« Nuits d’été à Brooklyn » de Colombe Schneck

Après avoir terminé l’excellent essai de James Baldwin, « Meurtres à Atlanta », j’ai eu envie de revenir aujourd’hui sur les tensions sociales entre communautés aux USA avec ce roman :

Résumé de l’éditeur :

 « Appelons-le Frederick, il a 41 ans, il est professeur de littérature, spécialiste de Flaubert, marié, père de Lizzie, 15 ans et vit, au moment des faits, l’été 1991, dans une jolie maison en briques à trois étages dans le quartier de Carroll Gardens à Brooklyn. Frederick trompe sa femme. Sa maîtresse s’appelle Esther, elle est blanche, juive, parisienne, évidemment plus jeune. Elle vient de terminer ses études de journalisme. Elle est en stage de trois mois à New York. Cet adultère est un évènement minuscule, mais la vie personnelle est plus importante que les mouvements du monde, tant qu’on a la capacité d’y échapper. »

Pourtant ce sont bien les mouvements du monde qui vont rattraper Frederick et Esther.
Août 1991, à Crown Heights, un quartier résidentiel de Brooklyn, un juif renverse accidentellement deux enfants noirs qui jouent de l’autre côté de la rue. L’un d’eux est tué sur le coup. Ce quartier où cohabitent difficilement les deux communautés se retrouve très vite à feu et à sang, les rues résonnent aux cris de « morts aux juifs » et « vive les nazis », les magasins sont pillés et les voitures brûlent. Pendant que la réaction policière tarde à venir, Rabbins, révérends, mères de famille, journalistes et simples citoyens s’affrontent, cherchant la faute et la violence dans le regard de l’autre.

L’histoire d’amour entre Esther et Frederick ne survivra pas à ces événements qui les opposent jusqu’à la rupture. Esther ne s’en remettra pas et passera 25 ans à ressasser son amour perdu et à essayer de comprendre ce qui s’est joué lors de cet été 1991. Ce livre est le récit de sa quête pour répondre à la question posée un jour par son amant : Pourquoi ne pouvons-nous pas nous aimer les uns les autres ?


Le roman, écrit d’une plume alerte et qui touche toujours juste, que tire Colombe Schneck de ces événements bien réels transporte autant qu’il questionne sur les thèmes malheureusement actuels du racisme et de l’antisémitisme mais toujours en nous parlant la langue universelle de l’amour et de l’espoir.

Ce que j’en pense :

19 août 1991, un cortège de trois voitures passe dans la rue où Gavin est en train de réparer son vélo rouge, avec sa cousine Angela. Il s’agit du rabbin Yosef Lifsh, qui se rend à la synagogue et de son escorte. Le feu passe à l’orange alors que les deux premières voitures sont passés, le chauffeur de la troisième décide de suivre provoquant un accident dramatique : Gavin va y laisser sa vie et Angela aura les jambes brisées.

Les secours ont été appelés : ambulances privées, publiques mais c’est trop tard pou Gavin, et les esprits s’échauffent, pour les habitants du quartier toutes sortes de rumeurs se propagent comme une traînée de poudre : l’ambulance aurait préféré emmener le chauffeur blessé, c’est une faute, le chauffeur était ivre, il n’avait pas le permis, il a fait exprès de tuer l’enfant…

Les magasins juifs sont pillés, un touriste juif qui passait par là est tabassé à mort, avec des slogans ahurissants tels que « vive Hitler », « à mort les juifs » etc. Galvin est Noir donc c’est forcément un acte volontaire…

Dans ce quartier de Crown Heights, les deux communautés ont toujours cohabité sans problèmes particulier, mais la mort de l’enfant va déclencher une montée de haine, alimentée par des jeunes Noirs qui veulent en découdre et transforme la vérité, puis les journalistes.

Une jeune étudiante Esther tente de mener son enquête, n’hésitant pas à se rendre sur les lieux, à rencontrer des personnalités du moment, tel Frederick, professeur de littérature à l’université, passionné par « Madame Bovary » qu’il tente de faire découvrir à ses étudiants. C’est un professeur apprécié qui a été nommé à ce poste parce qu’il fallait des professeurs noirs à l’université et certains sont choqués qu’il puisse enseigner Flaubert, car ce n’est pas ce genre de littérature que « devrait enseigner un Noir ».

Esther est juive, sa famille, originaire de Kichinev, a dû fuir les pogroms en Ukraine, et dans la famille personne n’en parle, ou du moins Esther n’a pas envie d’en savoir plus sur la tragédie familiale, mais comment réussir sa vie quand on nie ses racines, c’est ce que tente de lui faire comprendre Frederick.

Esther et Frederick tombent amoureux, mais il est marié, a des scrupules vis-à-vis de sa femme et de leur fille et surtout, il est plus âgé qu’Esther. Ce couple Noir-Juive entre en résonance avec la situation dans le quartier, car la violence ne frappe pas que les noirs des quartiers défavorisés, et le statut de professeur ne met pas à l’abri de dérapages policiers.

L’auteure fait souvent référence à James Baldwin, à Philip Roth et aussi à un écrivain « russo-ukrainien » que j’apprécie beaucoup : Vladimir Korolenko en évoquant un de ses textes sur le pogrom de 1903 à Kichinev :

« Vladimir Korolenko se demande comment un voisin peut se transformer en monstre. Comment les « retenues ordinaires de civilisation peuvent disparaître aussi rapidement ». Vladimir Korolenko n’offre pas de réponse. »

J’ai beaucoup aimé ce roman, la mise en parallèle d’un accident mortel qui dégénère en haine sur fond de discrimination raciale, qui gangrène à tous les niveaux. Je mets deux bémols :  d’une part, l’idylle entre Esther et Frederick, leurs tourments intimes, sont un peu fade par rapport à ce qui se passe dans le quartier, mais l’exercice est difficile, on a toujours tendance à préférer le sujet principal.

Quant au second bémol : Colombe Schneck a choisi de varier les moments, les dates dans sa narration, tantôt on est dans le passé, tantôt dans le futur par rapport à l’accident et je trouve que cela n’apporte rien de plus au texte, si ce n’est stimuler la vigilance du lecteur. Je précise que ce sont de petits bémols, l’exercice étant difficile.

L’auteure présente son roman comme une histoire d’amour sur fond d’émeutes sociales, mais je trouve que c’est beaucoup plus qu’une simple histoire d’amour, à mon avis. C’est le premier livre de Colombe Schneck que je lis. Certes, j’ai suivi sa carrière de journaliste mais je remettais toujours à plus tard, la découverte de son œuvre littéraire notamment « La réparation », consacrée à la déportation des membres de sa famille…

Un immense merci à NetGalley et aux éditions Stock qui m’ont permis de découvrir ce livre et de commencer à parcourir l’œuvre littéraire de Colombe Schneck.

#NuitsdétéàBrooklyn #NetGalleyFrance

❤️ ❤️ ❤️ ❤️

L’auteure :

Romancière, Colombe Schneck a notamment publié, chez Stock, « L’Increvable Monsieur Schneck » (2006), « Val de Grâce » (2008), « Les guerres de mon père » (2018), et aux éditions Grasset, « La Réparation » et « La tendresse du crawl », traduits dans plusieurs pays.

Extraits :

À 41 ans, Frederick est professeur de littérature française à la New York University (NYU). Il a déjà eu le droit à un portrait dans le New Yorker…

… Son grand-père, petit-fils d’esclave, barbier à Chicago qui avait fait fortune en important des rasoirs, des brosses et des peignes en corne de Grande-Bretagne, puis des parfums de France. Son père, qui avait choisi de vivre dans le sud de la France à la fin des années 1950. Sa mère, poétesse antillaise. Sa naissance à Aix-en-Provence, l’enfance à Bonnieux, dans le Luberon.

Esther et Frederick en sont aux débuts, un jeu sans conséquence, chacun pensant pouvoir maîtriser ce qui va se passer. Frederick est marié, Esther doit retourner dans dix semaines en France. Ils croient l’un et l’autre qu’ils peuvent choisir. Que, si l’inconscient peut jouer (Frederick est en analyse), ce n’est qu’à la marge, pense Esther, persuadée qu’elle a beaucoup de chance, espérant même avoir un « grand destin » (une vaste blague pour Frederick).

Les Juifs pensent que les Noirs sont des assassins et des violeurs, les Noirs que les Juifs sont des esclavagistes en puissance, faut qu’on arrive à remettre le dentifrice dans le tube.

D’un côté les Loubavitch, de l’autre les Caribéens et les Afro-Américains, partageant les mêmes rues. Deux paquebots dans la nuit qui s’ignorent.

« Je n’ai rien contre le fait d’avoir des voisins noirs, mais chaque fois que je les vois, je me rappelle que la valeur de ma maison a baissé de quatre-vingts pour cent. »

Pour Ruth, à Princeton, cela était plus difficile, tous les jours elle devait affronter quelqu’un qui refusait de croire qu’elle était étudiante, se justifier et montrer sa carte d’identité, on la prenait au choix pour une femme de ménage ou une secrétaire.

Je vais vous dire un truc. Les journaux blancs, le New York Times, même le Village Voice, les libéraux de New York qui se disent antiracistes, qui envoient leur gros chèque une fois par an à la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), qui se passionnent pour l’apartheid en Afrique du Sud et trouvent cela « honteux » et qui ne voient pas de quoi il s’agit quand on les interroge sur leur part de racisme, alors que les seuls Noirs qu’ils fréquentent sont leurs portiers et leurs femmes de ménage, ils me font bien rigoler.

On n’y arrivera pas, ce sera toujours nous contre les autres. Nous avons moins, eux ont tout. La rivalité, l’envie, la comptabilité des avantages et des inconvénients, il ne suffit pas d’avoir, il faut que l’autre soit réduit, d’un côté comme de l’autre, par une barrière.

Le savoir de Frederick, ce qui le rassure et le tient – qu’un mot puisse passer d’une âme à l’autre, que ce mot ait été écrit il y a un siècle ou aujourd’hui –, est inutile. Les paroles sont inassimilables, elles se répètent dans le vide. Chacun reste dans son camp avec l’histoire qui l’arrange. La douleur de l’autre est étrangère.

Cela la gêne que l’on puisse la comparer à eux, d’avance elle les juge « bornés », « rétrogrades », « compacts » et « menaçants ». Si des Juifs libéraux, assimilés, laïcs, cultivés, militants antiracistes, diplômés des bonnes universités, pleins d’humour, lecteurs de Philip Roth, aisés, démocrates, des gens comme Ellis et ses parents, comme elle, vivaient à Crown Heights, ils auraient su vivre « en bonne intelligence » avec leurs voisins.

Ce à quoi nous avons assisté ici, c’est la violence d’un camp. Quand nous étions enfants, nous pensions que le mot « pogrom » appartenait à nos livres d’histoire. Nous pensions que « Heil Hitler » étaient des mots du passé. Malheureusement nous avons vu de nos propres yeux un pogrom. Et cela s’est passé ici à Crown Heights.

Et c’est drôle comme on oublie vite les drames qui ne se passent pas à l’intérieur de soi, alors qu’il est si difficile d’échapper à soi et à ses propres complaintes.

Dans vingt ans, on sera en 2011, est-ce que l’on continuera de tuer des jeunes gens noirs qui courent dans la rue, de crier « À mort les Juifs » ?

Lu en avril 2020

19 réflexions sur “« Nuits d’été à Brooklyn » de Colombe Schneck

    1. ce livre est vraiment très intéressant, elle aborde les émeutes raciales qui peuvent devenir cataclysme en peu de temps pour des raisons justifiées certes ici mais où les rumeurs font un dégât considérable. « Il suffira d’une étincelle » 🙂

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  1. Un roman que tu me donnes encore une fois envie de lire…Tu me fais penser que j’ai oublié de présenter sur mon blog le livre de James Baldwin que j’ai lu avant le confinement…Il serait temps ! Merci pour cette nouvelle suggestion de lecture. Je le note

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    1. il se lit facilement malgré la dureté du sujet, et son analyse m’a plu malgré les allers et retours dans le temps qui m’ont plutôt dérangée 🙂 je pense qu’elle voulait atténuer un peu le propos…
      j’attends ta critique du livre de James Baldwin 🙂

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  2. Je ne connaissais pas et j’avoue que le couverture ne m’aurait pas attirée… Heureusement qu’il y a les blogs pour faire découvrir les livres, hein ! Allez, tu m’as convaincue !
    (PS/ C’est sympa les orchidées en en-tête). Bises.

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    1. il vaut le coup! j’ai hésité au début à le demander mais le thème me tentait beaucoup et contrairement à ce qu’elle dit dans la très courte vidéo, l’histoire d’amour est loin d’être le sujet principal 🙂
      j’essaie de trouver une image qui me plaît et comme les celles suggérées sur Internet (image en tête ou fond sont rejetées par antivirus c’est difficile 🙂
      bises et bon déconfinement (dans le dico de 2021!) 🙂

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