« La Fabrique des salauds » de Chris Kraus

Je vous parle aujourd’hui d’un OVNI avec ce roman:

 

 

Résumé de l’éditeur :

 

« Une poignée de douleur et de chagrin suffit pour trahir, et une seule étoile scintillant dans la nuit pour qu’un peu de lumière brille par intermittence dans toute cette horreur. »

Un roman hors normes, une fresque exubérante et tragique, pleine de passion, de sang et de larmes, qui retrace tout un pan du XXe siècle, de Riga à Tel Aviv en passant par Auschwitz et Paris.

À travers l’histoire de Koja, Hubert et Ev Solm, deux frères et leur sœur, sorte de ménage à trois électrique, Chris Kraus nous entraîne dans des zones d’ombre où morale et droiture sont violemment bafouées, et dresse en creux le portrait d’une Europe à l’agonie, soumise à de nouvelles règles du jeu.

Une œuvre impressionnante, magnum opus sur le déclin d’une époque et la naissance d’une nouvelle ère.

 

Ce que j’en pense :

 

L’histoire commence dans un hôpital : deux hommes partagent la même chambre, l’un atteint de fracture du crâne, avec en permanence une « soupape » pour drainer le liquide céphalorachidien pour éviter hypertension intracrânienne, hippie tout en cheveux, et l’autre, Koja, guère mieux loti car il a une balle dans le crâne impossible à extraire. Koja va raconter sa vie et celle de sa famille : épopée qui commence en 1905 pour s’achever autour de 1974.

On découvre ainsi la famille Solm, originaire de Riga. Lors des soulèvements de 1905, les bolchéviks s’en prennent à Großpaping le grand-père paternel, qui défend son église et périra noyé, assassiné par eux. Il a un fils artiste peintre qui a épousé la baronne won Schilling, qui a côtoyé le Tsar Nicolas II, au caractère bien trempé. Par opposition, le grand-père maternel est appelé Opapabaron.

De cette union naît Hubert, alias, Hub ou Hubsi pour les intimes, favorisé dès le départ : il est né le jour de l’assassinat de Großpaping donc béni des Dieux, surtout de sa mère. Ensuite vient Konstantin alias Koja auquel on fait comprendre que son aîné lui est nettement supérieur.

Enfin, Eva alias Ev’ une petite fille fait son entrée, dans la famille Solm. Ses parents sont morts pendant les premières émeutes ou échauffourées de Riga. Elle est confiée, via la nounou, à la famille Solm qui finira par l’adopter sans savoir (pas sûr) qu’elle est juive.

Le décor est planté pour la famille que l’on va suivre de Riga, ville où alterne les règnes passagers des populistes de tout bord. De persécutant on devient persécuté et le cycle recommence.

Hub est séduit par le nazisme, travaille en sous-main pour développer des services secrets pro-allemands. Fasciné par Heydrich, il grimpe les échelons pour arriver tout en haut de la hiérarchie (je ne vais pas vous infliger tous les grades allemands aux noms plus imprononçables les uns que les autres !). Koja traîne des pieds mais suit, sinon son frère n’hésitera pas à la trucider.

Koja qui est un artiste comme son père, est arrivé premier au concours des Beaux-arts, mais n’ayant pas la bonne nationalité, il sera rejeté et se tournera vers l’architecture, tout en continuant à peindre. Il va raconter au disciple de Gandhi toute l’horreur de la montée du nazisme en Lettonie, les horreurs commises en son nom, puis les exécutions en masse de juifs, puis les camps. On va côtoyer toute la fine fleur de Heydrich à Himmler, y compris les rencontres avec le Führer…

Et Ev’ dans tout cela ? Koja lui fait établir un parfait certificat d’aryanité, elle épouse un sbire du nazisme taré et violent, s’enrôle comme médecin au service du Reich et se fait engager… au camp d’Auschwitz en espérant s’occuper des prisonniers…

L’auteur décrit très bien les tentatives du Reich qui devait durer mille ans pour vaincre les russes, avec des opérations commandos pour tuer Staline, souvent délirantes, et Hub ne va pas hésiter à envoyer une amie russe de Koja , Maja, en URSS dans une opération qui ne peut que la détruire.

La haine entre les deux frères va loin, car Hub n’hésite pas à laisser Koja blessé sur place pendant la retraite. En fait, il a refusé d’être sauvé par son frère, préférant être arrêté par les Russes.

Tout aurait pu s’arrêter à la fin de la guerre et la mort de Hitler. Mais, après la guerre il faut reconstruire. Staline veille et manipule tout le monde. Koja va se retrouver prisonnier, victime de chantage par la Tcheka, le Kremlin devenant agent double, voir triple, car la création de l’état d’Israël va générer le Mossad…

J’ai adoré ce pavé car l’histoire de cette famille est passionnante, par les rivalités, entre les différents membres, la relation qu’entretiennent les deux frères avec Ev’ dont ils sont amoureux tous les deux….

Mais surtout, j’ai appris beaucoup de choses sur la vie des anciens SS !!! je croyais naïvement qu’ils étaient partis à la CIA, en Amérique du Sud pour inspirer certains dictateurs ou ailleurs et en fait, pas du tout, ils ont été mis au service des renseignements allemands (ils étaient si doués, pourquoi se priver d’un tel talent ?

Et on parlait de rapprochement franco-allemand (de Gaulle- Adenauer entre autres… J’espère que le grand Charles ne se doutait de rien) de construire l’Europe… on comprend mieux la puissance des néo-nazis en Germanie, les théories et l’antisémitisme a dû être bien entretenu dans ces familles…

J’ai toujours été une Européenne convaincue, mais là, ma confiance en a pris un sacré coup.

Les relations entre notre Hippie, branché non-violence, avec un mélange de Bouddhisme et d’Hindouisme et Koja à la gâchette facile met un peu de douceur dans cette fresque qui résume les trois-quarts du XXe siècle…

Je me suis rendue compte que je ne connaissais que superficiellement l’histoire de l’Allemagne d’après-guerre, donc sujet à creuser, et je vais peut-être enfin pouvoir lire des livres sur Staline, ce que j’ai toujours reporté à plus tard car il me fait encore plus peur que Hitler.

C’est très difficile de parler d’un tel livre, sans en dire trop, sans radoter, et cette chronique m’a pris beaucoup de temps. C’est un uppercut ou un scud que j’ai reçu en pleine face.

Ce livre, dont le thème est vraiment très dur, m’a énormément plu. Chris Kraus a fait un travail extraordinaire. Parfois, la lecture a été difficile car il ne nous fait pas grâce des atrocités commises par les uns et les autres.  C’est difficile de parler ainsi, mais ce roman est un vrai coup de cœur.

Le titre est on ne peut mieux choisi, la plume magnifique et la couverture est superbe.

Un immense merci à NetGalley et aux éditions Belfond qui m’ont permis de découvrir cette pépite et son auteur.

#Rentreelitteraire2019 #NetGalleyFrance

 

coeur-rouge-

 

L’auteur

 

Chris Kraus est né en 1963 à Göttingen, en Allemagne, et vit aujourd’hui à Berlin. Réalisateur, scénariste, écrivain, il a notamment étudié à l’Académie allemande du film et de la télévision de Berlin. Il est l’auteur de plusieurs œuvres cinématographiques qui lui ont valu de nombreux prix.

Son long-métrage « Quatre minutes » (2006) a obtenu un grand succès critique et commercial en France, et a été adapté au théâtre. Outre des fictions, Chris Kraus a également coréalisé un documentaire sur l’écrivain et réalisateur Rosa von Praunheim, Rosakinder (2012).

Chris Kraus est par ailleurs l’auteur de quatre romans. La Fabrique des salauds est son troisième ouvrage, paru en Allemagne en 2017, le premier à paraître en France.

 

Extraits

 

J’ai choisi des extraits uniquement dans la première partie pour donner envie de lire le livre sans trop divulgâcher.

 

Mon voisin de lit échevelé n’est contre rien du tout. Parce que l’opposition existentielle nuit à l’unité existentielle. Il croit au Bien. Pas au mieux, comme les idéologues. Mais au Bien. Tel le mahatma Gandhi.

 

Un manchot et un homme avec une balle dans la tête. À nous deux, nous comptons plus de cent trente ans, nous avons quatre jambes, trois bras et une femme. (L’hôpital ne vous confronte pas seulement au caractère éphémère de l’existence, mais aussi à sa vélocité : dans un bar dansant, par exemple, on ne remarquerait absolument pas à quelle vitesse on s’amenuise.)

 

Il s’agissait de dix-neuf cinq et de l’Empire russe vacillant dans lequel nous avions grandi. Ma mère disait toujours : Annus mirabilis. Pour elle, c’est ce qu’était l’année dix-neuf cinq, que nous n’appelions jamais dix-neuf cent cinq, car seuls les Allemands de l’Empire allemand parlaient ainsi. Pour maman, le temps est toujours resté quelque chose d’organique, qui a une volonté et un but propres, susceptible d’être bon ou mauvais, un peu comme une personne. Et en cette onzième année de règne de Sa Majesté le roi des empotés, le tsar Nicolas II, l’ordre sous toutes ses formes partait en fumée. La Russie était à feu et à sang, de Saint-Pétersbourg jusqu’aux provinces les plus reculées.

 

Mon grand-père, que nous avons toujours appelé Großpaping et qui, au contraire des autres pasteurs de sa circonscription, ne se décidait pas à fuir, parce qu’il n’aurait jamais laissé en plan la paroisse que Dieu lui avait confiée – autant laisser en plan Dieu en personne –, ce Großpaping du nom de Hubert Konstantin Solm (Huko pour ceux qui s’y risquaient) aurait été en train de travailler tranquillement à ses arbres fruitiers quand, par une chaude après-midi du mois d’août, une troupe de gueulards armés de faux marcha droit sur lui à travers le verger.

 

Maman allait quotidiennement se promener au marché avec son ventre arrondi, passant devant les rassemblements publics des socialistes, silhouettes fantomatiques et couvertes de cambouis dont les regards la rayaient, elle et sa couvaison, de la surface de la planète, car Anna Marie Sybille Delphine, baronne von Schilling, était une vraie, au sens fort du terme – une jeune fille de bonne famille, nourrie aux mamelles de la domination dès sa plus tendre enfance, qu’elle avait passée dans un château suspendu au-dessus de l’eau non loin de Reval.

 

Mais celle de mon frère eut la particularité de se produire au milieu du chaos et de l’hystérie. À dire vrai, ce fut plus une émanation qu’une naissance, car elle eut lieu le soir même et à l’heure précise où notre grand-père quittait ce monde. Chez les brahmanes comme vous, on parle de renaissance, et il est bien possible que mon frère, en pleine expulsion par la filière pelvienne, ait pris sur lui la souffrance de son illuminé de Großpaping qui, à une demi-journée de voyage de là, attendait son destin.

 

Mais une chose est vraie : alors qu’ils n’étaient encore que Hubsi et Koja, Hubert et Konstantin étaient déjà des systèmes solaires à la numérotation différente. Je ne suis né ni le jour de la mort de Großpaping, ni le jour de sa naissance, ni un dimanche, ni un jour de fête, en nul jour doté, pour ma famille, d’une signification quelconque. Je ne suis pas même un Solm d’août ou de décembre, comme les deux tiers de mes proches qui sont presque tous nés au cours de ces deux mois.

 

Lu en novembre-décembre 2019

 

CHALLENGE 1% 2019

25 réflexions sur “« La Fabrique des salauds » de Chris Kraus

    1. il est passionnant de bout en bout et j’ai appris beaucoup de choses sur l’Allemagne post nazis qui sont raides aussi 🙂 belle fresque en tout cas car l’auteur a su atténuer la violence avec les échanges entre Koja et son compagnon de chambre 🙂

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    1. c’est mon plus grand coup de cœur de l’année (peut-être même plus!) il est passionnant et on apprend beaucoup de choses (ou on complète certains manques)
      j’ai des notes partout et des surlignages à la tonne sur ma liseuse,je vais l’acheter quand il sera en occasion 🙂

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    1. franchement on oublie très vite l’épaisseur (j’ai dû regarder 2 fois à quel pourcentage de lecture j’étais, c’est tout) après on se laisse entraîner, mais comme je lisais beaucoup, j’alternais avec des livres plus soft, je n’aurais pas pu rester 12h d’affilée 🙂

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    1. c’est une excellente découverte pour moi, j’avais repéré la couverture sur NetGalley elle m’avait tapé dans l’oeil car pleine de symboles et le thème m’intéresse toujours….
      j’ai employé le terme fresque car c’est l’Histoire d’une grande partie du XXe siècle et l’histoire d’une famille où on retrouve tous les « prototypes » de l’époque 🙂

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    1. magnifique! je maintiens ce que j’ai écrit …
      je l’ai lu sur liseuse, mais je voulais garder une version papier (quand un livre me plaît autant je finis par l’acheter pour pouvoir me replonger dans des pages qui m’ont plu, au hasard parfois) et en plus, j’ai une tonne de surlignages notes, donc je viens de me l’acheter et je vais mettre tout à jour…
      Même ressenti avec « Les patients du docteur Garcia » …

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