté page 130/140, rapidement feuilleté le reste, et voilà. Désolée!

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    1. pour moi, cela a été l’inverse c’est le début qui m’a fai renâcler j’ai failli lâcher, j’ai fait des recherches , lu un autre roman en attendant et après j’ai dévoré…
      il faut aimé et connaître l’Histoire pour apprécier vraiment ce roman passionnant et bien écrit…

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    1. Un conseil prends ton temps au début, le temps pour assimiler tous les noms(les Incas ont des noms difficiles à retenir en ce qui me concerne) une fois qu’on a compris où il voulait en venir c’est magistral…
      au début je ne voyais pas pourquoi il s’intéressait aux Vikings (partie la moins passionnante pour moi) après eurêka c’est un boulevard

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    1. Il y des scènes superbes les mariages aussi sont savoureux!
      par contre j’ai mis du temps à comprendre qui était Domenicos Theotokopoulos, je cherchais dans le domaine de la littérature avant que cela ne fasse tilt car je n’imaginais pas El Greco aussi rigide…
      côté émotion je pense que c’est voulu, il est resté dans le style de l’époque…
      Je vais m’acheter la version papier car j’aime bien retourner en arrière ou relire des chapitres qui m’ont vraiment plu et la liseuse pour cela c’est compliqué donc frustrant 🙂

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      1. Oui tu as raison, j’aime bien m’acheter la version papier quand j’ai adoré un livre. Je ne regrette pas l’achat de ma liseuse, c’est chouette. Et puis on a babelio et netgalley pour se faire plaisir !🙂
        Et bien tu m’as aidé sur ce coup car je n’avais pas pensé à El Greco pour ce personnage. 🙂

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