« Mon père, ma mère, mes tremblements de terre » de Julien Dufresne-Lamy

Je vous parle aujourd’hui du dernier livre d’un auteur que j’ai découvert l’an dernier avec « Jolis, jolis monstres » :

Résumé de l’éditeur :

« Est-ce que sur la table de chirurgie, mon père ressent le chaud, le froid ? Allez savoir. Dans la salle d’attente, ma mère porte sa chemise saharienne et le soleil blanc tape doucement sur les fenêtres. L’air est doux. Un air qui n’a rien à voir avec la mort, les drames. Ici, ce n’est pas un drame. C’est autre chose qui se passe. »


Dans cette salle, Charlie, quinze ans, patiente avec sa mère. D’ici cinq heures, son père sortira du bloc. Elle s’appellera Alice.  

Durant ce temps suspendu, Charlie se souvient des deux dernières années de vie de famille terrassée. Deux années de métamorphose, d’émoi et de rejet, de grands doutes et de petites euphories. Deux années sismiques que Charlie cherche à comprendre à jamais.

Sur sa chaise d’hôpital, tandis que les heures s’écoulent, nerveuses, avant l’arrivée d’Alice, Charlie raconte alors la transition de son père, sans rien cacher, ce parcours plus monumental qu’un voyage dans l’espace, depuis le jour de Pâques où d’un chuchotement, son père s’est révélée. Où pour Charlie, la terre s’est mise à trembler.  

Julien Dufresne-Lamy signe un cinquième roman doux et audacieux, profondément juste, sur la transidentité et la famille. La bouleversante histoire d’amour d’un clan uni qui, ensemble, apprend le courage d’être soi.

Ce que j’en pense :

Le livre s’ouvre directement sur la salle d’attente de l’hôpital où Charlie, adolescent de quinze ans patiente en compagnie de sa mère. Son père, Aurélien, subit une intervention chirurgicale, radicale, une vaginoplastie qui va durer plusieurs heures. C’est l’étape ultime de cet homme, âme de femme égarée dans un corps d’homme, pour devenir Alice et être enfin en accord avec lui-même.

Durant cette attente angoissante, Charlie remonte le cours du temps : l’annonce de son père, sous la tente lors d’un week-end d’escapade qui le prend au dépourvu ainsi que sa mère, mais au fond, il se doutait bien qu’il y avait anguille sous roche. Un jour, il avait surpris son père habillé en femme, perruqué dans le garage. Il avait alors évoqué une soirée Halloween avec des voisins…

Ce week-end où tout bascule, Charlie va parler alors de séisme et comparer les secousses d’un tremblement de terre qu’on ne voit pas venir, à part sur les tracés des sismographes, à toutes les souffrances, guerres intérieures qui vont se succéder, chez lui comme chez sa mère, mais de façons différentes, mais qui vont laisser des traces.

Durant ces longues heures, Charlie se souvient de tout le processus de transformation de son père : les hormones, notamment avec leurs effets secondaires, la lutte contre la pilosité avec des rituels de rasage aussi énergiques que cause de souffrance, les achats compulsifs de bijoux qu’il ne porte pas forcément, cette voix masculine qui l’exaspère car au téléphone, on lui dit encore « monsieur », le tout sur fond de suivi par, Madame Folle,  une psy qui tient plutôt bien la route malgré son nom :

 « Une psy qui s’appelle Folle, t’as pas un peu peur de virer camisole. Mme Chtarbée suit l’état psychique de Papa depuis deux ans. Depuis les tremblements de terre. Papa l’a choisie sans avoir le choix. Obligation formelle d’être suivi… »

En fait, l’acceptation se fait très progressivement, un peu comme les étapes du deuil, avec bien-sûr la colère qui l’envahit au début, car Aurélien, tout à son projet, ses consultations multiples chez différents médecins pour avoir ses prescriptions, ne se rend pas compte que si, pour lui, tout est clair et résulte d’une évolution remontant à l’enfance, ce n’est pas la même chose pour Charlie ou pour son épouse.

Il s’agit bien d’un deuil : celui du père aimant qui devient Alice, alors il faut s’habituer à dire « Elle » à construire les phrases au féminin (teinté de masculin : mon père, elle…).

Julien Dufresnes-Lamy explore aussi les réactions de l’entourage, la famille de la mère de Charlie, (notamment sa sœur Rita) est italienne ultra-catholique, et tente de la forcer à divorcer par exemple un comble chez les ultras, les voisins qui se moquent et jugent, les tags sur la voiture, la maltraitance au collège…

« Il y a deux sortes de gens affreux dans la vie. Les gens qui ont un avis sur tout. Et les gens qui tendent la main à tous sauf à ceux qui en ont besoin. Rita et Jo, c’était la combinaison hypocrite des deux. »

Charlie et sa mère ont évolué chacun de leur côté, avec des réactions différentes, des colères, qui ne sont pas concomitantes, car elle semble accepter sans problème par amour pour son époux, mais les réactions de colère sont plus tardives. Je trouve le choix d’aborder la transidentité, à travers le cheminement d’un adolescent devant le choix paternel, très intéressant et très réussi, ainsi que le fait de choisir l’approche par le biais de l’amour : Charlie aimera-t-il son père de la même manière ?

J’ai beaucoup aimé ce roman, car l’auteur aborde la transsexualité, la transidentité, le genre, les réactions des gens, l’intolérance avec beaucoup de sensibilité, comme dans son précédent roman, et j’ai découvert des aspects sur lesquels je n’avais jamais réfléchi en profondeur, notamment tout le côté médical : les effets secondaires des hormones, les complications possibles de la vaginoplastie (intervention qui dure 5 heures en France et 8 heures dans les pays anglo-saxons, car on « peaufine » plus…).

Les termes choisis sont toujours dans le registre de la sensibilité, de la pudeur, très rarement dans la crudité, les comparaisons avec le tremblement de terre ou la nature sont toujours judicieuses.

Je mettrai juste un bémol : j’ai trouvé Aurélien-Alice, certes sympathique mais très autocentré : il est tellement obnubilé par sa démarche ses choix, qu’il ne se rend pas compte de ce que cela entraîne sur son fils et sa femme. Un exemple : aller chercher son ado au collège, habillé en femme, avec perruque, maquillage, sans se rendre compte des répercussions que cela peut avoir, c’est terrible. Mais, que ferions-nous à sa place ? il y a un tel décalage dans le temps entre la certitude d’être une femme depuis l’enfance, et l’annonce à la famille…

Un grand merci à NetGalley et aux éditions Belfond qui m’ont permis de découvrir ce roman et de retrouver la plume de son auteur que j’ai découvert avec « Jolis, jolis monstres » et que j’ai retrouvé avec énormément de plaisir. J’attends le prochain livre de pied ferme…

#Monpèremamèremestremblementsdeterre #NetGalleyFrance

8,5/10

L’auteur :

Julien Dufresne-Lamy est né en 1987 à La Rochelle et vit actuellement à Paris. Il publie son premier roman en 2012 : « Dans ma tête, je m’appelle Alice » (La Forêt, 2012).

Passionné par la danse contemporaine, il publie en 2017 chez Belfond un deuxième roman pour adultes, « Deux cigarettes dans le noir », en hommage à la chorégraphe allemande, Pina Bausch.

En 2019, il publie un livre pour les neuf-treize ans : « Les étonnantes aventures du merveilleux minuscule Benjamin Berlin » qui a reçu également un bel accueil.

Pour la rentrée littéraire 2019, il publie « Jolis, jolis monstres » (Belfond, 2019), roman qui a reçu le Grand Prix des Blogueurs et le Prix Millepages.

Extraits :

Une fin d’après-midi sous la tente, Papa l’a simplement révélé.

Rupture brutale des plaques tectoniques.

Cataclysme.

Force 10 sur l’échelle de Richter.

En bon scientifique, mon père nous avait employé des termes normatifs. Dysphorie de genre. Transidentité. Troubles de l’identité de genre. Non-congruence de genre. Ma mère n’y comprenant rien, mon père était passé au plan B. « Je suis une femme. A l’intérieur, une vraie. Ce n’est pas vraiment grave. Je t’aime. Je vous aime. Mais je n’ai jamais été un homme.

Il disait que sa dysphorie, il la ressentait depuis ses cinq ans. Il se souvenait être un grumeau de garçon qui se regardait dans la glace et, quand il regardait tout au fond, il voyait tout sauf un grumeau de garçon.

Les rendez-vous de mon père. Ses absences, ses étapes, ses aveux, ses métamorphoses tandis que ma mère s’emmure et moi ? Je tremble…

« J’ai treize ans, la terre se désagrège et, avec cette vue plongeante sur le vide, j’entrevois le plus grand de nos vertiges. Mon père maintenant ne parle plus que de lui.« 

Je crois qu’à cette époque, mon amour (pour mon père) devenait invisible et molécule. A la place, c’est la colère qui me calcinait.

J’avais le droit d’avoir des humeurs et d’être ingrat, c’est mon âge qui le disait. Sauf que non. Mon père me volait ma crise d’adolescence, sans trembler.

Dans mon journal, je rédigeais les étapes de mon père. Ce qui nous attendait, lui, ma mère et moi.

Ce que ne se verra jamais. L’émotivité. La vulnérabilité. Les doutes dans les yeux bleus de mon père. Les précipices, la transe, le trac. La foi. Tous les dangers d’être femme ou minorité dans notre impitoyable société.

Il y a deux sortes de gens affreux dans la vie. Les gens qui ont un avis sur tout. Et les gens qui tendent la main à tous sauf à ceux qui en ont besoin. Rita et Jo, c’était la combinaison hypocrite des deux.

Le fils se le figure comme ça, un père en éclaireur avançant en pleine randonnée, le souffle régulier, la gourde au poignet, se hissant jusqu’au sommet. Un père qui grimpe le flanc d’une colline, un alpage en haute altitude, lui qui a un vertige monstre ? Et dans un souffle adressé au public, le fils qui chuchote :  Mon père est une femme qui marche… 

Pour le monde, on passe d’homme à on ne sait trop quoi. On se prend la transphobie dans la gueule. Et puis quand on transitionne, qu’on passe les étapes, on se fait bien « genrer ». Pour le monde, nous sommes femmes. Et ce n’est plus la transphobie qu’on mange, c’est le sexisme à vie.

Il faut accepter de ne pas comprendre les choses mais comprendre qu’elles existent.

Mon père est elle, pleine et entière de femme, nouée femme pour l’éternité. Je dois pouvoir le formuler. Puisqu’elle est elle, en stricte vérité.

Bientôt, mon père aura un néo-vagin, alors ça fait quoi de lui ? Une néo-femme ? Un néo-parent ?

Néo-que dalle. Mon père ne s’en contentera pas.

Lu en octobre 2020

23 réflexions sur “« Mon père, ma mère, mes tremblements de terre » de Julien Dufresne-Lamy

  1. Décidément, on partage bcp de lectures ces temps! Ce sera mon prochain billet 🙂
    Comme toi, j’ai vraiment bcp aimé ce roman et je partage également ton sentiment sur l’auto-centrisme d’Alice. Mais effectivement, qu’aurions-nous fait à sa place? Au fond, n’est-ce pas normal et humain de réagir de la sorte après quatre décennies passées à refouler sa véritable nature?
    Je découvre l’auteur avec ce roman et lirai maintenant avec plaisir ses précédents.

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    1. c’est un petit bémol, en fait car il a souffert toute sa vie, et sa transformation est compliquée quand même, c’est le parcours du combattant, il y a une souffrance ancrée depuis tellement d’années
      je l’ai découvert avec « Jolis, jolis monstres » qui était superbe aussi…

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    1. il est bien construit, et j’ai appris plein de choses car je ne connaissais la transidentité qu’en théorie…
      Comme c’est la même engouement pour moi que « Jolis, jolis monstres », je suis allée voir sur Babelio tous ceux que je peux trouver!!!

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  2. Un livre dont je n’avais pas entendu parler sur un sujet qui est trop peu traité en littérature. Les extraits sont émouvants et je regarderai s’il existe à la médiathèque. Merci Eve pour ta présentation, je ne connais pas encore cet auteur.

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    1. un livre et un auteur à découvrir… Je pense que, vus le succès et les récompenses de « Jolis, jolis monstres » on doit le trouver en bibliothèque.
      En tout cas c’est une famille solide pour affronter un tel tsunami et ses serrer les coudes 🙂

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  3. Ce thème est un peu trop prégnant en ce moment … Ou alors, c’est moi qui le vois partout … Je vais attendre un peu pour le lire, parce que malgré tout, il a l’air très bien. Peut pet-être aussi Jolis jolis monstres ? Bref, merci de me tenter pour découvrir un nouvel auteur.

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