« La femme-écrevisse » d’Oriane Jeancourt-Galignani

Je vous parle aujourd’hui d’un livre dont le titre m’a attirée sur NetGalley et comme je ne sais pas résister à la curiosité :

Résumé de l’éditeur :

Amsterdam, 1642. Maîtresse d’un peintre célèbre, Margot Von Hauser découvre dans son atelier une fascinante gravure. Qui est cette obsédante Femme-écrevisse à corps humain et à tête de crustacé ?

Berlin, 1920. Ferdinand Von Hauser rompt avec sa famille pour devenir acteur de cinéma. De film en film, il découvre qu’en lui sommeille un incontrôlable délire. Et à l’image de cette Femme-écrevisse qu’enfant, il adulait, sa personnalité semble se diviser.
Paris, 1999. Grégoire Von Hauser se croit libre de quitter son pays, d’aimer une inconnue, de choisir sa vie. C’est ignorer les ordres mystérieux de la Femme-écrevisse qui se transmet dans sa famille depuis des générations. Avec lui, un désordre fatal surgit.

Puissant, évocateur, troublant, La femme-écrevisse est le roman de l’éternelle folie des cœurs sensibles dans une société éternellement impitoyable.

Ce que j’en pense :

Le récit commence à Amsterdam en 1642 : Margot qui vient de se faire engager par celui qu’elle appellera toujours le Peintre, pour s’occuper de son fils Titus. Il lui montre l’art de la gravure, dans son atelier, et lui apprend la méthode, devenant au passage son amant. Mais, le Peintre a des dettes et voit d’un mauvais œil le désir de Margot de reproduire la femme-écrevisse qui l’obsède.

On va suivre à travers les descendants de Margot, le voyage de la gravure jusqu’à nos jours en faisant la connaissance, dans un premier temps de Grégoire et Lucie, à Paris qui mènent une vie un peu étrange, leurs parents étant la plupart à l’étranger, les relations entre eux tendues, à l’ombre de la femme-écrevisse.

La gravure est en elle-même un personnage à part entière du roman, prenant parfois la parole. Elle m’a fait penser à « La peau de chagrin » de Balzac, et au « Portrait de Dorian Gray » d’Oscar Wilde toutes proportions gardées bien-sûr. Comment ne pas évoquer, à travers les eaux fortes, le beau roman « Terrasse à Rome » de Pascal Quignard

Le passage traitant de la parthénogenèse de l’écrevisse marbrée qui intéresse beaucoup Lucie m’a beaucoup amusée. Tout tourne bien sûr autour de ses adorables petites bêtes.

Grégoire a une relation très (trop) étroite avec son grand-père, Ferdinand von Hauser, acteur dans les années vingt à Berlin au grand dam de son père qui tient en horreur le passé nazi de la famille Von Hauser qu’il a préféré changer de nom, Ernst devenant Yves Crebsin. Krebs ! On est toujours dans les crustacés.

Ferdinand l’emmenait au zoo tous les samedis, lui promettant l’arrivée de deux dragons de Komodo qui ne sont jamais arrivés et pour cause, il n’en avait jamais été question, mais il pensait stimuler l’imaginaire ou la patience de l’enfant qu’il était alors.

Ce fût un plaisir de retrouver Nietzsche que l’on croise à Turin alors qu’il commence à plonger dans le marasme, ce que Grégoire appelle « la nécrose turinoise de Nietzsche » et dont il parle sans se lasser à table alors que son père enrage, cherchant à tout prix à le faire taire…

J’ai aimé la manière dont Oriane Jeancourt-Galignani a structuré son roman, évoquant trois périodes importantes : Margot apprenant à graver avec la Peintre dont je vous laisse deviner le nom, ce qui n’est pas difficile à deviner et d’ailleurs l’auteure révèlera assez vite, et leur relation amoureuse va aboutir à l’enfermement de la femme. C’est cette partie que j’ai le plus appréciée.

Puis, au cours des siècles, entre les mains la gravure va passer entre les mains de plusieurs descendants de Margot, parmi lesquels : Grégoire et Lucie, leurs parents très bizarres, le grand-père haut en couleur et on ne peut pas dire que ce soit sans conséquences fâcheuses sur leur santé mentale, la folie semblant accompagner certains très loin…

En découvrant le carnet de rôles de Ferdinand, on voit monter l’antisémitisme (sa propre mère est une fervente adepte de Hitler) et les termes employés autour de « la bête immonde » sont nauséabonds… on rencontre les cinéastes qui ont marqué l’époque : Lubitsch, Murnau, Lang notamment.

On suit aussi les différents exils de la Russie, au moment de la révolution, à Berlin, puis Paris, ou encore Londres. Chacun court à la poursuite de sa vie, de son identité quitte à sombrer dans la folie.

J’ai aimé les répétitions qu’utilise souvent Oriane Jeancourt-Galignani, de manière entêtante, comme un TOC et qui donne un rythme particulier à un récit qui l’est tout autant. J’ai essayé de ne rien divulgâcher, ou le moins possible, pour donner envie de lire ce livre hors du commun.

Je trouve, au passage, que l’auteure a bien en évidence l’hypersensibilité des artistes, et la manière dont ils tutoient souvent la ligne rouge entre le réel et le virtuel, quitte à la dépasser parfois, ce qui est le cas ici, qu’il s’agisse de la peinture, du cinéma et parfois la musique avec une ode aux disquaires lors du passage à Londres de Grégoire… Comment ne pas penser aussi à Vincent Van Gogh?

On peut se demander si la reproduction d’une gravure telle que la « femme écrevisse » de manière répétitive, quasi obsessionnelle fait plonger l’artiste dans la folie, ou si c’est la folie qui est représentée sur la gravure avec cette femme nue avec une tête et des pinces. C’est du moins ce que j’ai ressenti en lisant ce roman qui m’a beaucoup plu avec un épilogue génial.

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Grasset qui m’ont permis de découvrir ce roman et son auteure.

#Lafemmeécrevisse #NetGalleyFrance

9/10

L’auteure :

Oriane Jeancourt Galignani est l’auteure de trois romans, dont Hadamar (Grasset, collection Le Courage, 2017), prix de La Closerie des Lilas. Elle est critique littéraire et dramatique, rédactrice en chef de la revue culturelle Transfuge.

Extraits :

La foule subit le bruit et la poussière au nom d’une chose à venir, qui existe déjà dans l’esprit de chaque habitant, et que ces canaux, maisons, viennent ériger sur pilotis : Eleutherepolis. L’autre nom d’Amsterdam chez les vendeurs de rêves. Eleutherepolis. La ville libre, la ville élue, le lieu des possibles face à la mer du Nord.

Une écrevisse ? Une femme aussi. Petite, lourde, jambes écartées, genoux pliés. Nue. Un ventre, un sexe, des jambes de femme solide, rude. Une peau marquée, pourvue d’un passé. Pas un corps qui s’écroule, mais un corps déjà, qui n’es plus lisses. Pas de bras. Des pinces. De longues et fines pinces d’écrevisse. Et une tête d’écrevisse…

Est-ce une écrevisse qui se transforme en femme ou une femme qui se métamorphose en écrevisse ? Ou est-elle née ainsi, entre les deux ?

Le Peintre riait, il y a dix ans encore du discours de Barleus magnifiant le Mercator Sapiens, cette sagesse commerçante qui devenait l’unique pensée de cette ville. Nous n’avons rien à cacher. Nous disons ce que nous faisons, faisons ce que nous disons. Nous ne sommes pas des démagogues français. Celui qui refuse la lumière des lieux de rassemblement est celui qui dissimule…

Le Peintre n’a jamais pensé à revenir la chercher. Il a la mémoire facile à purger, il l’a internée pour protéger Titus. Il n’était pas possible de se dire à voix haute : je l’ai internée parce que j’avais honte. Honte de l’avoir désirée. Honte d’avoir été son amant. Honte de ne pas valoir plus que cette femme violente, grossière, ras de terre. Honte d’avoir cru qu’elle deviendrait autre chose qu’une femme sans imagination.

Et voilà ses ombres. Ses dessins et mots qu’il jette sur la table du salon, ces visages et corps. Comme une foule qui s’invite chez eux. Mais de ce que ces créatures révèlent de désir tus, et de combats perdus, elle ne veut rien savoir. Quelle guerre peut-on avoir menée à vingt et un ans ?

« Tu vois Ferdinand, lorsque tu te mets en colère, tu ressembles à ça… Cette gravure, à laquelle j’avais si peu accès, cette gravure, seule créature dans notre maison de Hanovre qui pût se targuer de partager la vie de mon père, me murmura ma nature : monstre. Figure digne d’être montrée.

Si maman savait que je quémande à un petit Juif de Berlin (Lubitsch !) un rôle plus consistant…

Je me souviens de Pétersbourg en 1917, je me souviens de la peur de mes parents, je me souviens des appels à tuer qui longeaient non grilles. De la volonté d’écrasement du peuple qui se professait chez nous. Du face-à-face haineux qui se révélait.  De la fuite, de la terreur, de la rancune.

En allemand, Krebs ne dit pas seulement cancer, mais désigne aussi les petits animaux à pinces qui se nichent dans les rivières de tout le pays…

… Flusskrebs. La bête à pinces tapie au fond de l’eau. La bête à pinces qui a vu tout ce que cette terre a accueilli comme actes humains. La bête à pinces qui n’oublie rien, puisqu’elle marche à reculons. L’écrevisse a dévoré une partie de moi-même.

Les images se succèdent, s’auto-engendrent, la mémoire est un cinéma dont on ne peut sortir…

La mémoire n’a plus de pudeur, elle découpe de ses pinces le peu de lumière qui demeurait dans mon crâne…

Une mémoire qui brûle est un feu de joie.

Lu en novembre 2020

20 réflexions sur “« La femme-écrevisse » d’Oriane Jeancourt-Galignani

  1. Je reconnais que le titre m’attire beaucoup et que ce que tu en dis ajoute à mon envie de le lire. Pour l’instant je le note et je verrai bien quand j’arriverai à résorber un peu ma PAL d’autant plus que les prix littéraires la rallonge aussi, je n’avais pas forcément noté tous les titres arrivés en finale ! Merci pour ton enthousiasme…

    Aimé par 2 personnes

    1. l’histoire est belle et intéressante… J’ai beaucoup aimé voyager dans la folie (quand on est mordu, c’est pour la vie!!!! n’est-ce pas Sigmund?) et surtout les liens complexes entre l’art l’hyper-sensibilité, et la chute possible.
      ce livre est vraiment intéressant! ma PAL spéciale rentrée littéraire est colossale j’espère arriver à lire tous les livres que j’ai obtenus via NetGalley (on m’a accordé presque tout ce que j’ai demandé cette fois! 🙂

      J’aime

    1. j’aime toujours autant me promener dans la maladie mentale!!!
      je pense que l’auteure voulait parler surtout de la gravure et de ce qu’elle pouvait provoquer (de manière directe ou pas) plus que des personnages.
      Je vais maintenant aller essayer de trouver des renseignements concrets sur Margot et l’œuvre de son Peintre dont j’apprécie beaucoup les tableaux mais dont je connais peu la vie 🙂
      maintenant je suis plongée de le Bauhaus avec « La femme qui reste » 🙂

      Aimé par 1 personne

      1. Oui c’est sans doute là son objectif… les méandres de l’histoire sont assez réussis en tout cas ! D’après mes recherches, Margot s’appelait en réalité Geertje Dircx… j’attends de voir ce que tu trouveras 😉
        J’avais hésité à le demander sur NetGalley mais j’avais trop de lectures en cours… je sens que tu vas me faire regretter d’avoir passé mon chemin !

        Aimé par 1 personne

  2. Ping : La femme-écrevisse, Oriane Jeancourt Galignani – Pamolico, critiques romans, cinéma, séries

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.