« Le chef-d’œuvre inconnu » : Honoré de Balzac

Comme promis, je vous parle aujourd’hui de cette nouvelle d’Honoré de Balzac que le superbe livre de Julien Spiewak m’a donné envie de lire :

Incipit :

Les divers résumés que j’ai pu lire, ça et là,  dévoilant trop d’éléments de l’histoire, j’ai préféré présenter l’incipit :

Vers la fin de l’année 1612, par une froide matinée de décembre, un jeune homme dont le vêtement était de très mince apparence, se promenait devant la porte d’une maison située rue des Grands-Augustins à Paris.  Après avoir assez longtemps marché dans cette rue avec l’irrésolution d’un amant qui n’ose se présenter chez sa première maîtresse, quelque facile qu’elle soit, il finit par franchir le seuil de cette porte et demanda si Maître François Porbus était à son logis…

Ce que j’en pense :

Nicolas Poussin, à peine débarqué à Paris, se rend au domicile du maître de la peinture, Porbus (qui travaille pour Marie de Médicis), entre autres, afin de recevoir ses conseils. Dans la montée d’escalier, il croise Frenhofer, un vieux maître qui travaille sans cesse sur son tableau, « La Belle Noiseuse ».

Pénétrant ainsi chez Porbus, Frenhofer se livre à une critique de ses tableaux, car selon lui, Porbus peint des corps mais ses œuvres n’ont pas d’âme alors qu’un tableau doit être habité, vivant. Il n’hésite pas à prouver ce qu’il affirme en retouchant le tableau de Porbus « Marie l’Egyptienne » qui n’en avait pas forcément besoin. En quelques coups de pinceau le grand Maître va prouver comment rendre le tableau vivant.

Poussin va lui proposer de prendre pour modèle sa compagne, Gillette, pour l’aider à achever sa Belle Noiseuse, et une surprise de taille va attendre Porbus et Poussin lorsqu’il se rende à son atelier pour admirer enfin le tableau.

Les noms ne sont pas choisis au hasard, Frenhofer évoquant la peinture flamande, afin d’illustrer le propos. La discussion sur la peinture et l’art en général est passionnante.

Balzac nous propose dans cette courte (trop courte) nouvelle de soixante deux pages, toute une réflexion sur l’Art, comparant la peinture allemande et la peinture italienne, la manière d’introduire la lumière dans un tableau, et ce que peut provoquer l’acharnement afin d’obtenir l’œuvre parfaite, la perfection, le perfectionnisme, l’absolu…

Vous autres, vous croyez avoir tout fait lorsque vous avez dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa place d’après les lois de l’anatomie !

Cette nouvelle m’a beaucoup plu, Balzac sait nous donner des bases pour notre propre réflexion. Il ne se contente pas d’évoquer l’art, il parle de la beauté, du prix à payer, parfois, pour tenter d’atteindre la perfection et tutoyer l’impossible quitte à y perdre son âme.

La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste mais un poète.

On est dans une réflexion philosophique, sur la beauté, l’esthétisme même ; l’homme peut-il tutoyer les étoiles, avec ses pinceaux, quitte à se brûler les ailes comme Icare et donnant la vie ou une âme au tableau, ne le fait-il pas au détriment de l’humain ? Car Gillette risque de ne pas sortir indemne de l’expérience.

J’ai souvent pensé, au cours de cette lecture à « la peau de chagrin » et au « portrait de Dorian Gray » d’Oscar Wilde, deux romans que j’ai particulièrement aimés car l’auteur nous entraîne dans le domaine du fantastique ou encore « La recherche de l’absolu » dans un autre domaine qu’il publiera quelques années plus tard, en 1934 (lequel m’attend dans ma bibliothèque) …

J’aime beaucoup ce titre : le chef- d’œuvre inconnu évoque un oxymore (Boris !  Sors de ce corps !). C’est drôle : un texte de trente pages sur lequel on pourrait parler pendant des heures.  

Ce n’est un secret pour personne, Balzac est mon auteur favori, talonné de près par Maupassant et Dostoïevski, tandis que Tolstoï et Zola patientent au pied du podium… j’ai pris un peu de retard dans ma progression dans « La Comédie humaine » ces deux dernières années car j‘ai laissé un peu de place aux auteurs contemporains, mais cette nouvelle va me remotiver…

J’avoue que si je connaissais assez bien Nicolas Poussin, Porbus était pour moi un illustre inconnu :  pour la petite histoire, Porbus, alias Franz Pourbus le jeune, Brabançon né à Anvers est arrivé en France à la demande de Marie de Médicis, et pour en savoir davantage sur son œuvre : https://www.pinterest.ch/rinascieuropa/frans-pourbus/

Et en ce qui concerne Nicolas Poussin : https://www.nicolas-poussin.com/louvre/

Un grand merci à la Bibliothèque électronique du Québec qui m’a permis d’accéder à ce livre.

Extraits :

D’innombrables ébauches, des études aux trois crayons, à la sanguine ou à la plume, couvraient les murs jusqu’au plafond. Des bouteilles d’huile et d’essence, des escabeaux renversés ne laissaient qu’un étroit chemin pour arriver sous l’auréole que projetait la haute verrière dont les rayons tombaient à plein sur la pâle figure de Porbus et sur le crâne d’ivoire de l’homme singulier.

Cette belle page représentait une Marie égyptienne se disposant à payer le passage du bateau. Ce chef-d’œuvre destiné à Marie de Médicis, fut vendu par elle aux jours de sa misère.

Cette place palpite, mais cette autre est immobile, la vie et la mort luttent dans chaque détail : ici c’est une femme, là une statue, plus loin un cadavre. Tu n’as pu souffler qu’une portion de ton âme à ton œuvre chérie. Le flambeau de Prométhée s’est éteint plus d’une fois dans tes mains, et beaucoup d’endroits de ton tableau n’ont pas été touchés par la flamme céleste.

Tu as flotté indécis entre les deux systèmes, entre le dessin et la couleur, entre le flegme minutieux, la raideur précise des vieux maîtres allemands et l’ardeur éblouissante, l’heureuse abondance des peintres italiens. Tu as voulu imiter à la fois Hans Holbein et Titien, Albrecht Durer et Paul Véronèse…

Une main, puisque j’ai pris cet exemple, une main ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut saisir et rendre. Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne doivent déparer l’effet de la cause qui sont invinciblement l’un dans l’autre.

La ligne est le moyen par lequel l’homme se rend compte de l’effet de la lumière sur les objets ; mais il n’y a pas de lignes dans la nature où tout est plein ; c’est en modelant qu’on dessine, c’est-à-dire qu’on détache les choses du milieu où elles sont, la distribution du jour donne seule l’apparence au corps…

Ainsi, pour l’enthousiaste Poussin, ce vieillard était devenu, par une transfiguration subite, l’Art lui-même, l’art avec ses secrets, ses fougues, ses rêveries.

Frenhofer est un homme passionné pour notre art, qui voit plus haut et plus loin que les autres peintres. Il a profondément médité sur les couleurs, sur la vérité absolue de la ligne ; mais, à force de recherches, il est arrivé à douter de l’objet même de ses recherches.

Ma peinture n’est pas une peinture, c’est un sentiment, une passion !  Née dans mon atelier, elle doit y rester vierge, et n’en peut sortir que vêtue. La poésie et les femmes ne se livrent nues qu’à leurs amants.

Lu en janvier 2022

22 réflexions sur “« Le chef-d’œuvre inconnu » : Honoré de Balzac

  1. Merci pour ce billet enthousiaste et enthousiasmant ! Je ne connais quasiment pas Balzac, n’ayant lu (et récemment) que Le père Goriot, un grand plaisir de lecture ! ET j’ai acheté récemment un recueil de nouvelles : L’auberge rouge et autres récits criminels.. je m’en délecte à l’avance !

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    1. pour entrer dans l’univers de Balzac, les nouvelles sont le meilleur choix car il y a moins de longueurs (Balzac était payé à la page car les romans paraissaient dans les journaux sous forme de feuilletons à l’époque…
      cette nouvelle est extraordinaire, car en quelques pages, il nous livre un « conte philosophique » et une réflexion dur l’art…(dévoré en 2 ou 3 heures sur ma liseuse
      Je suis tombée sous le charme de l’auteur en 5e en lisant « Eugénie Grandet » que j’avais reçu en prix 🙂

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    1. je ne sais pas pour le film mais je vais aller jeter un coup d’oeil par curiosité…
      la réflexion est vraiment superbe,il va très loin, je n’ai fait qu’ébaucher le côté fantastique car se serait spolier la fin 🙂

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    1. elle est courte mais d’une telle intensité qu’on a l’impression d’avoir lu un roman et un essai philosophique sur l’art.
      Balzac est excellent en général mais ses nouvelles sont des petits chef-d’œuvre, car il s’intéresse au principal donc moins de descriptions car c’est souvent ce que lui reprochent les réfractaires 🙂

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  2. J’ai quelques livres de Balzac dans ma PAL et depuis que j’ai vu Illusions perdues j’ai très envie de me plonger (voire vautrer) dedans car je sens que lui et moi cela devrait se faire….. et ta chronique me confirme ce sentiment. J’adore ce genre de roman qui porte à la réflexion en particulier sur l’art et plus précisément la peinture dont je n’ai pas toujours les clés. 🙂

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    1. j’aime beaucoup quand il se lance dans ce « genre d’exercices » car il est excellent… Ses nouvelles sont belles et faciles d’accès…
      Il m’a fait découvrir Portus que je ne connaissais absolument pas et introduire dans le récit un Maître créé de toute pièce c’est puissant 🙂

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  5. Balzac, oh ! Quelle littérature !
    J’aime tant le lire. ♥️
    Hélas, je devrais m’y arrêter plus souvent. Je ne connais pas cette nouvelle.
    Est-ce que celle-ci aurait inspiré le film La Belle Noiseuse ? Que je n’ai pas vu.
    Merci pour ton avis. Tu donnes envie dans tes chroniques si bien construites et écrites. Merci pour le partage. Geneviève

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  6. je suis « raide dingue » de Balzac depuis la 5e j’avais reçu « Eugénie Grandet » à « la distribution prix  » eh oui cela existait encore… C’était avant mai 68 (j’ai l’impression de prendre un coup de vieux tout d’un coup!!!) je n’ai pas tout lu, mais j’essaie de lire un ou 2 romans ou nouvelles chaque année mais depuis le covid ma motivation a un peu flanché…
    je ne sais pour la Belle Noiseuse je vais aller jeter un coup d’œil 🙂

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