« Cette chose étrange en moi » de Orhan Pamuk

Je me suis enfin décidée à lire un roman d’Orhan Pamuk, et ce roman fait partie des livres de la rentrée littéraire 2017 alors…

 Cette chose étrange en moi de Orhan Pamuk

 

Quatrième de couverture

Comme tant d’autres, Mevlut a quitté son village d’Anatolie pour s’installer sur les collines qui bordent Istanbul. Il y vend de la boza, cette boisson fermentée traditionnelle prisée par les Turcs.

Mais Istanbul s’étend, le raki détrône la boza, et pendant que ses amis agrandissent leurs maisons et se marient, Mevlut s’entête. Toute sa vie, il arpentera les rues comme marchand ambulant, point mobile et privilégié pour saisir un monde en transformation. Et même si ses projets de commerce n’aboutissent pas et que ses lettres d’amour ne semblent jamais parvenir à la bonne destinataire, il relèvera le défi de s’approprier cette existence qui est la sienne.

En faisant résonner les voix de Mevlut et de ses amis, Orhan Pamuk décrit l’émergence, ces cinquante dernières années, de la fascinante mégapole qu’est Istanbul. Cette « chose étrange », c’est à la fois la ville et l’amour, l’histoire poignante d’un homme déterminé à être heureux.

Ce que j’en pense

Ce roman est intense, haut en couleurs, et très bien écrit dans lequel on fait la connaissance de toute une famille et d’une ville : Istambul.

L’histoire démarre par une action en 1982 : Melvut enlève dans des conditions rocambolesques une fille dont  il est tombé amoureux après avoir croisé son regard lors d’un mariage, et à laquelle il a écrit de nombreuses lettres avec la complicité d’un cousin. A -t-il enlevé la bonne personne ?

La famille est intéressante : Mustafa, le père de notre héros Mevlut a quitté son village d’Anatolie en même temps que son frère Hasan, et chacun aura un destin et des conditions de vie différents, la femme et les enfants resteront au village alors que toute la famille de Hasan viendra vivre avec lui, ce qui modifiera leur évolution dans cette immense métropole qu’est Istamboul.

Orhan Pamuk rend un vibrant hommage à Istambul, en restant toujours lucide. J’ai adoré me promener dans cette ville, dans les pas de Mevlut, la voir évoluer, sur plus de trente ans. Ce héros qui reste pur, parfois naïf, alors que règne la corruption, la roublardise est touchant même si on l’aimerait parfois plus énergique, mais il reste fidèle à ses valeurs.

L’auteur découpe son histoire en plusieurs périodes, entre 1969 et 2012, et il entrecoupe son récit pour donner l’avis des différents protagonistes, ce qui est original et affine les différents ressentis. De plus, il s’adresse souvent au lecteur, et l’emporte, le fait participer.

On imagine sans peine cet enfant qui arpente les rues avec sa perche, ses plateaux de yaourts ou de Boza en équilibre, bien trop lourd pour lui, criant « Boo Zaa », dans les pas de son père, vendeur ambulant. Le cœur de Mevlut bat au rythme de celui d’Istambul, dont il connaît le moindre recoin et il y a une telle osmose entre eux qu’ils ne font plus qu’un.

La ville a changé durant toutes ces années, les collines se sont recouvertes de maisons construites sommairement, sans permis : on borne la nuit, on rajoute des étages de manière à rendre la destruction difficile et obtenir un permis de la mairie. On retrouve les mêmes « arrangements » avec l’électricité, les lignes sauvages…

Le statut de la femme est bien abordé : les mariages arrangés, les fugues pour pouvoir y échapper, les enfants pas toujours désirés, les difficultés de la vie de tous les jours… les personnages féminins sont très différents et ma préférence va à Rayiha qui s’épuise dans la préparation du pilaf que Mevlut va vendre dans les rues, tout en s’occupant de la maison, des filles, et dont la sagesse, le sens des réalités et la lucidité viennent contrebalancer la « naïveté » de son époux…

Orhan Pamuk décrit les coups d’état, la montée de l’intégrisme, le tremblement de terre mais ne cite et ne juge personne, c’est au lecteur de se forger son opinion. Il évoque les communautés qui ont dû fuir : les Grecs chassés de la ville en une seule nuit, ou le sort réservé au Kurdes, Alevis qu’on accuse d’avoir placé une bombe à la mosquée pour se livrer à des expéditions punitives…

Il m’a fallu une cinquantaine de pages pour bien entrer dans l’histoire et me familiariser avec les noms turcs : noms de famille mais aussi noms des quartiers d’Istambul, de certaines spécialités… et ensuite, l’immersion a été totale, je n’avais plus envie de le lâcher et je tournais les pages au ralenti pour faire durer le plaisir.

L’auteur nous facilite la tâche en nous proposant d’entrée un arbre généalogique des familles de même qu’un glossaire comprenant leurs noms et les pages les plus importantes qui leur sont consacrées ainsi qu’un récapitulatif chronologique mêlant l’histoire d’Istamboul à celle de la famille.

Je suis sortie subjuguée de cette lecture, littéralement envoûtée, tant l’écriture est belle, musicale, pleine de poésie. J’ai adoré ce roman et je pourrais en parler pendant des heures, tant les thèmes abordés sont riches et multiples. Conquise par cet écrivain, qui a reçu le Nobel en 2006, je vais continuer à explorer son œuvre. Un seul regret, avoir attendu si longtemps…

https://www.la-croix.com/Culture/Livres-et-idees/Cette-chose-etrange-moi-dOrhan-Pamuk-2017-08-31-1200873200

 

Extraits

A vingt-cinq ans, il enleva une fille de son village ; ce fut quelque chose d’étrange qui détermina toute son existence. P 20

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Pour une bonne compréhension de notre histoire, je reviendrai de temps en temps sur ces deux caractéristiques de notre héros que sont sa figure enfantine, aussi bien dans sa jeunesse qu’après la quarantaine, et la propension des femmes à le trouver beau. Quant à son caractère foncièrement optimiste et plein de bonne volonté – sa naïveté selon certains – vous pourrez le constater par vous-même sans que j’ai spécifiquement besoin de le rappeler. P 20

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Boza : « boisson asiatique traditionnelle obtenue à partir de millet fermenté, d’une consistance épaisse, de couleur jaunâtre, agréablement parfumée et légèrement alcoolisée » P 34

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Mevlut voyait bien que toute la famille Aktas qui avait émigré au complet de son village, en vendant tout (bétail, jardin et maison) mènerait ici une existence heureuse ; et il éprouvait de la colère, de la honte envers son père qui n’avait encore rien réussi de tel et dont le comportement ne témoignait pas d’une quelconque intention d’y parvenir. P 77

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Une bonne éducation abolit la différence entre riches et pauvres. P 95

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En ville, on pouvait être seul au milieu de la foule. Et ce qui fait qu’une ville est une ville, c’est justement la possibilité de se fondre dans la foule et d’y cacher son étrangeté. P 133

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Lorsqu’il dit « oui » à l’officier d’état civil qui procédait au mariage, Mevlut sentit qu’il pourrait remettre en toute confiance sa vie entière entre les mains de Rayiha et se fier à son intelligence. Il comprenait que se couler dans le sillage de son épouse sans s’inquiéter de rien – comme ce serait le cas durant tout leur mariage – lui faciliterait la vie et rendrait heureux son enfant intérieur. P 270

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C’étaient des mensonges émis pour le cérémonial: dire des mensonges ne signifiait pas que nous n’étions pas sincères. Nous étions compréhensifs de ce qui était personnel,  et respectueux de ce qui était officiel. P 350

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Après les journées des 6 et 7 septembre 1955, à l’époque du conflit chypriote, après que les églises, les magasins eurent été saccagés et pillés, les prêtres pourchassés et les femmes violées par des hordes armées de bâtons et de drapeaux, les Grecs d’Istambul partirent en Grèce; en 1964, ceux qui n’avaient pas pu le faire furent contraints par un décret de l’Etat d’abandonner leur maison et le pays dans un délai de vingt-quatre heures. P 362

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EN VILLE, LA VIE PUISE SA PROFONDEUR DANS LES TREFONDS DE CE QUE NOUS CACHONS. Je suis né dans cette ville, j’ai passé toute ma vie dans ces rues. P 537

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Mevlut n’était pas sans penser que sa plus grande force dans sa vie, c’était son optimisme – un optimisme que d’aucuns taxaient de « naïveté » – sa capacité à tout prendre à la légère, à voir la vie du bon côté. P 579

                                                                * * *

 

 

Lu en octobre novembre 2017

11 réflexions sur “« Cette chose étrange en moi » de Orhan Pamuk

    1. j’ai eu du mal à enchaîner avec un autre roman, car envie de continuer à être sous le charme.
      j’insiste sur le fait qu’il faut s’accrocher, tenir une cinquantaine de pages pour se familiariser avec les noms, les consonances turques… mais il nous facilite les choses 🙂

      Aimé par 1 personne

    1. il faut juste s’accrocher une cinquantaine pages peut-être un peu plus et après immersion totale (un jour, j’ai lu plus de cent pages!)
      je regrette vraiment d’avoir attendu mais je ne savais pas quel roman commencer!

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