Étant toujours perplexe devant le choix des Goncourt, j’avais moyennement envie de lire ce récit, mais, il me faisait de l’œil sur la table consacrée aux nouveautés à la bibliothèque et pour une fois, dans l’indifférence générale, (pas de liste d’attente ce qui est rarissime !) :
Quatrième de couverture
Ils étaient vingt-quatre, près des arbres morts de la rive, vingt-quatre pardessus noirs, marron ou cognac, vingt-quatre paires d’épaules rembourrées de laine, vingt-quatre costumes trois pièces, et le même nombre de pantalons à pinces avec un large ourlet. Les ombres pénétrèrent le grand vestibule du palais du président de l’Assemblée ; mais bientôt, il n’y aura plus d’Assemblée, il n’y aura plus de président, et, dans quelques années, il n’y aura même plus de Parlement, seulement un amas de décombres fumants.
Ce que j’en pense
Le 20 février 1933 vingt-quatre grands patrons sont conviés au palais du président de l’assemblée, le parti nazi a besoin d’argent pour sa campagne et leur demande de mettre la main à la poche, ce qu’ils vont faire : Opel, Krupp, Siemens etc…
Quelques années plus tard, bien installé au pouvoir, Hitler après avoir mis son pays au pas, veut étendre son emprise sur l’Europe, variant les stratégies, les visites de courtoisie ( avec Halifax) alternant avec les manœuvres d’intimidations, tendu vers un objectif : augmenter l’espace vital en annexant l’Autriche et la Tchécoslovaquie.
L’entrevue du Berghof entre le chancelier autrichien Schuschnigg, lui-même dictateur patenté, est une véritable scène d’anthologie : ce dernier arrive en tenue de skieur pour passer inaperçu et se rend compte trop tard, qu’il est tombé dans un piège.
« Ainsi, pendant que l’Autriche agonise, son chancelier, déguisé en skieur, s’éclipse de nuit pour un improbable voyage, et les Autrichiens font la fête. » P 35
Durant, l’entrevue, Hitler insulte l’Autriche, vocifère, humilie le chancelier autrichien qui reste médusé et ne tente même pas de discuter ou de justifier quoi que ce soit. Le führer veut lui extorquer un traité pour justifier l’annexion, et il assure vouloir négocier tout en affirmant qu’il ne changera pas le moindre détail du texte déjà écrit !
Tous les postes-clés du gouvernement autrichien seront aux mains de nazis patentés, notamment Seys-Inquart en tant que ministre de l’intérieur qui occupera les postes les plus prestigieux et qu’on retrouvera au procès de Nuremberg, où il affirmera n’avoir rien fait !
L’armée allemande va donc foncer vers l’Autriche, telle un rouleau compresseur, accueillie par la foule en liesse (on a pris bien soin d’éliminer tout opposant) mais, la machine bien huilée soudain se met à tousser : une panne générale paralyse toute la progression !
Eric Vuillard décrit avec talent, la machine de propagande mise en place par Goebbels, le comportement vulgaire de von Ribbentrop lors d’un dîner chez Chamberlain, où il va monopoliser la parole, alors que la courtoisie de ses hôtes les empêche de le mettre à la porte. De retour dans sa voiture, il éclate de rire, la manœuvre a réussi : au même moment l’Autriche est envahie.
Ce livre relate le déroulement de l’Anschluss dans les détails, explorant le comportement de Goering, les écoutes trafiquées, toute la désinformation et la manipulation de la foule qui a accueilli « ses libérateurs » et en même temps rend hommage à ceux qui ont compris ce qui se passait : « il y eut plus de mille sept cents suicides en une seule semaine. Bientôt, annoncer un suicide dans la presse deviendra un acte de résistance. » P 135
Eric Vuillard alterne le récit chronologique et ce qu’il adviendra plus tard des protagonistes : le procès de Nuremberg, le devenir de Schuschnigg, celui des patrons qui sont allés puiser de la main d’œuvre dans les camps de concentration, pour faire tourner leurs usines, mais qui tombent des nues, ils ne savaient rien ! ces mêmes patrons qui ont financé les nazis, vont rechigner sans vergogne lorsqu’il s’agira d’indemniser les survivants…
Je retiens aussi cette anecdote assez savoureuse : en arrivant à Berschtesgaden, Lord Halifax en descendant de sa voiture, ôte son manteau et le remet à celui qu’il croit être un valet et n’est autre que Hitler himself !
Enfin, Eric Vuillard fait une allusion emplie de symbole à Louis Soutter dans son asile de Ballaigues « en train de dessiner avec les doigts sur une nappe en papier un de ses danses obscures. Des pantins hideux et terribles s’agitent à l’horizon du monde où roule un soleil noir. Ils courent et fuient en tous sens, surgissant de la brume, squelettes, fantômes. » P 49
Vous l’aurez compris, j’ai beaucoup aimé ce récit historique traitant d’une période de l’Histoire qui m’intéresse ; il est venu combler quelques-unes de mes lacunes dans le déroulé de l’Anschluss. Le style de l’auteur me plaît, ainsi que sa manière de raconter, ses phrases qui percutent et retransmettent bien le langage incisif, brutal du Troisième Reich.
Je comprends que les avis puissent diverger car il s’adresse davantage aux amoureux de l’Histoire…
Extraits
Une entreprise est une personne dont tout le sang remonte à la tête. On appelle cela une personne morale. Leur vie dure bien au-delà des nôtres. Ainsi, ce 20 février où Wilhelm médite dans le petit salon du palais du président du Reichstag, la compagnie Opel est déjà une vieille dame. Aujourd’hui, elle n’est plus qu’un empire dans un autre empire… P 15
… puis il évoqua de nouveau les élections du 5 mars. C’était là une occasion unique de sortir de l’impasse où l’on se trouvait. Mais pour faire campagne, il fallait de l’argent ; or, le parti nazi n’avait pas un sou vaillant et la campagne électoral approchait. A cet instant, Hjalmar Schacht se leva, sourit à l’assemblée, et lança : « Et maintenant messieurs, à la caisse ! » p 23
Vers onze heures du matin, après quelques moulinets de politesse, les portes du bureau d’Adolf Hitler se referment derrière le chancelier d’Autriche. C’est alors qu’à lieu une des scènes les plus fantastiques et grotesques de tous les temps. Nous n’en avons qu’un témoignage. C’est celui de Kurt von Schuschnigg. P 39
Le corps est un instrument de jouissance. Celui d’Adolf Hitler s’agite éperdument. Il est raide comme un automate et virulent comme un crachat. P 48
Sur le papier l’Autriche est morte ; elle est tombée sous tutelle allemande. Mais, comme on le voit, rien ici n’a la densité du cauchemar, ni la splendeur de l’effroi. Seulement l’aspect poisseux des combinaisons et de l’imposture. Pas de hauteur violente, ni de paroles terribles et inhumaines, rien d’autre que la menace brutale, la propagande, répétitive et vulgaire. P 69
C’est curieux comme jusqu’au bout les tyrans les plus convaincus respectent vaguement les formes, comme s’ils voulaient donner l’impression de ne pas brutaliser les procédures, tandis qu’ils roulent ouvertement par-dessus tous les usages. On dirait que la puissance ne leur suffit pas et qu’ils prennent un plaisir supplémentaire à forcer leurs ennemis d’accomplir, une dernière fois, en leur faveur, les rituels du pouvoir qu’ils sont en train d’abattre. P 79
… alors que les grandes démocraties semblent ne rien voir, que l’Angleterre s’est couchée et ronronne, que la France fait de beaux rêves, que tout le monde s’en fout, le vieux Miklas; à contrecœur, finit par nommer le nazi Seys-Inquart chancelier d’Autriche. Les plus grandes catastrophes s’annoncent souvent à petits pas. P 84
Hitler est hors de lui, ce qui devait être un jour de gloire, une traversée vive et hypnotique, se transforme en encombrement. Au lieu de la vitesse, la congestion ; au lieu de la vitalité, l’asphyxie ; au lieu de l’élan, le bouchon. P 109
Car ce n’était pas quelques tanks isolés qui venaient de tomber en panne, ce n’était pas juste un petit blindé par-ci par-là, non c’était l’immense majorité de la grande armée allemande ; et la route était maintenant entièrement bloquée. Ah mais on dirait un film comique : un Führer ivre de colère, des mécanos courant sur la chaussée, des ordres hurlés à la hâte dans la langue rappeuse et fébrile du Troisième Reich. P 110
Et ce qui étonne dans cette guerre, c’est la réussite inouïe du culot, dont on doit retenir une chose : le monde cède au bluff. Même le monde le plus sérieux, le plus rigide, même le vieil ordre, s’il ne cède jamais à l’exigence de justice, s’il ne plie jamais devant le peuple qui s’insurge, plie devant le bluff. P 118
Lu en décembre 2017
Je suis passée totalement à côté de ce livre que j’ai d’ailleurs du mal à qualifier de roman.
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en fait ce n’est pas un roman, c’est un récit historique donc il faut aimer l’Histoire
de toute manière, le choix des Goncourt est toujours bizarre 🙂
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Le roman d’Olivier Gguez me faisait davantage envie que celui-là, mais à force de lire des avis positifs sur ce titre, il est passé en tête !
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finalement j’ai préféré celui-ci à celui d’Olivier Guez!
c’est un récit historique (je me répète 🙂 )
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Je me le note ! 😉
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il est bien écrit, et les protagonistes sont bien étudiés.
Je l’ai dévoré 🙂
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Tu le sais, je n’aime pas les récits historiques mais ta critique donne envie de le lire.
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Il est très court et bien écrit donc très agréable en plus d’être instructif!
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