Je vous parle aujourd’hui d’un livre que j’ai décidé de lire dès sa sortie, mais j’ai dû patienter, car c’est un roman version papier, et il fallait pouvoir le lire dans un fauteuil, le tenir dans les mains… cette lecture a donc une valeur spéciale :
Résumé de l’éditeur :
À Oakland, dans la baie de San Francisco, les Indiens ne vivent pas sur une réserve mais dans un univers façonné par la rue et par la pauvreté, où chacun porte les traces d’une histoire douloureuse. Pourtant, tous les membres de cette communauté disparate tiennent à célébrer la beauté d’une culture que l’Amérique a bien failli engloutir. À l’occasion d’un grand pow-wow, douze personnages, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, vont voir leurs destins se lier. Ensemble, ils vont faire l’expérience de la violence et de la destruction, comme leurs ancêtres tant de fois avant eux.
Débordant de rage et de poésie, ce premier roman, en cours de traduction dans plus d’une vingtaine de langues, impose une nouvelle voix saisissante, véritable révélation littéraire aux États-Unis.
Ce que j’en pense :
Ce roman commence avec un prologue très fort qui rappelle comment les Indiens d’Amérique ont été traités. On commence en 1621, avec la cession des terres, qui se conclut par un repas à l’origine de la fête la plus hypocrite qui puisse exister : « Thanksgiving » ! puis les massacres qui ont débuté deux ou trois ans plus tard, un nouveau massacre en 1637, pour atteindre le summum en 1864, à Sand Creek.
Les autochtones se sont retrouvés dans des réserves, plus récemment certains ont pu devenir des « Urbains » mais la discrimination est toujours là.
Ce roman, raconte, à travers l’histoire de douze personnages, de différents âges, des hommes, des femmes, des enfants, chacun ayant sa propre problématique, qui se retrouvent pour un grand Pow-Wow organisé pour la première fois dans la ville d’Oakland.
Cette cérémonie n’a pas la même signification pour tous. Mais, avec les danses, les tambours, les costumes traditionnels cela doit être une fête et une manière d’honorer les anciens, de renouer avec les racines.
On sait dès le départ que rien ne sera simple, car l’un des protagonistes vient de fabriquer un revolver grâce à une imprimante en trois dimensions.
Le Pow-Wow est organisé par Blue, qui a été adoptée et ignore tout de ses parents biologiques ; elle est assistée par Edwin Black, mal dans sa peau car il est obèse et se sent rejeté par les autres. Un troisième larron est censé les aider Calvin, mais sa fiabilité n’est pas à toute épreuve.
Une autre famille, atypique bien-sûr, est aussi sur le départ : elle est composée de deux sœurs dont on va apprendre la douloureuse histoire au fur et à mesure que la fête se prépare : Opale Viola Victoria Bear Shield et Jacquie Red Feather, qui ont un père différent et qui ont passé leur enfance à fuir, (la mère était victime de maltraitance mais pas uniquement) pour atterrir à Alcatraz, où se sont réfugiées d’autres familles indiennes à l’époque, dont des conditions lamentables…
Jacquie fait la connaissance de Harvey et on sait qu’il s’est passé quelque chose de grave sur la « plage » d’Alcatraz, ce qui va avoir des conséquences tragiques.
La fille de Jacquie est décédée d’une overdose, laissant trois enfants et c’est Opale qui va les adopter officiellement : Orvil, Loother et Loney.
On rencontre aussi Dene, qui a obtenu une bourse, pour un projet de « film » : il recueille des témoignages d’Indiens sur leur origine, leurs désirs dans la vie. Orvil, qui est âgé de quatorze ans va témoigner, sur son appartenance aux Cheyennes. Chaque personne qui accepte de témoigner reçoit une somme d’argent, et pour Orvil, il s’agit d’offrir un vélo à son petit frère Loney.
Outre, Edwin Black et son poids, on rencontre aussi Tony Loneman et le Drome de qui va hanter sa vie, empêchant des relations normales avec les autres, car il se sent différent, monstrueux.
« Quand j’ai posé la question à Maxine, elle m’a dit que ma mère buvait quand j’étais dans son ventre, m’a dit très lentement que j’avais le syndrome d’alcoolisation fœtale. Tout ce que j’ai entendu c’est Drome, et puis je suis retourné devant la télé éteinte que je n’ai plus quitté des yeux. »
A côté, il y a des loubards, qui n’ont qu’une seule idée en tête : voler l’argent mis en jeu pour le Pow-Wow, sous forme de sorte de « bons d’achats » qui doivent être remis aux gagnants des participations : danseurs, musiciens…
Tommy Orange raconte très bien la difficulté de naître Indien, le mépris des Blancs, la difficulté de se faire une place dans cette société capitaliste sans valeurs ni respect pour autrui, ou pour la Nature. Il raconte aussi la fuite dans l’alcool, pour oublier (comme Jacquie) ou Tony et son visage défiguré par le syndrome d’alcoolisation fœtale, ou encore dans la drogue, au risque d’en mourir, comme Jamie, la fille de Jacquie.
On retrouve aussi le besoin de retrouver ses racines, son identité, telle l’importance du costume traditionnel pour être considéré comme un Indien pour Orvil Red Feather qui répète devant YouTube la chorégraphie des danses.
Ce roman m’a énormément plu, car il aborde des thèmes qui m’intéressent : les racines, l’abandon, l’adoption, l’héritage culturel, la fuite dans les paradis artificiels et ce qui peut en découler, sans oublier le métissage, qui complique encore la notion d’identité.
Il ne va pas améliorer les sentiments que j’éprouve à l’égard des USA, des colonisateurs qui ont spolié les Amérindiens de leurs terres et qui ont le culot de remercier chaque années la terre qu’ils se sont appropriés avec une fête d’une hypocrisie qui va au-delà des mots : Thanksgiving ».
Pour moi, 1492 dont on a célébré l’anniversaire en grande pompe en 1992, ne commémore qu’une chose : le génocide des Amérindiens », par des cow-boys, obsédés par les armes à feu et qui s’érigent en « modèles » et en gendarmes du monde, semant le désastre et le malheur partout où ils passent…
Ceci explique pourquoi, j’ai longtemps fait un blocage sur la littérature américaine, (qui s’est longtemps limitée à Philip Roth, Joseph Boyden); je découvre à petite dose, choisissant bien les auteurs. Ce n’est pas de l’anti-américanisme primaire, mais l’Amérique profonde me laisse perplexe. Là c’était le coup de gueule d’Eve…
Tommy Orange est un excellent conteur, et il cite au passage Gertrude Stein, qui lui a inspiré le titre du roman, propose des citations de James Baldwin, Bertolt Brecht, Jean Genet, entre autres.
« Cette citation est importante pur Dene. Ce « Là, là ». Il n’avait pas lu Gertrude Stein en dehors de cette citation. Mais, pour les Autochtones de ce pays, partout aux Amériques, se sont développés sur une terre ancestrale enfouie, le verre, le béton, le fer et l’acier, une mémoire ensevelie et irrécupérable. Il n’y a pas de là, là : ici n’est plus ici. »
J’ai beaucoup aimé ce roman choral, dont la couverture est superbe, et il m’a donné envie de lire d’autres livres sur les Amérindiens, de découvrir des auteurs amérindiens… Sherman Alexie, Louise Erdrich, James Welsh, David Treuer entre autres frappent à la porte de ma PAL…
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L’auteur :
Né en 1982, Tommy Orange a grandi à Oakland, en Californie, mais ses racines sont en Oklahoma. Il appartient à la tribu des Cheyennes du Sud.
Diplômé de l’Institute of American Indian Arts, où il a eu comme professeur Sherman Alexie et Joseph Boyden, il a fait sensation sur la scène littéraire américaine avec ce premier roman.
Extraits :
En 1621, peu après une cession de terres, les colons anglais invitèrent Massasoit, chef des Wampanoags, à un banquet. Massasoit arriva avec quatre-vingt-dix de ses guerriers. C’est en mémoire de ce repas que nous partageons toujours le dîner de Thanksgiving en novembre. Pour le célébrer en tant que nation…
…Mais ce repas-là n’était pas un repas d’action de grâce. C’était un repas scellant une cession de terres.
Nous avons été définis par tous les autres et continuons d’être calomniés malgré des faits amplement vérifiables sur Internet quant à la réalité de notre histoire et l’état actuel de notre peuple.
Tout le monde va se dire que c’est une question d’argent. Mais merde, qui n’en veut pas de l’argent ? Ce qui compte, c’est pourquoi on en veut de l’argent, comment on l’obtient et ce qu’on en fait après. L’argent, ça n’a jamais rien fait à personne. Les gens, si.
Maxine veut que je lui fasse la lecture le soir. Ça me plaît pas parce que je suis lent pour lire. Les lettres grouillent sur moi, des fois, comme des insectes. Quand ça leur chante, elles changent de place. Et puis des fois, les mots ne bougent pas…
Tu sais ce que Gertrude Stein a dit à propos d’Oakland demande Rob ?…
… « Il n’y a pas de là, là », dit-il dans une espèce de murmure, avec un sourire idiot qui donne envie de dire à Dene de lui mettre son poing dans la figure.
Roosevelt a dit : « je n’irais pas jusqu’à penser qu’un bon Indien est un Indien mort, mais je le crois de neuf Indiens sur dix, et je ne suis guère porté à me pencher de trop près sur le cas du dixième ».
C’est ce qu’ils ont fait de nous, les ours et les Indiens, des étrangers sur notre propre terre. Et, avec leurs gros bâtons, ils nous ont fait marcher si loin en direction de l’ouest qu’on a failli disparaître.
L’ennui avec la croyance, c’est qu’il faut croire que la croyance suffira, il faut croire en sa croyance.
Cela voulait-il dire que j’étais destiné à être gros un jour, ou est-ce mon obsession pour le fait d’être gros, même quand je ne l’étais pas, qui m’a fait grossir ? Ce qu’on fait pour éviter à tout prix quelque chose nous poursuit-il parce qu’on y a trop pensé, prisonnier de nos angoisses ?
En l’occurrence, l’araignée c’était Jacquie, et le mini-frigo, c’était la toile. Boire, c’était la maison. Et le piège, la boisson. Ou quelque chose comme ça. Tout ça pour dire « n’ouvre pas le frigo ». Et elle ne l’ouvrit pas.
Il est important qu’il s’habille comme un Indien, danse comme un Indien, même s’il joue la comédie, même s’il a de bout et bout l’impression d’être un usurpateur, parce que la seule façon d’être indien en ce monde est d’avoir l’apparence d’un Indien et d’agir comme un Indien. Être ou ne pas être indien en dépend.
La plaie ouverte par les Blancs quand ils sont arrivés et ont pris ce qu’ils ont pris ne s’est jamais refermée. Une plaie non soignée s’infecte. Devient une plaie d’un type nouveau, de même que l’histoire de ce qui s’est réellement passé est devenue une histoire d’un nouveau type.
Si vous avez la chance d’être né dans une famille dont les ancêtres ont directement bénéficié du génocide et/ou de l’esclavage, peut-être pensez-vous que moins vous en saurez, plus vous resterez innocents, ce qui est une bonne incitation à ne pas savoir, à ne pas trop fouiller profondément, à contourner sur la pointe des pieds le tigre endormi.
Les secrets font leur nid de l’omission, comme la honte fait son nid du secret.
Tu es entré dans la pièce et à ce moment-là, ils se sont mis chanter. Des mélopées anciennes qui s’adressaient à la tristesse ancienne que tu gardais toujours à fleur de peau malgré toi…
… C’était le son de la douleur qui s’oublie dans le chant.
Lu en janvier 2020