« Les cœurs endurcis » de Martyna Bunda

Petit voyage en Pologne, aujourd’hui avec ce livre par lequel j’entame résolument ma participation au challenge « Le mois de l’Europe de l’Est » :

Résumé de l’éditeur :

Les héroïnes de cette saga féminine, dont l’action recouvre le second tiers du XXe siècle en Pologne, sont trois sœurs : Gerta, fiable et sérieuse, Truda, qui cède facilement aux appels du cœur, et Ilda, la rebelle, la fantasque. Leur mère, Rozela, les a élevées seule dans le village cachoube de Dziewcza Góra. Pour survivre à la guerre, puis à la terreur stalinienne, elles doivent apprendre à dissimuler leurs sentiments. L’insensibilité devient leur bouclier contre l’adversité, et, là où d’autres s’effondreraient, Rozela et ses filles poursuivent leur chemin, vaille que vaille.

Il y a des mariages et des séparations, mais ni les maris ni les enfants qui viennent au monde ne constituent le centre de tout. Ici, les liens du sang ne semblent relier que les femmes… Au fil des années, la maison de la mère restera le lieu où reprendre souffle, où retrouver forces et réconfort. Dans cette éblouissante évocation de la « dureté » des femmes, aucune idéalisation, aucun violon de mélodrame facile, mais des images inoubliables et un humour merveilleux. Une ode à la sororité, à une forme farouche de solidarité.

Traduit du polonais par Caroline Raszka-Dewez

Ce que j’en pense :

Le roman débute sur une scène qui se passe en 1975, avec un étrange enterrement : trois sœurs accompagnant un cercueil, celui de Tadeusz Gelbert, sculpteur de son état qui fut le compagnon de l’une d’elles, Ilda, mais ne s’est jamais réellement séparé de son « épouse aimante », présente elle-aussi, scène qui nous permet de faire la connaissance de cette famille que l’on va suivre au gré des ans et de l’Histoire.

On entre ainsi dans cette famille étrange, composée de la mère Rozela et de ses trois filles : Gerta, Truda et Ilda, dans leur ferme « La colline-aux-Vierges » située dans le village de Dziewcza Gora.

Rozela, n’a pas eu une vie facile : son mari est mort accidentellement, dans les années trente et on l’a « indemnisée » en lui faisant construire sa maison, la première en « dur » du village. A la fin de la guerre, elle a été violée durant plusieurs jours par des soldats russes qui cherchaient de l’argent, brûlée au fer rouge, ce qui laissera une trace indélébile sur son abdomen. Elle refusera toute sa vie de parler de ce qui s’est passé ce jour-là, se contentant de tenir le fer à repasser à distance et interdire à quiconque de le toucher. Elle veut oublier cette horrible guerre, les nazis, puis les bolcheviks, et reprendre une vie normale.

Une des filles était à Berlin, travail forcé, qu’elle a fui avec un Allemand « résistant » Jakob » mais Rozela a refusé que sa fille épouse un nazi, alors qu’elle-même caché des gens en fuite dans sa cave (Juifs ou non) ce qui n’empêchera pas Truda d’entretenir des liens épistolaires avec lui.

La vie à la ferme n’est pas simple, on manque de tout, mais Jan, un milicien, amoureux de Truda, se débrouille pour leur apporter nourritures, poules, cochons, paons… et finit par l’épouser. Tout ira bien, naissance de leur petit garçon, Jan-Flamme qui multiplie les bêtises… Un jour, elle apprend qu’il a eu un autre fils et en voulant enquêter sur son passé elle attire l’attention de la milice sur lui et direction prison, torture, condamnation après un procès à charge on est à l’ère stalinienne…

Gerta, va épouser un horloger, quelque peu étrange aussi, Edward, le seconder au travail, tout en s’usant les yeux sur les nappes qu’elle brode et vend pour arrondir les fins de mois. De leur union naîtront trois filles.

Ilda, la petite dernière, fait la connaissance d’un sculpteur, avec lequel elle partagera sa vie malgré la présence plus ou moins rapprochée de sa première femme, dont il ne se séparera jamais. C’est Ilda qui gère la maison, puis la maladie, de Tadeusz, narcissique, manipulateur… et ils n’auront jamais d’enfants.

Les trois sœurs tentent, toutes les trois, de vivre leur vie de manière autonome, de travailler, chacune dans leur domaine, mais chaque fois qu’un problème surgit, c’est le retour à « La colline-aux-Vierges » qui sera maintes fois repeinte, réorganisée…

On va traverser avec cette famille, ces quatre femmes surtout, car les hommes ne brillent pas par leur courage et leur esprit d’initiative, dans ce village assez loin de Gdańsk, où elles se rendent parfois lorsqu’il faut demander des papiers, des autorisations à l’administration communiste, véritable parcours du combattant de 1945 à 1979, en gros, jusqu’au décès de Rozela.

On va suivre le règne communiste, les dictateurs, pions de Moscou, les tentatives de révoltes, telles les émeutes de Gdańsk, la dureté carcérale dont Jan finira par sortir, vieillard avant l’âge, détruit psychologiquement.

La vie de ces femmes et de leurs familles est dure, mais il y a quand même des moments heureux, car elles se contentent de peu, ce que l’on ne connaît pas ne peut pas nous manquer !), on récupère de quoi manger comme on peut mais on peut faire des « banquets », (comme pour les mariages, par exemple). J’ai apprécié la volonté de Rozela son opiniâtreté, son alambic qui lui permet de faire de la « vodka » dans la cave maudite, ou encore les cochons de Poméranie, dont une femelle a batifolé avec un sanglier donnant naissance à un cochonglier à frange et à une descendance particulière…

Ce roman qui est le premier livre de Martyna Bunda , m’a vraiment plu,   j’ai beaucoup aimé passer du temps avec cette famille dont les membres sont loin d’être de tout repos, dans une époque de l’Histoire difficile… j’ai aimé aussi la manière dont Rozela s’effondre parfois, trop de souffrances accumulées, se réfugiant dans la prière, ce qui donne des dialogues à sens unique avec la Vierge Marie et la manière dont elle planifie son enterrement de la tenue, à la cérémonie, pour que tout soir comme elle le désire, pour ne pas générer d’angoisse supplémentaire pour envisager le grand départ. C’est le personnage qui m’a le plus touchée…

L’écriture est belle, (je rends hommage à la traductrice au passage), la poésie alternant avec les passages un peu osés parfois, le rythme enlevé m’a suffisamment emportée pour que j’en oublie mes surlignages habituels pour constituer mon stock de citations ; j’ai apprécié le découpage au gré des saisons ainsi que la belle couverture. Tout est soigné dans ce roman. Belle saga donc qui résonne particulièrement dans ce contexte de guerre, en espérant que la folie poutinienne ne s’en prenne pas à la Pologne.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Noir sur Blanc qui m’ont permis de découvrir ce roman et son auteure dont je vais attendre de pied ferme le prochain livre.

#LesCoeursendurcis #NetGalleyFrance !

8/10

L’auteure :

Martyna Bunda, née à Gdańsk en 1975, a grandi dans la région polonaise de Cachoubie ; elle a étudié les sciences politiques et a travaillé dès l’âge de 18 ans comme journaliste de presse écrite. De 2012 à 2018, elle a dirigé les pages d’actualités nationales d’un grand hebdomadaire polonais (Polityka).

Elle a reçu plusieurs prix pour ses reportages et pour Les Cœurs endurcis, son premier roman. Elle est mère de deux filles et vit à Varsovie.

Extraits :

Elle fut la première de la bourgade à rouler à moto, vêtue d’une combinaison de cuir ajustée, jusqu’à ce que Tadeusz lui demande de la remplacer par des atours féminins cousus sur mesure ? Le jour de l’enterrement pourtant, Ilda était telle une des saintes de l’église de Kartuzy…

Mais, c’était un travail de moine véritablement. Un tissu fin, des fils, des aiguilles de trois tailles différentes, un dé à coudre, une enveloppe contenant des lames de rasoir. Et avant cela, il fallait : transposer soigneusement le modèle sur du papier buvard, le redessiner à l’infini, de manière à obtenir une symétrie parfaite entre les pétales et les feuilles. Et, plus tôt encore, dénicher les tissus. Combien d’ingéniosité et de ruse nécessitait l’acquisition du tissu.

Rozela avait très envie de ressentir de la joie. Elle le devait aussi bien à sa fille qu’à l’enfant qui allait naître. C’est toutefois de l’inquiétude qu’elle ressentit. Cette vie n’est pas soutenable, songea-t-elle. Sans cesse, des changements. On peine à venir à bout de l’un qu’un autre accourt déjà. Rozela eut peur, soudain, de ne pas pouvoir tenir le coup.

Ensuite, à la Colline-aux-Vierges, on ne parla de rien d’autre que de « décembre 70 », des émeutes de la Baltique du pouvoir qui avait fait tirer sur la foule des ouvriers, à Gdansk. La ville était fermée, les lettres qui devaient forcément passer par Gdansk, restait bloquées, et Truda perdit tout contact avec les garçons.

La gare Centrale de Varsovie – un bâtiment sordide, misérable – se révéla aussi bondée que les wagons. Avancer, même, était compliqué. Gerta descendit un petit escalier et découvrit enfin la capitale. Sept ans s’étaient écoulées depuis la guerre, pourtant, la ville donnait toujours l’impression que les bombardements avaient cessé la veille.

Plus Rozela voulait la (Ilda) soulager, plus elle voulait la protéger, du froid omniprésent, par exemple, moins celle-ci l’acceptait. Qu’au moins sa fille constate à ses dépens que la vie n’était pas si facile, et qu’il fallait parfois courber l’échine. Qu’au moins elle ensoi pas toujours si rebelle et frondeuse.

Elle (Rozela) ignorait le regard interrogateur de ses filles qui l’écoutaient pendant des heures parler avec une pièce vide. Elle se plaignait à Marie (la Vierge) et pleurait, avouant qu’elle avait peur de mourir.

Lu en février-mars 2022

19 réflexions sur “« Les cœurs endurcis » de Martyna Bunda

  1. Patrice

    Tout d’abord un grand merci pour ta contribution à notre mois thématique. Voilà un livre que je ne connaissais pas et qui a l’air tout à fait passionnant : les histoires personnelles avec en toile de fond La Grande Histoire sont vraiment ce que je préfère. Ca met en appétit !

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    1. il est récent et c’est une belle découverte…tout est bien analysé la famille comme le contexte politique …
      Je crois que la Pologne va être très présente dans mes choix cette année,une manière de lui rendre hommage pour son accueil des réfugiés ukrainiens 🙂

      Aimé par 1 personne

      1. Patrice

        Oui, j’ai ce ressenti aussi. Et pour l’instant, pas de billet provenant de Russie, alors que ce pays était le numéro 1 des pays représentés jusqu’à présent…

        Aimé par 1 personne

    1. il n’est pas trop dur (à part la scène des viols mais j’ai lu pire!) c’est la vie quotidienne de cette famille qui est intéressante et on s’interroge beaucoup sur notre société de consommation 🙂

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  2. Ping : Mois de l’Europe de l’Est 2022 – le bilan ! – Et si on bouquinait un peu ?

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