« Les déracinés » de Catherine Bardon

Je vous parle aujourd’hui d’un livre magique, sorti en 2018, que je n’ai pas vu passer (un comble pour moi qui suis fascinée par cette époque de l’Histoire). Heureusement je l’ai découvert sur NetGalley qui le remettait à disposition du fait de la sortie de « L’Américaine »

 

 

 

Résumé de l’éditeur :

 

Des cafés viennois des années trente aux plages des Caraïbes, découvrez une formidable histoire d’amour et d’exil, et le destin exceptionnel d’Almah et de Wilhelm.

Vienne, 1932. Au milieu du joyeux tumulte des cafés, Wilhelm, journaliste, rencontre Almah, libre et radieuse. Mais la montée de l’antisémitisme vient assombrir leur idylle. Au bout de quelques années, ils n’auront plus le choix ; les voilà condamnés à l’exil. Commence alors une longue errance de pays en pays, d’illusions en désillusions. Jusqu’à ce qu’on leur fasse une proposition inattendue : fonder une colonie en République dominicaine. En effet, le dictateur local a offert cent mille visas à des Juifs venus du Reich.

Là, au milieu de la jungle brûlante, tout est à construire : leur ville, leur vie.

Fondée sur des faits réels, cette fresque au souffle admirable révèle un pan méconnu de notre histoire. Elle dépeint le sort des êtres pris dans les turbulences du temps, la perte des rêves de jeunesse, la douleur de l’exil et la quête des racines.

 

 

Ce que j’en pense

 

On va suivre l’histoire d’un couple et de sa famille dont on fait la connaissance en 1921, alors que Vienne rutile de mille feux, tandis que se profile la montée de l’antisémitisme, du nazisme. Il y a d’abord les moments heureux, la rencontre, de Wilhelm et Almah, leurs familles respectives qui ont pignon sur rue : Julius le père d’Almah est un chirurgien renommé, sa mère Hannah, musicienne, le père de Wil Jacob est imprimeur, autoritaire certes, mais qui laissera son fils choisir le métier qu’il veut, alors qu’il rêvait de lui laisser l’imprimerie familiale, dont la femme Esther est en apparence soumise.

Malgré, les corbeaux noirs qui se profilent à l’horizon, on va assister à leur mariage, à la synagogue ; l’antisémitisme rampant va monter crescendo, les violences, les insultes, et certains commencent à fuir dans l’exil ou le suicide ; les droits se réduisent de plus en plus mais chacun espère que cela va s’améliorer, ils sont là depuis des générations, occupent une place dans la société viennoise…

Il est difficile de prendre la décision de s’exiler en laissant les parents derrière soi, la culpabilité s’insinue… Un jour, Myriam, la petite sœur de Wil se fait traitée de « sale truie » et cela va précipiter sa décision de partir. Pour Almah, c’est impossible de partir en laissant ses parents à Vienne, mais Julius et Hannah vont décider d’en finir, la libérant de ses hésitations et de sa culpabilité.

Ainsi commence l’exil, le passage par la Suisse, où ils atterrissent dans un camp où ils vont rester environ un an, puis la traversée de la France direction Lisbonne, où la vie leur sourit un peu plus et enfin l’embarquement vers l’inconnu dans le bateau qui les emmènent en Amérique, où ils espèrent pourvoir rester, Myriam et son époux Aaron habitant New-York : ils découvrent l’humiliation, Ellis Island où les examine comme des animaux… Leur demande est rejetée, ils acceptent alors d’aller avec le groupe à la Dominique.

Tout construire dans l’île où règne le dictateur Trujillo. Ils vont créer une communauté manière Kibboutz, travaillant la terre, construisant un village sur une usine désaffectée…

Peu à peu la communauté augmente avec d’autres arrivées, notamment Svenja et son frère Mirawek, arrivés de l’Est, Emil, mais aussi Markus qui sera un ami solide pour Wil. Une belle histoire d’amitié entre Svenja, libre, volage, et Almah et en miroir celle de Markus et Wil… Des liens qui se renforcent autour de la création du journal, car ils ont dû renoncer à une partie de leurs rêves, le journalisme pour Wil, alors que sa femme peut encore exercer son métier de dentiste.

Almah est le moteur de ce couple extraordinaire qui résiste même s’il doit parfois s’arc-bouter pour tenir ; elle s’accroche à la vie même dans les pires moments…

Ils élèvent leurs enfants, Frederik, né à Vienne et Ruth, conçue probablement lors du « séjour » à Ellis Island, dans cette atmosphère de liberté et de créativité, mais ne parlent jamais du passé, de ceux qui sont restés à Vienne, voulant à tout prix les protéger dans cette bulle… Ruth est le premier bébé né dans la communauté, ce qui lui donne une aura, parfois dure à assumer pour elle.

Il faut se battre tous les jours pour faire sortir quelque chose de cette terre, avec des périodes de doute voire de suspicion car les semences sont imposées par … Monsanto (déjà), les vaccins et les antipaludéens par Bayer…

Un jour, le 23 février 1942, la nouvelle tombe : Stefan Zweig s’est suicidé. C’était le maître à penser de Wil, il l’admirait profondément Elle connaissait la passion maladive de Wilhelm pour l’écrivain autrichien qu’il avait interviewé avec tant de fierté autrefois. C’était lui qui lui avait donné le goût de la littérature et qui l’avait inspiré par son mode de vie…

Il va lui rendre hommage en publiant la lettre émouvante laissée par Stefan Zweig dans leur journal…

Catherine Bardon évoque aussi avec beaucoup de sensibilité les vagues de nostalgie (Sehnsucht) qui parfois remontent avec une odeur, un mot et les ramènent dix ans en arrière…

Mais peu à peu, la Communauté va s’éloigner des principes qui ont été à la base de sa construction, certains voulant vendre leurs produits directement, faire de l’argent…  Et les liens vont se distendre car il y aura la création de l’État d’Israël et certains, comme Svenja et son frère, partiront créer des Kibboutz avec gestion collective, comme si l’expérience de Sosua était le brouillon, la première mouture, mais où se situe la frontière entre réalité et idéal ?

Catherine Bardon aborde dans ce roman l’histoire de cette famille et de leurs amis, entre 1921 et 1961 (avec le procès de Eichmann) en nous rappelant en parallèle la grande Histoire, sans jamais, tomber dans la facilité, ou la caricature, nous livrant les états d’âme de chacun, en les reliant aux grands évènements, aux grands personnages de l’époque.

Elle ne nous brosse pas un tableau idyllique de l’île car le dictateur Trujillo (alias « le bouc » à cause de son appétit pour la chair fraiche) y règne avec une poigne de fer et le narcissisme et le culte de la personnalité sont bien là, même si la petite communauté est loin de la capitale.

Elle ne cherche pas à nous vendre un couple idéal à travers l’histoire de Wil et Almah : c’est un couple qui s’aime très fort car les liens qui se sont tissés entre eux sont basés (et renforcés) par toutes les épreuves qu’ils ont traversées, mais l’amour n’est jamais un long fleuve tranquille et ils auront tous les deux des blessures, des crises à traverser, ce en quoi ils nous ressemblent.

Un petit mot dur le style : l’auteure a choisi d’alterner le récit des faits et les notes du journal tenu par Wilhelm où il exprime son ressenti, ce qui donne une saveur particulière à son livre.

Etan donné ma passion pour cette époque de l’histoire, ce livre était pour moi, mais il m’a tellement emballée que j’ai du mal à faire une synthèse et ma critique, comme toujours dans ces cas-là part un peu dans tous les sens, tellement j’ai envie de partager mon enthousiasme.

J’ai adoré ce roman, volumineux mais qui se dévore, ces héros que je n’avais pas envie de quitter et dont j’ai appris à connaître les états d’âme, les personnalités. Je vais enchaîner avec le tome 2 « L’Américaine ». Je l’ai acheté pour avoir une version papier et revenir sur tous les passages que j’ai soulignés…

Vous l’avez compris, si vous ne l’avez pas lu, précipitez-vous…

Un immense merci à NetGalley et aux éditions « Les Escales » qui m’ont permis de découvrir ce livre magnifique.

#LesDéracinés #NetGalleyFrance

coeur-rouge-

 

 

L’auteur

 

Catherine Bardon est une amoureuse de la République dominicaine. Elle a écrit des guides de voyage et un livre de photographies sur ce pays, où elle a passé de nombreuses années. Elle vit à Paris et signe avec « Les Déracinés » son premier roman.

 

Extraits

 

Très difficile de choisir des extraits, tans les passages surlignés sont nombreux !

 

Avoir vingt-cinq ans à Vienne était un privilège. C’était une époque brillante et stimulante, qui était encore un vrai creuset de création et, somme toute, le berceau de la modernité de tout l’Occident. (1931)

 

Les Kahn, médecins de père en fils, vivaient à Vienne depuis cinq générations. Les aïeux de la mère d’Almah avaient émigrés de Russie au début du siècle précédent. Ils appartenaient à cette grande bourgeoisie juive qui se croyait à tort assimilée et gardait soigneusement ses distances…

… il (le père) était de ceux pour qui l’appartenance à une classe sociale et à une profession comptait bien plus que leur judaïté.

 

Elle était la pièce manquante du puzzle de ma vie, celle qui lui donnait tout son sens et sans laquelle l’image n’en aurait pas été lisible.

 

Nous cristallisions désormais l’hostilité de nos compatriotes, un rejet presque unanime que rien ne justifiait. A cause de nos racines, ils nous amalgamaient en une masse qui gommait nos individualités et anéantissait nos existences. 1935

 

L’ancienne Vienne, la ville tolérante et ouverte de mes jeunes années, la capitale cosmopolite de Zweig, n’était plus. La liberté d’expression n’y serait bientôt plus qu’un lointain souvenir. L’antisémitisme, chaque jour plus violent, se radicalisait. À croire qu’il était viscéralement ancré dans la mémoire collective de nos compatriotes.

Une espèce d’atavisme voulait que les vieux restent les gardiens du temple, tandis que les jeunes, porteurs d’avenir, allaient tenter leur chance sous des cieux plus bienveillants.

 

Wilhelm se mordit la lèvre. Il préférait rester dans le flou. Il se disait que pour émigrer, il fallait être soit très pauvre, soit très courageux. Or, il n’était ni l’un ni l’autre. Il admirait Myriam qui possédait le courage qu’il n’avait pas.

 

Viscéralement attaché à ma ville natale et à tout ce qu’elle symbolisait, j’espérais chaque jour l’embellie qui nous donnerait une bonne raison de rester.

 

Certains avaient choisi une forme de départ plus radicale, et je me demandais si cela relevait du courage ou de la lâcheté. Egon Friedell (philosophe, journaliste) s’était jeté par une fenêtre au lendemain de l’Anschluss. A Coblence, le mathématicien Albert Smolenskin s’était noyé dans le Danube, tandis que sa femme s’ouvrait les veines. Le corps médical n’échappait pas à la vague de suicides… 1938

 

Les nazis avaient trouvé la solution au « problème » juif : l’expulsion et la relocalisation hors du Reich, dans les pays prêts à les accueillir. A l’initiative de Roosevelt, une conférence internationale débuta le 6 juillet à Evian pour trouver des terres d’accueil…

… Un seul pays s’était porté candidat pour accueillir des Juifs : la République dominicaine. 1938

 

Julius et Hannah avaient choisi de quitter ce monde ensemble. Un geste d’amour l’un envers l’autre pour se protéger de ce qui devait advenir ? Un geste d’amour envers Almah qu’ils libéraient de ses attaches à Vienne ? 

 

Ils auraient voulu être déjà de l’autre côté de la frontière, que l’Autriche soit derrière eux, que c’en soit fini une bonne fois pour toutes. C’était un lent déchirement, une séparation qui s’étirait au fil des paysages qui défilaient. Rien ne les avait préparés à cette sensation qu’on les amputait d’une partie d’eux-mêmes.

 

C’était un accord gagnant-gagnant. D’un côté Trujillo développait son pays grâce aux capitaux juifs et au zèle européen. Au passage, il espérait blanchir une population trop sombre à son goût, un paradoxe pour le métis qu’il était. De l’autre, le projet était un laboratoire pour le Joint…

 

On se sentait si faible et si impuissant au milieu de l’océan, suspendus entre l’eau et le ciel, deux éléments bien trop vastes pour nous. Où étions-nous ? Au milieu de nulle part… Déjà partis et pas encore arrivés. En un point hasardeux, en suspension entre hier et demain, entre la vie et la mort, entre un pays qui nous expulsait et un pays qui ne savait pas encore qu’il allait nous accueillir.

 

Nous sommes un paradoxe. Un observateur étranger serait étonné de voir des paysans au cuir tanné par le soleil et aux mains abîmées par les travaux de la ferme discuter de Nietzsche, analyser les erreurs politiques de Dollfus, débattre des thèses de Herzl…

 

Ruth était comme investie d’une mission, porteuse d’un message. Je commençais à me dire qu’il était possible d’écrire une histoire heureuse sur un passé douloureux.

C’en était fini de baisser les yeux, d’essayer de passer inaperçus, de nous fondre dans le décor, de perdre de la substance. Nous n’’étions plus des mendiants gris. Nous avions retrouvé notre dignité, nous avions une nouvelle terre et une nouvelle famille, et c’était vertigineux.

 

Nous avions changé de paradigme, renonçant à tout le superflu mais à rien d’essentiel.

Peut-être touchions-nous au bonheur ?

 

Ce n’est pas en regrettant le passé qu’on le fait revivre, intervint Emil. Il n’y a que le présent qui se construit et il se réinvente à mesure que le passé lui cède la place.

 

C’est en s’attachant à ceux que l’on rencontre là que l’on refait sa vie, c’est à travers eux qu’on accède à une nouvelle identité.

 

Étions-nous une espèce de brouillon, de test à l’implantation en terre vierge des Juifs urbains ? Je doutais que l’expérience Sosua soit tout à fait concluante et je me demandais si notre Kibboutz allait faire long feu.

 

Il ne pleurait pas la mort de la plus grande gloire littéraire de l’Autriche, mais celle d’un homme qui symbolisait, à lui-seul, tout ce que sa ville et son pays avaient représenté pour lui, les élans de sa jeunesse envolée, les rêves et les illusions perdus, les disparus, ceux qu’il avait laissé sur son chemin, ceux dont il ne savait plus rien. Sa passion pour Zweig n’avait rien à voir avec la raison.

 

La guerre avait fait de Zweig un Juif errant mais il n’avait pas accepté d’être dépossédé de sa germanité et d’être réduit à sa seule identité juive. Il n’avait pas supporté le sort fait aux Juifs, ni son impuissance face à la destruction de son monde.

 

Le temps se contentait de dresser des remparts toujours plus hauts contre les ravages de la conscience et du souvenir. Derrière, le chagrin et la culpabilité guettaient la moindre faille. Il fallait tenir les souvenirs à distance pour être heureux.

 

On prétend que l’âme des morts survit aussi longtemps que quelqu’un est capable de prononcer leur nom. Je prononcerai les leurs en silence chaque jour de ma vie.

 

Cette année (1945), la pire depuis notre arrivée, nous rappelle que le malheur rôde toujours derrière le voile fragile et éphémère du bonheur. Le temps ne guérit que les plaies superficielles, les autres se rouvrent à la moindre alerte.

 

Sans racines, on n’est qu’une ombre…

 

Lu en juin 2019

26 réflexions sur “« Les déracinés » de Catherine Bardon

    1. l’histoire est très belle et l’auteure mélange habilement la petite et la grande Histoire, sans mièvrerie…
      Je suis sous le charme, j’avais l’impression de parcourir Vienne en tenant la main de Zweig (que j’adore, je suis une groupie!)
      en plus j’ai apprise beaucoup de choses sur la République Dominicaine (il était temps!) et cette expérience (tirée d’une histoire vraie..) 🙂

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    1. j’avais tellement de pages surlignées sur la liseuse que j’ai craqué illico sur la version poche (pleine d’annotations bien-sûr) en rédigeant ma critique, j’avais tellement d’extraits que j’ai dû tailler dans le vif…
      Bref j’ai adoré. Je ferai la même chose pour « L’Américaine » pour pouvoir retourner lire certaines pages…

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    1. il vient de sortir en poche! c’est un roman que je relirai sûrement car j’ai aimé le style l’histoire, et je ne connaissais pratiquement rien sur la République Dominicaine, donc cette partie-là m’a passionnée aussi
      je suis sous le charme… Et à Vienne (ville que j’aime beaucoup) j’avais l’impression de tenir la main de Stefan Zweig que j’aime énormément (l’émotion de Wil quand il apprend son suicide est bien retranscrite… un conseil fonce!!!!!

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    1. un vrai coup de foudre ! et comme toujours dans ces cas-là, j’ai peur de rater ma chronique car je veux dire trop de choses!
      l’auteure parle bien, sans en faire trop, ce qui est parfois le cas de la difficulté de l’exil, partir en laissant les anciens en sachant qu’on ne le reverra probablement pas mais en espérant quand même.
      Le procès d’Eichmann est bien évoqué, on sort du journalisme pur pour dire les émotions…
      il va falloir que je trouve une « cotation spéciale » pour ce genre de romans cela va au-delà des 5 étoiles 🙂

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  1. Il y a quelques mois j’ai emprunté ce livre à la médiathèque et je l’ai rendu très vite car je ne pouvais garder un tel livre pendant des mois. Je pense que l’histoire est passionnante, c’est mon ressenti après avoir lu quelques pages, mais il faut lui consacrer du temps que je n’ai pas. Je vais l’acheter et je pourrai le lire à mon rythme. Merci pour cette belle critique.

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    1. il faut du temps c’est vrai!
      j’apprécie la retraite pour cela, car pendant mes années travail, j’avais très peu le temps de lire, et surtout des livres pro alors j’ai du temps à rattraper… D’où la PAL démentielle d’ailleurs 🙂

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