« Au-delà des frontières » de Andreï Makine

Je vous parle aujourd’hui d’un livre particulier sur bien des plans :

 

 

Résumé de l’éditeur :

 

Quelles blessures ont inspiré au jeune Vivien de Lynden, nouvel enfant du siècle obsédé par la décadence de l’Occident, son apocalyptique manuscrit Le Grand Déplacement ?
Pour faire publier ce brûlot, la mère du jeune auteur s’adresse à un écrivain, ami de Gabriel Osmonde. Ce dernier, que Vivien s’était choisi pour maître à penser, porte sur le monde un regard plus profondément désenchanté que le jeune néo-hussard brûlé au feu de son idéalisme.
Et voilà que cette femme, revenue de toutes les utopies humanitaires les plus valorisantes, guettée par un vide existentiel dont le suicide lui semble l’unique issue, comprend qu’il faut sortir du jeu, quitter la scène où tout le monde joue faux, tiraillé par la peur de  manquer et la panique de la mort.

Une autre voie est possible. Une autre vie aussi. Chacun n’a-t-il pas droit à sa « troisième naissance », au-delà des frontières que l’on assigne à l’humaine condition ?

 

 

Ce que j’en pense

 

Le narrateur reçoit un texte « Le grand Déplacement » dont le propos est très choquant sur l’avenir de la société. Il ne sait pas trop quoi en faire, le publier ou non, alors il va en parler à un ami. Ce texte, écrit par Vivien de Lynden, lui a été proposé par la mère du jeune homme, Gaïa et une relation va s’établir entre eux pour tenter de comprendre l’évolution du jeune homme et ce qui a déclenché cette vision si sombre de la vie.

Peu à peu, on apprend des choses sur Vivien, sur son père, mais aussi sur Gaïa la bien-nommée, la Terre-mère, qui a passé sa vie dans les associations humanitaires qui veulent sauver le monde, les enfants, les migrants, notamment en Afrique et qui s’est laissée maltraiter psychologiquement et sexuellement par des amants africains au nom de la revanche contre la colonisation ! Gaïa, qui a perdu toutes ses illusions, est vraiment un personnage qui m’a énormément touchée.

Ce roman est très habile, même si les thèmes peuvent heurter car nous avons un récit dans le récit, à la manière des Matriochkas. Le brûlot de Vivien, vision cauchemardesque d’une société future, où règne le racisme, l’intolérance, où les attentats intégristes ont tout détruit ou presque et qui se solde par un charter vers la Libye pour tous ceux qui ont participé à la catastrophe (Sarkozy, Hollande, les journalistes, les intellos qui pourront ainsi reconstruire le pays.

Le ton employé dans « Le Grand Déplacement, m’a fait penser, mais cela n’engage que moi,  à celui de  Michel Houellebecq dans  « Soumission », dans son outrance, son antisémitisme, et la manière dont il évoque le déclin de l’Occident, de la « race blanche »…

On rencontre d’autres personnages pour étayer la théorie, par exemple Onassis et son crédo : « Certains veulent quelque chose de tout. D’autres, tout de quelque chose. Moi, je veux tout de tout ».

L’exposition de la théorie de Gabriel Osmonde sur les deux naissances, animale et sociale, qui dépassées ouvrent sur la troisième, qu’il appelle l’alter naissance est très intéressante. Une autre vie est-elle possible, comme alternance à la société de consommation ? quand on est revenu de tout ? une île déserte ? la fuite dans le suicide comme Vivien ?

En alternance, nous avons un tête-à-tête, du moins des échanges entre le narrateur qui a reçu le brûlot et Gabriel Osmonde, un écrivain défenseur des « Diggers » qui est un avatar de Andreï Makine (un des pseudos de l’auteur !).

« Le nom d’un des Diggers, rencontré en Australie, me vient à l’esprit : dans ses livres, il avait autrefois chroniqué leur étonnante et tragique aventure. C’est Gabriel Osmonde qui s’occupait des publications de leur mouvement. »

On découvre aussi, autre histoire dans l’histoire,  la relation que Vivien entretenait, lui-même, avec Gabriel Osmonde, qui était en quelque sorte son « maître à penser ».

Cet exercice de style m’a beaucoup plu, même si le roman n’est pas simple à lire, du moins sur liseuse, car la police du texte varie énormément selon qu’il s’agisse du brûlot, du roman ou encore des extraits d’Osmonde… mais tout se mérite !

Le choix du titre « Au-delà des frontières » est une invitation au voyage autant qu’à la réflexion sur l’alternaissance, ou sur la possibilité d’une autre vie.

J’ai eu beaucoup de mal à rédiger cette critique, car il fallait lire et surtout digérer cette lecture, sans se laisser emporter par l’émotion. Andreï Makine est sans complaisance vis-à-vis de la société actuelle et va loin dans sa réflexion et, encore une fois, il a su m’entraîner dans son univers.

J’ai beaucoup aimé « Le testament français », « L’archipel d’une autre vie » donc je vais continuer à lire son œuvre avec enthousiasme.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Grasset qui m’ont permis de lire ce roman !

#AudelàdesFrontières #NetGalleyFrance

 

Je laisse la parole à l’auteur, il parle de son roman tellement mieux que moi!

 

Extraits

 

Plus de vingt ans auparavant, j’avais assisté à la défaite d’une refondation de l’humain : un mouvement spirituel resté peu visible car ses adeptes menaient une vie d’apparence ordinaire. Ils se prénommaient entre eux, « diggers » : ceux qui creusent, cherchent au-delà des mensonges de la société.

 

Ils n’ont connu que deux défections : un ancien premier ministre et une ex-maire de Paris ont fui en direction de l’Espagne. Capturés par une tribu de Touaregs, ils ont été libérés en échange de trois bidons d’huile d’olive. Et la plasticité avec laquelle les destins se restauraient dans cette nouvelle Libye a, encore, produit un effet salutaire : les deux fuyards ont créé un studio de cinéma et lancé une série picaresque, vite devenue culte : « L’Auberge catalane » …

 

Dans le métro, je me demande si, parmi les passagers, quelqu’un pourrait… non pas aimer mais, au moins ne pas trop détester ce texte ? Le quartier est « multiculturel », un « brassage » que prônent les intellectuels et où ils ne viendront jamais habiter.

 

C’est aussi une vision très « Belle Epoque ». La puissance du capital, du capital juif surtout et la lutte des classes qui cache l’affrontement entre les Aryens et les Sémites. Les premiers étant l’élévation spirituelle incarnée et les seconds, le calcul, le complot, l’intérêt matériel le plus vil. Difficile de lui tenir tête – il citait par cœur tous les judéophobes, de Proudhon à Toussenel. J’ai dû trouver une astuce pour le libérer de ses démons. Des exemples concrets…

 

Par ailleurs, votre fils a raison de dénoncer cette foutaise de résilience chez les victimes d’un attentat. A un pauvre éclopé, ces crétins de psychologues expliquent « le travail qu’il doit faire sur soi ». C’est le comble de l’hypocrisie ! Vivien a raison de dénoncer ce discours qui protège les vrais coupables.

 

Né petit animal, l’homme renaît comme rouage de la société. La première naissance est une fatalité. La deuxième – un rattrapage où les vainqueurs ne sont pas toujours les plus forts. On connaît ces « nabots géants » : Attila, Napoléon, Lénine, Staline, Onassis…

… sa première naissance est un être chétif et peu doué. Sa deuxième est Hitler…

… Une famille traditionnelle en aurait fait un prêtre (il avait failli le devenir), sa deuxième naissance l’a transformé en Staline.

 

C’est la logique de l’homme : croître, forcer la productivité, démultiplier le nombre. Comme lui, l’humanité se dilatera à l’excès avant d’exploser et de disparaître.

 

Pour nous rassurer sur nos valeurs humanistes vermoulues, nous les enseignons aux autres.

 

Les peuples faiblissent, se renient et sont écartés par ceux qui, encore, désirent désirer.

 

Il lui serait vital de savoir que son fils a pu s’élever au-dessus de ceux qui haïssent par habitude et de ceux qui chérissent l’habitude de se croire haïs.

 

Les vrais lucifériens étaient ces deux crétins d’empereurs, Guillaume et Nicolas, qui se donnaient du « cher cousin » et qui, déclenchant une boucherie mondiale, ont préparé le triomphe de Lénine et de Hitler.

 

Notre vie ressemble, chaque jour, à un retour de voyage : le monde que nous avons eu à observer est derrière nous et ce qui reste, ce qui autrefois passait inaperçu, devient vital. 

 

La mécanique bio-sociale est autophage – plus les hommes dévorent la nature plus ils se dévorent entre eux. Un cercle vicieux, donc un collapse prévisible…

 

Lu en février 2019

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