« Le Baiser » de Sophie Brocas

Encore un petit détour dans le domaine de l’art, particulièrement la sculpture,  aujourd’hui avec ce livre:

 

 

 

Résumé de l’éditeur :

 

Camille a toujours exercé son métier d’avocate avec sérieux, mais sans grande passion. Jusqu’au jour où on lui confie une affaire inhabituelle : identifier le propriétaire d’une sculpture de Brancusi, Le Baiser, scellée sur la tombe d’une inconnue au cimetière du Montparnasse. Pour déterminer à qui appartient cette œuvre, il lui faudra suivre la destinée d’une jeune exilée russe qui a trouvé refuge à Paris en 1910. En rupture avec sa famille, Tania s’est liée à l’avant-garde artistique et a fait la rencontre d’un sculpteur roumain, Constantin Brancusi. Avec lui elle découvre la vie de bohème. Cent ans plus tard, élucider les raisons de sa mort devient pour Camille un combat personnel : rendre sa dignité à une femme libre, injustement mise au ban de la société. Avec ce portrait vibrant de deux femmes en quête de justice et d’indépendance, Le Baiser questionne aussi le statut des œuvres d’art, éternelles propriétés marchandes, qui sont pourtant le patrimoine commun de l’humanité.

 

 

Ce que j’en pense

 

L’auteure nous prévient : elle a créé une œuvre imaginaire sans lien avec la réalité ! Et pourtant ce récit va nous transporter…

Au centre de l’histoire, on a une sculpture de Constantin Brancusi, « Le Baiser », que l’artiste a sculptée en 1910, pour la placer au cimetière Montparnasse, sur la tombe de Tatiana Rachewskaïa, jeune aristocrate russe, née à Kiev le 6 avril 1887, en exil à Paris,  qui s’est tragiquement suicidée.

Le récit alterne d’un côté le journal de Tatiana, alias Tania, ses études de médecine, son travail avec un médecin roumain qui la présente à Brancusi, dont elle devient le modèle, et dont elle tombe amoureuse et de l’autre, en 2017, l’histoire d’une avocate, Camille Ravani, bien intégrée dans un cabinet très côté, où elle gagne bien sa vie, quitte à perdre de vue l’essentiel. Son voisin, directeur des cimetières de la Ville de Paris, lui demande de s’intéresser à une sculpture, qu’un acquéreur récent de la tombe veut desceller, car Brancusi a la côte… Des millions sont en jeu…

Tania a suivi la révolte des ouvriers, des paysans, en 1905. Elle a participé à la manifestation de janvier 1905, le tristement fameux dimanche rouge, où la troupe a chargé, et un homme s’est écroulé devant elle pour mourir entre ses bras. Sa mère a préféré l’envoyer à Paris, car elle était trop proche des idées révolutionnaires, alors que toute sa famille voue un culte sans faille au Tsar, Nicolas II, représentant de Dieu sur terre !

« Maman savait très bien que cette tante venimeuse me chaperonnerait de près lorsqu’elle m’a expédiée à Paris. »

Tania s’intéresse aux droits de la femme, aux féministes de l’époque, aux ouvriers qui souffrent, dans des conditions inhumaines. Sa tante, chaperon rigide qui la met pratiquement sous clef, veut lui trouver un mari, car le destin d’une jeune aristocrate est fixé d’avance : un beau mariage, puis tenir la maison, s’occuper des enfants… Très loin donc des aspirations de la jeune femme.

Tania va donc mentir, pour rencontrer ses amis russes de la faculté, son amie Marthe, ou Brancusi qui lui, est marié avec son art. Y a-t-il vraiment une place pour elle dans la vie de cet homme ? Est-il amoureux d’elle ou la considère-t-il seulement comme sa muse?

Camille, dont le vrai prénom est Venus (on imagine les moqueries à l’école !), a un travail, elle est indépendante financièrement, mais seule, et tient son corps à distance, avec ses tenues austères, et son éternelle queue de cheval. Ce dossier va lui faire prendre conscience de ce qu’elle veut vraiment. En 2017, elle n’est guère plus libre que Tania, ce ne sont pas les mêmes verrous, ils sont plus psychologiques, mais leurs histoires se répondent.

Elle ne va pas hésiter, prendre des jours de congés, (choquant dans ce cabinet où l’on ne pense qu’au travail!) pour aller visiter, le cimetière, rencontrer les personnes qu’il faut au Ministère, se rendre au Maroc ou en Roumanie à la recherche de ceux qui veulent récupérer à tout prix cette sculpture…

Brancusi ne nous apparaît pas sous son meilleur jour, il vit pour son art, est marié à la sculpture, et n’a pas forcément envie d’être adulte, alors qu’il est plus âgé que Tania. On rencontre ses amis, le Douanier Rousseau, Matisse, Erik Satie, Modigliani, Man Ray, Soutine, entre autres, le milieu artistique de ce début de XXe siècle qui est passionnant, foisonnant d’idées.

J’aime assez son travail, même s’il n’est pas un de mes artistes préférés. J’aurais bien aimé aller voir cette sculpture sur la tombe de Tania, mais elle est entièrement recouverte, inaccessible au passant, car il y a vraiment un litige à son sujet : Brancusi a légué son œuvre à la France, ce qui n’est pas du goût de la Roumanie…

Sophie Brocas évoque aussi l’art, en lui-même : à qui appartient une sculpture ? doit-on la protéger ? Qu’en est-il de la création ? Surtout quand elle tombe dans le domaine public ?

« Car l’œuvre d’art, dès lors qu’elle est originale, est considérée comme le réceptacle, le tabernacle, le creuset de la personnalité de l’auteur. Cette parcelle créatrice exprimée par l’artiste vient se ficher, s’abriter, s’encastrer dans l’œuvre. Voilà pourquoi celle-ci mérite d’être protégée. »

Ce roman m’a beaucoup plu, car on baigne dans l’univers artistique, le statut de la femme alors qu’un siècle sépare Tania de Camille, la quête de la liberté. J’avoue une nette préférence pour Tania, car je retrouve en elle les destins de ces émigrés russes qui me plaisent tant, et surtout, elle me fait penser à Anna Karénine, le roman de Tolstoï que j’adore, dans ses questionnements, son choix de quitter un milieu sécurisant mais qui lui pèse.

Cerise sur le gâteau : Tolstoï est le grand-oncle de Tania, pestiféré, car sa famille ne lui pardonne pas ses idées, il est un traître à son milieu d’origine ! On note aussi dans la famille de Camille, un oncle artiste qui a refusé d’hériter de la ferme pour se consacrer à son art !

Bonne pioche encore avec ce roman découvert grâce à NetGalley et aux éditions Julliard !

#LeBaiser #NetGalleyFrance

 

 

Pour en savoir plus:

 

Sur l’histoire de Tatiana:

https://www.lexpress.fr/actualite/brancusi-la-suicidee-le-baiser-et-les-millions_2055484.html

 

Sur l’histoire de la sculpture:

http://www.lefigaro.fr/culture/encheres/2019/02/13/03016-20190213ARTFIG00163-brancusi-le-baiser-du-cimetiere-montparnasse-va-t-il-enfin-etre-vendu-aux-encheres.php

 

 

Extraits

 

 

Qu’est-ce que l’ordre de Tante ?

La dévotion au Tsar et à Dieu qui l’a choisi. L’admiration révérencieuse de la maison des Romanov. Que certains d’entre eux soient des fous ou même des vicieux, qu’importe, pourvu qu’ils soient nés Romanov.

 

Je ne veux pas de cette libération. Je refuse ce marchandage. Jamais, je n’accepterai de passe de la tutelle de Tante à celle d’un mari. Je ferai, quoi qu’il m’en coûte, un mariage d’amour ou je resterai sans bague au doigt, frappée de l’infamie des vieilles filles. Je l’ai juré.

 

Pour la petite fille que j’étais, ce grand-oncle était un scandale. Dans les récits de Maman, il formait une tache honteuse sur la réputation de notre clan.

 

Pour elle, il n’y avait rien à faire : s’appeler Vénus lorsqu’on se croit passive comme un cheval de trait, cela n’évoquerait jamais la splendeur, le charme, l’harmonie.

 

Ainsi donc, elle détestait son prénom au point de l’avoir renié. Elle s’en était accordé un autre, plus conforme à l’idée qu’elle faisait d’elle-même : Camille.

Camille, un prénom indéfini, mi-homme, mi-femme, qu’elle trouvait à la fois distingué et décontracté. Elle-même avait oublié d’où lui était venu cette invention.

 

Camille réalisa alors l’exil auquel on avait condamné Tatiana, rejetée dans le coin le plus septentrional du cimetière. Était-ce dû à l’infamie de son suicide ? était-ce par honte de cette sépulture ? Camille n’aima pas ce bannissement.

 

Ce sont les mesures antijuives adoptées par le Tsar et le numerus clausus des universités russes qui auraient poussé tant de jeunes aristocrates à se réfugier ici.

 

J’ai levé un voile et, désormais, je contemple d’un regard enfin affranchi la totalité de la puissante machination sociale par laquelle les hommes qui fabriquent la loi, défendent les traditions qui se lèguent de génération en génération, assignent une place et un rôle à chacun. Je vois enfin tout ce qui conspire pour tenir les femmes au foyer.

 

Ce ne sont pas les larmes de l’orphelin qu’il veut montrer, c’est donner à comprendre la douleur de son âme. Ce n’est pas la plume soyeuse de l’oiseau qu’il veut représenter, c’est la liberté de son vol. Ce n’est pas le détail d’un visage qui l’obsède, c’est l’étincelle de l’esprit. Voilà ce que dit Brancusi.

 

Quel raffut ça a dû faire en 1910 ! Même aujourd’hui, tous nos bien-pensants seraient choqués si une œuvre érotique était déposée sur une tombe. La mort nous promet un éden certes, mais, attention, sans chair. Seulement des âmes en communion. Comme cela doit être ennuyeux à force !

 

Si les sculptures de Brancusi m’émeuvent par leur douceur et leur abandon, je ne ressens rien devant les toiles de Matisse. Si, peut-être une forme de gaieté. Qu’importe, je suis plongée au cœur d’une aventure inouïe : l’art moderne.

 

Vrai, les amis de mon artiste de génie sont tout aussi géniaux que lui. Et c’est un univers que je découvre à l’atelier.

 

Surtout Brancusi ne pontifiait pas lorsqu’il parlait de son travail. Il y avait chez cet homme la sagesse de la terre et la naïveté de l’enfance, tout un vocabulaire universel qui parlait à Camille.

 

 

 

Lu en avril 2019

18 réflexions sur “« Le Baiser » de Sophie Brocas

    1. rassure-toi c’est idme pour moi!!! ma PAL déborde depuis des lustres, et dès qu’elle diminue,je rajoute illico des opus. Je suis incapable de résister à la tentation ! je récupère les frustrations des années de travail ++++ où je pouvais lire seulement pendant les vacances 🙂

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