Je partage aujourd’hui ma dernière lecture de 2018 avec le dernier roman de Serge Joncour:

Quatrième de couverture
L’idée de passer tout l’été coupés du monde angoissait Franck mais enchantait Lise, alors Franck avait accepté, un peu à contrecœur et beaucoup par amour, de louer dans le Lot cette maison absente de toutes les cartes et privée de tout réseau. L’annonce parlait d’un gîte perdu au milieu des collines, de calme et de paix. Mais pas du passé sanglant de cette maison que personne n’habitait plus et qui avait abrité un dompteur allemand et ses fauves pendant la Première Guerre mondiale. Et pas non plus de ce chien sans collier, chien ou loup, qui s’était imposé au couple dès le premier soir et qui semblait chercher un maître.
En arrivant cet été-là, Franck croyait encore que la nature, qu’on avait apprivoisée aussi bien qu’un animal de compagnie, n’avait plus rien de sauvage ; il pensait que les guerres du passé, où les hommes s’entretuaient, avaient cédé la place à des guerres plus insidieuses, moins meurtrières. Ça, c’était en arrivant.
Serge Joncour raconte l’histoire, à un siècle de distance, d’un village du Lot, et c’est tout un passé peuplé de bêtes et anéanti par la guerre qu’il déterre, comme pour mieux éclairer notre monde contemporain. En mettant en scène un couple moderne aux prises avec la nature et confrontés à la violence, il nous montre que la sauvagerie est un chien-loup, toujours prête à surgir au cœur de nos existences civilisées.
Ce que j’en pense
Dans ce roman, l’auteur alterne deux histoires, une qui se déroule en 1914, la guerre vient de commencer, les hommes et le bétail sont réquisitionnés, les femmes doivent prendre en main les travaux fermiers dans ce village d’Orcières perdu, maudit car plus rien n’y pousse, on a brûlé les sols à force de traitements pour le Phylloxera.
Un jour arrive un oiseau de mauvais augure : un pèlerin et sa mule qui se dirigent vers Saint-Jacques et font halte chez le docteur Manouvrier et sa femme Joséphine…
« Après une nuit courte le marcheur et sa mule étaient repartis à l’aube, ne doutant pas de cheminer comme ça jusqu’à Saint-Jacques, alors qu’ils fonçaient droit vers un jour de guerre. » P 19
Un dompteur allemand, déserteur en quelque sorte car il veut que ses fauves échappent à la réquisition, va s’installer avec lions et tigres, sur les hauteurs d’Orcières, donnant lieu à toutes sortes de spéculations, il faut bien nourrir ces animaux, que l’on entend hurler dans la plaine. Le récit en 1914 est centré sur Joséphine, la femme du médecin du village, qui sera une de première victime de la guerre et sur le dompteur.
En 2017, débarque dans cette même région, un couple, Lise, qui vient de réchapper d’un cancer et Franck : elle a trouvé une maison isolée dans les Causses loin de tout, pour se ressourcer, méditer, marcher communier avec la nature, elle en a assez de toutes ces pollutions : sonores, fumées des véhicules, ondes de toutes sortes, sans parler des phytosanitaires et des perturbateurs endocriniens et de l’incivilité actuelle.
Franck est très anxieux car pas de connexion Wi Fi alors que ses associés veulent le mettre sous la touche. Il est producteur de cinéma et fait face à deux jeunes loups, issus du milieu du jeu vidéo et qui ne cherchent qu’à récupérer son catalogue pour faire des affaires avec Netflix, l’avenir du cinéma selon eux.
J’ai adoré ce roman car Serge Joncour nous livre une très belle réflexion. Qu’y a-t-il de si différent entre la guerre de 14 qui a fait tant de morts et de violence, et le climat qui règne aujourd’hui ? On est toujours dans la violence, avec la guerre numérique qui a remplacé celle des chars, elle est plus subtile mais elle est là. La société actuelle n’est pas tendre, il y a de la violence, de la haine, de la jalousie.
Les prédateurs ont changé, avant c’était les souverains, « Ces filiations prodigieuses où le Kaiser était le neveu du roi d’Angleterre et le cousin du tsar, elles étaient sur le point d’exploser » qui voulaient agrandir leurs royaumes et envoyaient leur peuple au casse-pipe; maintenant les prédateurs ont pour nom Netflix, Amazon qui ont les dents aussi longues et veulent bouffer ceux qui n’ont pas les moyens de se défendre.
« L’image que Franck se faisait d’Amazon et Netflix, c’était celle de deux prédateurs mille fois plus gros que tout le monde, avec un appétit sans limite, deux super-prédateurs qui comme les loups régulent l’écosystème en éliminant d’abord les proies les plus faibles, les plus petites, les plus vulnérables, avant de s’imposer comme les maîtres absolus du jeu… » P 229
Serge Joncour évoque au passage le « conflit des générations » avec les jeunes loups, qui sont les associés aux dents longues de Franck, d’un égoïsme sans bornes, qui écrasent tout sur leur passage, pour encaisser le maximum d’argent et de notoriété, tellement imbus d’eux-mêmes qu’ils ne se remettent jamais en question : ils ont tous les droits ! en 1914, la solidarité était davantage présente, mais les gens du village se surveillaient, se jalousaient, la violence avait un exutoire au combat…
L ’homme est un loup pour l’homme. Dès que la société est en crise, elle a besoin d’un ennemi, une tête de turc, en 1914, un dompteur allemand, de nos jours un étranger que l’on stigmatise.
Au passage, j’ai adoré ce chien-loup, croisement d’un chien civilisé (!) et d’un sauvage, qui adopte Franck, lui révèle sa puissance potentielle, déclenchant une réaction vis-à-vis de ses associés.
La solitude peut être contrainte, le village s’est vidé de ses hommes, et leur absence résonne, ou elle peut être choisie, c’est le cas de Lise qui retrouve une sens à sa vie dans le contact avec la nature, la méditation, la vie saine. Qu’elle soit choisie ou pas, le silence est maître dans ce décor grandiose, un silence peut se révéler assourdissant.
Les chapitres se succèdent assez rapidement, alternant les deux périodes du récit, ce qui donne un rythme de plus en plus puissant, haletant.
La dépendance de certains personnages vis-à-vis de leur portable, du Wi-Fi, d’Internet est abordée de manière très drôle: circuler le bras tendu vers le ciel, à la recherche du réseau, en proie à la panique…
« Depuis des années, sans même qu’il s’en rende compte, aller sur Internet relevait du réflexe. Il en avait autant besoin que de café. »P 135
J’aime beaucoup Serge Joncour, car à chaque page on retrouve son amour de la Terre, de la Nature avec laquelle il communique, de son respect pour le monde rural qui ne l’empêche pas de se montrer parfois intransigeant et un peu caustique. On sent son écriture monter en puissance au fil des romans.
J’ai eu la chance de le rencontrer, lors d’une séance de dédicace à la bibliothèque et je suis restée sous le charme… Il en impose par la manière dont il parle de ses romans de la manière dont il écrit autant que par sa stature (il ne doit pas être loin des 1,90m).
Ce roman est un véritable coup de cœur, il me permet de terminer 2018 en beauté. Un des romans phare de cette rentrée littéraire, en ce qui me concerne.

Extraits
Ici au village les fils comme les pères se faisaient gagner par la hantise de devoir partir, comme une meute de chevreuils apeurés. Même là, au plus profond de la campagne la plus reculée, on voyait bien que le monde était soumis à l’inconséquence d’une poignée de régnants, tous cousins qui plus est, plus ou moins de la même famille…P 11
Ce samedi 1er août 1914, les hommes croyaient ne déclarer la guerre qu’aux hommes, portant ce n’est pas seulement une marée d’êtres humains qu’on envoya à la mort, mais aussi des millions d’animaux…
…tout ce que l’homme avait domestiqué de bêtes dociles et loyales se retrouva engagé dans la fureur des combats et devint une cible pour l’ennemi. P 26 et 27
Du jour au lendemain, les hommes basculèrent dans la barbarie et la fureur, et la mort, ce microbe peu subtil qui enjambe allègrement la barrière des espèces, faucha en quatre ans de guerre des générations d’hommes en même temps que des millions de chevaux, de bœufs et de mules, tout autant que des chiens, des pigeons et des ânes, sans compter tous les gibiers coincés dans la démence des feux… P 27
Pourtant, ce soleil rayonnant sur l’émeraude verni des collines l’émerveillait. Il y a des paysages qui sont comme des visages, à peine on les découvre qu’on s’y reconnaît. P 46
Des vignes pour lesquelles on aura tout tenter dans l’espoir d’éradiquer la malédiction. Mais, l’insecte jaune avait gagné la partie. Ici, comme partout, le phylloxéra avait anéanti le vignoble, signe qu’un minuscule insecte peut parfaitement changer la face du monde. P 50
… ici, c’est par la sueur des ancêtres que la terre calcaire était devenue arable. P 85
La nature de l’homme est de vite oublier les catastrophes passées, autant que de ne pas voir celles qui s’amorcent… dès qu’on vit avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, la peur qu’elle tombe est bien pire supplice que si elle chutait véritablement. P 87
C’est la guerre qui donne le goût des hommes aux loups… tout aura commencé par la guerre de Cent Ans, puis les guerres de Religion et celles de l’empereur, c’est les guerres qui leur donnent le goût de la chair de l’homme, dès qu’il y a une guerre, ils profitent que les hommes soient partis pour s’en prendre aux plus faibles, à chaque fois, ils attaquent, et la guerre, une fois encore, on est en plein dedans. P 98
… si par chance, un jour, il n’y avait plus de guerre, en supposant de faire cet énorme effort d’imagination, des loups il en faudrait toujours, qui à en réinventer ou à les faire revenir, car l’homme porte en lui le besoin de se savoir des ennemis et d’identifier ses peurs, ne serait-ce que pour fédérer les troupes. P 134
Les enfants servent à cela, à combler le silence, le vide, les humains ne font pas des enfants pour peupler le monde mais pour se prouver qu’ils existent. P 174
Puis un jour, l’irrationnel l’emporta. A la mi-octobre, le soleil baissa d’un coup comme c’est le cas tous les automnes, mais les anciens se mirent à décréter que cette ombre qui durait jusqu’à midi, cette fois c’était la faute de l’Allemand…
… Seulement, comme à tout malheur il faut un coupable, on rejeta tout sur le Boche, voilà qu’il était devenu le voleur de matins, il gardait le soleil pour lui, et plus on irait vers l’hiver, pire ce serait. P 210
… ils avaient à peine trente ans mais ils avaient faim, et justement, c’était ce côté « jeunes loups » qui lui avait plu. Mais là, après deux jours de recul, il était certain que ces deux-là relevaient du clan des charognards plus que des loups. P 225
Peut-être que, ces fauves leur communiqueraient un peu de leur irréductible force, comme s’il suffisait d’inspirer l’air des forêts pour devenir chêne soi-même. P 265
C’est par l’esprit que qu’un homme s’approche au plus près d’une femme, en faisant ce chemin qui va de l’égoïsme à la compréhension. P 265
« On s’aime mais on ne se le dit plus, on s’aime de telle manière qu’il n’y a même plus lieu de se le dire, de le penser… » c’est peut-être le stade ultime de l’harmonie, le seuil de la béatitude entre deux êtres, l’amour devenu à ce point naturel qu’il ne s’énonce même plus. P 295
Depuis le départ des hommes, leur silence hantait, un silence qui n’en finissait pas de dire qu’ils n’étaient plus là… Maintenant tout ce qu’on distinguait d’eux, c’était le silence qui régnait partout dehors, un silence déchiqueté par des cris de lions, c’était pire qu’un mort. Même les chiens n’aboyaient plus… P 366
En sentant le chien près de lui, Franck se sentit réconcilié avec cette ambiguïté fondatrice, dans la vie, il ne s’agit pas d’être le bon ou le méchant, tout comme dans les affaires, il ne s’agit pas prêter le flanc ou de mordre, il convient plutôt de toujours maîtriser les deux registres, en fonction des circonstances. Tout animal est fondé sur cette ambivalence. P 411
L’homme, c’est cette créature de Dieu qui corrompt et dilapide, qui se fait un devoir de tout salir et d’abîmer. Sans qu’il soit question de malveillance ou de jalousie, de frustration ou de colère, par sa seule présence un homme peut tout détruire. P 436
Lu en décembre 2018