Place aujourd’hui au dernier opus de Philippe Claudel :

QUATRIÈME DE COUVERTURE
« Le dimanche qui suivit, différents signes annoncèrent que quelque chose allait se produire. Ce fut déjà et cela dès l’aube une chaleur oppressante, sans brise aucune.
L’air semblait s’être solidifié autour de l’île, dans une transparence compacte et gélatineuse qui déformait çà et là l’horizon quand il ne l’effaçait pas : l’île flottait au milieu de nulle part. Le Brau luisait de reflets de meringue. Les laves noires à nu en haut des vignes et des vergers frémissaient comme si soudain elles redevenaient liquides.
Les maisons très vite se trouvèrent gorgées d’une haleine éreintante qui épuisa les corps comme les esprits. On ne pouvait y jouir d’aucune fraîcheur. Puis il y eut une odeur, presque imperceptible au début, à propos de laquelle on aurait pu se dire qu’on l’avait rêvée, ou qu’elle émanait des êtres, de leur peau, de leur bouche, de leurs vêtements ou de leurs intérieurs. Mais d’heure en heure l’odeur s’affirma. Elle s’installa d’une façon discrète, pour tout dire clandestine. »
CE QUE J’EN PENSE
J’ai terminé ce roman, il y a quelques jours et même si le thème m’a plu car il est hélas d’actualité, je reste mitigée ; j’ai bataillé pour rédiger ma critique, oscillant entre des réactions contradictoires…
Tout d’abord, les protagonistes sont vraiment caricaturaux : on a en gros les édiles : l’Instituteur, objecteur de conscience, le Maire corrompu, le Médecin qui cautionne, le Curé qui ne croit plus en rien, l’ancienne institutrice revêche qui ne supporte pas d’avoir céder son poste, des pêcheurs sans scrupules, sans oublier l’idiot du village… On note au passage que les villageois sont présentés comme des rustres !
Je sais que tous les moyens sont bons pour établir son pouvoir mais quand on voit jusqu’où peut aller le maire du village pour satisfaire ses propres besoins et ambitions, on reste sans voix. Seul compte pour lui son projet de thermes et le fric qui va avec, alors on assiste à des manipulations en tous genres, le tout nappé d’une bonne dose de délation, de calomnies, pour aboutir au procès truqué de l’instituteur accusé de viol sur une élève : c’était le seul habitant du village à ne pas être natif de l’île donc un Étranger, la pièce à sacrifier…
« Vous avez compris ma pensée, reprit le maire, et vous savez bien que je ne suis ni un salaud ni un homme dénué de cœur. Mais, ce n’est pas moi qui ai crée la misère du monde, et ce n’est pas à moi seul non plus de l’éponger. » P 55
Ce roman m’a rappelé bien sûr, les grands mythes sacrificiels, Antigone, Iphigénie … que ne ferait-on pas pour s’attirer la clémence des Dieux et justifier les bassesses ?
Comment réagir après ce qui est arrivé à l’Instituteur ? Ce n’est pas si simple, le Médecin par exemple sent en permanence une odeur de pourriture qui émane de lui et qui ne semble pas perturber les autres, la mauvaise conscience, la culpabilité s’infiltrent dans sa pensée : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn »
On retombe à nouveau sur les grands mythes : Le supplice de Prométhée dont le foie repousse au fur et à mesure que l’aigle le lui dévore) ou le mythe de Sisyphe qui remonte un rocher qui toujours redescend…
En fait, on peut prendre tout ce récit au premier, au deuxième ou même au ixième degré tant les allusions sont constantes.
En tout cas, c’est une île qui porte bien son nom : ses habitants se comportant comme des chiens (je présente mes excuses à mes amis les chiens, car l’idée d’associer cet animal à la méchanceté me hérisse, mais c’est une expression courante, comme traiter les hommes de cochons d’ailleurs). Cette île est noire car un volcan, le Brau, se manifeste régulièrement, noire tout comme l’âme des habitants…
Philippe Claudel s’érige en donneur de leçon, fustige le comportement des passeurs, la lâcheté des habitants de l’île vis-à-vis des migrants qu’on laisse mourir comme des chiens sur la plage, tente de culpabiliser le lecteur au passage. En fait, en caricaturant et fustigeant de cette manière, il pousse ceux qui se sentent impuissants devant le drame des migrants et l’arrogance des Occidentaux, à se culpabiliser davantage encore, alors que ceux qui vivent des trafics ou ceux qui rejettent les Étrangers, resteront indifférents…
J’aime beaucoup Philippe Claudel, mais ce roman m’a hérissée à force d’être caricatural, et cette lecture m’a soulevé le cœur presque du début à la fin. Il va en rester une frustration, une impuissance renforcée et je ne vois pas ce qu’il a tenté de prouver au fond, à part pousser un grand cri de colère…
Je trouve ce roman clivant et je pense que les avis vont faire le grand écart : il sera encensé ou rejeté…
EXTRAITS
Je suis certain que vous vous poserez tôt ou tard une question légitime : a-t-il été le témoin de ce qu’il nous raconte ? Je vous réponds oui, j’en ai été le témoin. Comme vous l’avez été mais vous n’avez pas voulu voir. Vous ne voulez jamais voir. Je suis celui qui vous le rappelle. Je suis le gêneur. Je suis celui à qui rien n’échappe. Je vois tout. Je sais tout. Mais je ne suis rien et j’entends bien le rester. Ni homme, ni femme. Je suis la voix, simplement. C’est de l’ombre que je vous dirai l’histoire.
Les faits que je vais vous raconter ont eu lieu hier. Il y a quelques jours. Il y a un an ou deux. Pas davantage. J’écris « hier » mais il me semble que je devrais dire « aujourd’hui ». Les hommes n’aiment pas l’hier. Les hommes vivent au présent et rêvent de lendemains. P 10
C’était le mot de mon enfance. D’une époque où, sur les bancs de l’école, on m’a parlé des Peaux-Rouges, des Jaunes, des Blancs et des Nègres. On m’a appris ainsi le monde. Cela n’empêchait pas le respect. Chacun des hommes de chacune de ces couleurs est un enfant de Dieu. La haine ni le mépris ne résident dans les mots, mais dans l’usage qu’on en fait. P 59 Dixit le curé : politiquement correct
Mais le métier de ces hommes (politiques) est de parler tout le temps, de parler et de ne jamais écouter qui leur parle, de ne jamais s’arrêter de parler, de vivre dans la parole, même la plus creuse et qui devient un bruit inepte et enjôleur, le chant moderne des Sirènes. P 65 Dixit le curé
Les dernières vignes s’épuisent une centaine de mètres plus bas et leurs ceps sont tellement rabougris et courbés sur eux-mêmes qu’on pourrait presque entendre leur plainte d’avoir à pousser très profond leurs racines pour trouver le peu d’eau nécessaire à leur survie. P 70
C’était toujours pareil avec les hommes qui ont étudié. Le Maire se disait que si le monde tournait si mal, c’était la faute aux hommes comme l’Instituteur, empêtrés d’idéaux et de bonté, qui cherchent jusqu’à l’obsession l’explication du pourquoi du comment, qui se persuadent de connaître le juste et l’injuste… P 81
… Il (le Maire) avait obtenu ce qu’il désirait. Ça n’avait pas été difficile. Quelques promesses mineures, deux ou trois billets, et puis parfois, quand cela n’avait pas suffi, le rappel que l’Instituteur n’était pas d’ici. Qu’il n’était pas né sur l’île. Qu’il n’était pas comme eux. Il n’y avait qu’à l’écouter ou le regarder. C’était le meilleur argument en somme, celui de la naissance, de la communauté, des origines. C’est avec cela que les civilisations se sont construites et fortifiées. P 85
Au-dessus, il y avait Dieu sur son nuage, qui les (les hommes) créait, regardait, les sauvait ou les perdait. Et puis l’homme s’est cru malin. Il a délogé Dieu. L’a fichu à la poubelle. A vécu quelque temps grisé par son petit meurtre, puis s’est rendu compte du vide qu’il avait créé. Le propre de l’homme est de toujours agir trop vite. Toujours. Ça a commencé à lui faire peur tout cet espace vacant. Il a essayé de réchauffer de vieux plats, mais tout avait un goût de brûlé. Là, il a eu vraiment peur. Il s’est réfugié dans la seule chose qui lui restait : le Progrès. P 122
Donnez du feu du fer et un marteau à un homme, il va en deux temps trois mouvements forger une chaîne pour attacher un autre homme qui lui ressemble comme un frère et le tenir en laisse, ou une pointe de lance pour le tuer, plutôt que fabriquer une roue ou un instrument de musique. P 123
La politique est sale. Elle n’est pas la morale. Certains hommes choisissent de rester propres, tandis que d’autres assument de se salir les mains. Il faut des deux, même si on respecte toujours les premiers et en vient à haïr les seconds… P 149
Le monde est devenu commerce, vous le savez. Il n’est plus un champ du savoir. La science a peut-être guidé l’humanité pendant un temps, mais, aujourd’hui, seul l’argent importe. Le posséder, le garder, l’acquérir, le faire circuler… P 224
LU EN MAI 2018